Candice Van Lancker, directrice du programme culture et éthique du numérique du Groupe VYV et Jérôme Giusti, avocat spécialiste en droit de la propriété intellectuelle et en droit des nouvelles technologies, de l’informatique et de la communication, fondateur associé du cabinet Metalaw, s’interrogent sur la nécessaire régulation du numérique, lors de la conférence d’Intelligence Juridique de l’Ecole de Guerre Economique, conçue et animée par Véronique Chapuis, directrice du MBA Intelligence Juridique EGE et fondatrice LEX Colibri, société spécialisée en Intelligence Juridique.
L’Intelligence juridique est la clé pour que les juristes acquièrent un goût pour la prospective et l’innovation, démarche que Jérôme Giusti a adopté depuis plusieurs années au contact de ses clients, entreprises innovantes, notamment dans le numérique. Le droit n’est pas une simple technique. Le droit est avant tout une stratégie. Pour l’avocat, en l’occurrence, il ne s’agit pas seulement de proposer aux entreprises un accompagnement opérationnel mais aussi de les éclairer sur la perception des enjeux stratégiques du droit dans notre société.
La croissance économique ne peut pas se fonder sur une irresponsabilité juridique. C’est là le vice originel de l’économie numérique auquel la régulation du numérique doit aujourd’hui répondre. La directive européenne « commerce électronique » de l’an 2000 a créé une irresponsabilité juridique par défaut pour les grands opérateurs du numérique, appelés à l’époque « fournisseurs d’accès à internet et prestataires de services d’hébergement », en leur imposant une obligation d’agir uniquement dans le cas où ils ont connaissance des infractions ou des contenus illicites, et encore seulement sous certaines conditions. En 2004, la loi pour la confiance dans l’économie numérique, transposant cette directive dans le droit français, a confirmé ce principe d’irresponsabilité a priori, en voulant préserver une économie considérée comme naissante. La loi Axelle Lemaire en 2016 a essayé de rectifier erreur initiale mais elle n’est malheureusement pas allée assez loin. L’Europe a enfin pris conscience que la croissance économique ne peut pas se fonder sur un tel présupposé d’irresponsabilité. Deux projets de texte ont été annoncés par la Commission européenne en décembre 2020, avec les projets de Directive Digital Services Act (DSA) et de Directive Digital Market Act (DMA). La vice-présidente de la Commission européenne l’a énoncé très clairement : « Ce qui est illégal dans le monde physique doit l’être dans le monde du digital. »
L’industrie numérique ne peut en effet pas continuer à se démarquer des industries traditionnelles qui, elles, sont responsables des choses qu’elles ont sous leur garde, responsables de leurs salariés et responsables de leurs productions. Et même parfois sans faute ! C’est ce que le droit a mis deux siècles à construire. Dans le monde numérique, les plateformes ne sont responsables ni de leur commerce, ni de leur activité, ni de certains de leurs employés. En outre, les grandes plateformes se servent elles-mêmes les premières et empêchent les nouveaux entrants d’utiliser leurs « facilités ». Elles portent ainsi bien souvent directement atteinte à la libre concurrence. En créant des standards, elles interdisent aux autres de bénéficier des mêmes avantages. Enfin, elles ne veulent pas interdire des contenus manifestement illicites. Google, par exemple, dans un procès mené par Jérôme Giusti, en tant qu’avocat, pour obtenir l’identification de l’auteur d’un blog qui diffame un de ses clientsmultiplie les manœuvres juridiques dilatoires pour l’empêcher d’obtenir cette identification et joue notamment de toutes les excuses d’extranéité. Jérôme Giusti a dû poursuivre Google en Irlande, aux États-Unis, en France, multiplier les procédures coûteuses pour finalement constater que tout est fait pour préserver l’anonymat de ceux qui diffament.
