Qu’en est-il du mouvement de transparence et d’harmonisation de la fiscalité européenne?
Dans un contexte de concurrence fiscale intra européenne et de tentative de régulation du marché numérique, l’harmonisation de la réglementation fiscale est au centre de la politique de la nouvelle présidence de la Commission européenne. Prisonnière de son formalisme institutionnel et d'intérêts internes antagonistes, l’UE se heurte à un rapport de forces défavorable.
« Nous avons besoin de toute urgence d'une transparence financière significative pour lutter contre l'évasion fiscale et le transfert des bénéfices. La confiance des citoyens dans nos démocraties dépend de la contribution de chacun à la relance. », dixit Ibán García Del Blanco, le 4 mars dernier, lors d’un communiqué de presse du Parlement Européen. Cela annonce la reprise des discussions sur le projet imposant aux multinationales une déclaration fiscale ventilant les éléments par pays. Or si la confiance des citoyens dépend d’un renforcement de la transparence et de l’équité fiscale au sein de l’UE, il est à craindre que longue soit encore la route avant son rétablissement.
Souveraineté et antagonisme fiscal européen
En 2016, d’importants écarts dans les taux applicables de l'impôt sur les sociétés sont relevés par l’OCDE (Irlande 12,5% contre 33% en France, 34% en Belgique et 29,6% en Allemagne). Une telle hétérogénéité des systèmes fiscaux au sein de l’Union Européenne s’explique par un jeu de concurrence via la fiscalité entre les Etats membres. D’abord, l’attractivité fiscale favorisant l’implantation de structures amenant un flux de capitaux et d’emplois, cela amène certains Etats à développer des politiques fiscales incitatives dites dumping. En matière de dumping, les pratiques d’optimisation fiscale intra-européennes s’illustrent par le célèbre ‘sandwich hollandais’. Ce dernier, en profitant à la fois de l’exonération des redevances de la propriété intellectuelle et du faible taux d’imposition aux Pays-Bas, consiste en la facturation d'importants droits de propriété d’une société holding hollandaise à une filiale tierce. Cela permet le rapatriement des bénéfices générés par la filiale qui trouve son assiette fiscale diminuée dans le pays. En effectuant de tels jeux de rebond, l’imposition des profits générés par le groupe se trouve alors minorée. Ensuite, certains Etats négocient directement avec des entreprises des accords secrets (rescrits fiscaux) afin de les maintenir sur leur territoire. Tel le cas du Luxembourg avec ses accords passés avec Apple, Amazon, Heinz, Pepsi ou encore Ikea, une pratique révélée par l’affaire du Luxleaks en 2014. Désormais la Commission européenne exige la communication des rescrits individuels.
Face à cet état de concurrence intra-européenne, trouver un consensus fiscal est un exercice difficile. D’autant plus qu’il s’agit d’un sujet sensible au même titre que la politique extérieure, car les États demeurent souverains en principe pour toute décision relative à la fiscalité prise au sein de l'Union européenne. En la matière, l’unanimité est ainsi exigée et chaque Etat dispose d'un droit de veto. Cela explique les sursauts dans l'élaboration du socle européen de transparence fiscale.
En janvier 2016, la Commission Juncker ouvre la marche en présentant son paquet de lutte contre l’évasion fiscale. S’y alignant presque, le Parlement européen adopte le 4 juillet 2017 une proposition obligeant les multinationales disposant d’un chiffre d’affaires mondial excédant 750 millions de dollars à publier les impôts qu'elles paient pays par pays, à la seule exception de l’application d’une clause de sauvegarde en cas de données jugées sensibles commercialement. Resté sans suite jusqu’en 2019, le sujet aboutit à l'adoption d’une résolution forte du Parlement le 24 octobre appelant les États membres à sortir de l'impasse et à lancer les négociations interinstitutionnelles. C’est pour l’adoption de cette directive que la présidence portugaise s’est vue mandatée depuis le 3 mars dernier pour déployer les moyens d’y parvenir.
Numérique, iniquité des taux d'impositions effectifs et différends transatlantiques
Au-delà des considérations de souveraineté des Etats membres en matière fiscale, la numérisation a bouleversé l’équité fiscale entre les entreprises en favorisant notamment les situations de double non-imposition.. Partis de ce constat, les Cadres inclusifs traitant de l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices de l’OCDE et le G20 ont entrepris en 2018 de redéfinir les règles concernant « l’approche du lien » et « l’attribution des bénéfices ». Ces deux concepts fondamentaux se rapportent à la répartition de la compétence fiscale entre juridictions et à la détermination de la juste part des bénéfices d’une entreprise multinationale qui doit être imposée dans une juridiction donnée. Ce projet aurait dû aboutir fin 2020 selon la feuille de route communiquée par l’OCDE.
De même, en voyant les entreprises numériques ne payer en moyenne qu’un taux d’imposition effectif de 9,5% contre 23,2% pour les entreprises traditionnelles, la Commission européenne a présenté le 21 mars 2018 de nouvelles règles afin de garantir que les activités des entreprises numériques soient imposées dans l’Union européenne d’une manière « équitable et propice à la croissance ». La Commission européenne veut ainsi se positionner comme pionnière dans l’imposition du numérique. La première mesure vise à pallier l’absence de redéfinition nécessaire de la notion d’établissement prérequis à l’attachement des bénéfices, de façon à ce que ces derniers soient enregistrés et taxés