Cette emprise des géants du numérique sur l’économie et la société se double de problèmes géopolitiques majeurs. Dans son arrêt dit Privacy shield, la Cour de justice de l’Union européenne a estimé en juillet 2020 que les lois américaines ne permettaient pas de protéger efficacement les données personnelles des Européens transférées vers les États-Unis. Depuis cet arrêt, les plateformes ne rapportent pas la preuve d’avoir cessé de transférer nos données Outre-Atlantique. Jérôme Giusti vient de saisir le Conseil d’État pour obliger la CNIL à interdire Uber de le faire. Pour fonder sa décision, la CJUE s’est aussi fondé sur une conception éthique du droit qui parfois, rejoint la « haute politique » : c’est parce que les États-Unis n’offrent pas aujourd’hui la même protection en matière de protection des données que l’Europe qu’il est primordial de réaffirmer notre modèle continental qui place la protection de l’individu au sommet de toutes autres considérations
Le développement de l’économie numérique ne doit en effet pas continuer sans cadre juridique pour respecter des droits fondamentaux tels que :
- Le droit au respect des données personnelles. Le RGPD, est un exemple de hard law européenne grâce auquel ce n’est pas la loi qui court après l’usage mais c’est l’usage qui court après la loi. Le RGPD est devenu viral, même en dehors de l’Europe car il s’impose aujourd’hui à des États qui, s’ils veulent continuer à commercer avec l’Europe, doivent en appliquer les règles. L’expression du consentement, libre et éclairé, est la base de la confiance dans l’économie numérique.
- Le droit à la libre contractualisation : quand on ne sait plus ce qu’on accepte et qu’on signe sans savoir, on ne contracte plus librement. Le droit doit être accessible, compréhensible et intelligible notamment avec de nouvelles méthodes comme le Droit Clair et le Legal Design.
- Le droit de la responsabilité : il n’y a pas de liberté sans responsabilité et tout acteur économique, opérant dans une économie libérale, doit être juridiquement responsable.
- Le droit à la souveraineté : la France et l’Europe doivent rester souveraines en leurs États car sans souveraineté, il n’y a pas d’état de droit.
- Le droit à la propriété : depuis deux siècles, le principe de propriété, conçu à l’origine comme un principe absolu, est devenu relatif dans tous les secteurs de l’économie et, par exemple, dans le domaine de la propriété intellectuelle qui doit aujourd’hui composer avec le droit à la connaissance ou à l’information des individus ou encore, le droit du consommateur. Aujourd’hui, les grands opérateurs du numérique ont recréé un principe de propriété absolutiste et s’accaparent tout : le marché, les usages et les données. C’est pourquoi, Jérôme Giusti, comme beaucoup d’autres acteurs, défend les communs, en référence à l’article 714 du Code civil qui, depuis 1803, édicte un principe juridique qui remonte loin dans notre histoire : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. ». Il est donc des choses qui n’appartiennent pas aux grandes plateformes …. Et pourtant, Uber, par exemple comme beaucoup d’autres plateformes, refuse d’ouvrir ses bases de données au profit de ceux qui y ont pourtant droit à les connaître, à savoir les chauffeurs qui lui fournissent des données personnelles quotidiennement mais aussi les clients de ses services qui alimentent également Uber en masse, jour après jour.
La culture et l’éthique du Numérique sont des stratégies à développer pour Candice Van Lancker afin de pallier les effets négatifs du numérique qui a créé des dépendances fortes et de nouveaux usages. Développer la culture et l’éthique du Numérique est la mission stratégique de Candice Van Lancker pour le Groupe VYV afin de répondre à des enjeux de transformation des usages et de concurrence. Le Groupe VYV est parti d’un postulat simple : les mutuelles se sont fondées sur des principes d’action et des valeurs particulièrement forts d’une part, et elles sont amenée à manipuler des données, c’est d’ailleurs le fondement du modèle assurantiel. Par les valeurs qu’il défend, le monde mutualiste propose non seulement des prestations, des services mais aussi une vision de la société. C’est un acquis de notre histoire et c’est ce qui fait la spécificité des mutuelles par rapport à d’autres formes de prise en charge assurancielle. La révolution numérique nous invite à nous interroger sur de nouvelles formes de relations entre la mutuelle et ses adhérents et entre les adhérents entre eux. Mais elle conduit à nous poser de nouvelles questions. Plus généralement, entreprises de l’économie sociale et solidaire sont soumises à la concurrence d’Amazon et des autres plateformes numériques, souligne Candice Van Lancker, contrairement à ce que l’on pourrait croire, grâce aux relations qu’ils réussissent à nouer avec leurs adhérents et leurs publics en devenant d’indispensables fournisseurs de services et en les reléguant dans un rôle de financeur, dénué de toute visibilité, et surtout, de légitimité. Les GAFA collectent plus de données de santé que les entreprises françaises de l’économie sociale et solidaire et investissent des sommes considérables dans le marché de la santé avec une stratégie déterminée de captation. De nombreuses questions sont posées par le Groupe VYV : quels sont les impacts de la digitalisation sur notre modèle et ces valeurs ? Comment continuer à les mettre en œuvre dans un monde qui se transforme sous nos yeux et qui nous transforme ? Comment intégrer la gestion des données personnelles et plus particulièrement celle des données de santé dans les principes qui sous-tendent notre action ? Il nous faut retranscrire nos valeurs à l’aune des transformations en cours. Et notamment les trois valeurs fondamentales que sont : la solidarité, l’équité et la transparence.
L’éthique est, pour Candice Van Lancker, la discipline qui va réfléchir à la bonne manière d’agir individuellement ou collectivement afin de toujours chercher à adopter un point de vue impartial. L’éthique passe évidemment par le respect de règles de bonne pratique mais elle va au-delà… L’éthique n’est pas là pour être appliquée mais pour impliquer. Cette dimension transversale, inclusive et participative est décisive. L’éthique du numérique n’est pas seulement le respect des règles de compliance en matière de RGPD. L’éthique n’est ni la conformité ni la sécurité. L’éthique ne répond ni à une norme, ni à une loi. Pour une entreprise, l’éthique consiste à se doter de ses propres lignes de conduite, en fonction de ses propres valeurs. Les principes éthiques ne sont donc pas duplicables et peuvent diverger d’une entreprise à l’autre. Le groupe VYV en est un exemple car il regroupe des valeurs très fortes provenant de plusieurs structures dans l’assurance, la santé, le logement etc. ainsi que de son histoire, de ses principes d’action.
L’acculturation et l’éducation des citoyens sur le partage de leurs données personnelles restent à développer, selon Candice Van Lancker, même si l’importance de la donnée et les règles de protection telles que le prévoient le RGPD sont des avancées importantes en matière de régulation du numérique faisant de l’Europe un continent précurseur. Les citoyens n’ont pas encore pleinement conscience du pouvoir qu’ils allouent à certaines applications quand ils acceptent l’utilisation de leurs données sans y prêter attention. Les données personnelles ont une valeur qui est révélée par l’expertise de certains acteurs et il convient, par exemple, de faire prendre conscience à chacun du patrimoine numérique dont il dispose.
L’éthique du numérique doit être instaurée pour que le numérique tienne ses promesses d’émancipation, de liberté et de partage, d’une société plus ouverte, plus respectueuse des individus, d’un monde où chacun aurait la parole, où les petits ne seraient pas sous la domination des grands. En vérité, c’est plutôt l’inverse qui a eu lieu et de grands principes de notre droit ont ainsi été remis en cause par la révolution numérique. Réformer la situation implique de :
- Réinterpréter nos valeurs et redéfinir nos comportements, faire preuve d’un nouvel esprit critique adapté à notre temps, en capitalisant sur l’éthique ;
- Engager des dialogues avec tous publics, et montrer les différents possibles pour que les choix soient faits en conscience ;
- Réguler le numérique pour qu’il respecte le Droit et ses fondamentaux ;
- Créer une autorité de régulation du numérique à l’instar du CSA (Conseil Supérieur de l’Audiovisuel) ;
- Transcrire dans le numérique les interdits du monde physique, notamment en mettant fin à l’anonymat sur internet et en responsabilisant les acteurs du numérique et les plateformes, quel que soit leur pays d’appartenance.
La question de la régulation de l’activité des plateformes est non seulement une question juridique, éthique, mais aussi économique et politique. Un acte de consommation courant, comme on l’a vu lors de la crise sanitaire COVID 19 avec la question des commerces de proximité, de même qu’un acte de consentement à l’utilisation de ses données sont devenus des actes politiques majeurs, compte tenu de leurs impacts sur la société. La question est de savoir quelle société nous voulons ? En cliquant on vote, comme on vote en consommant…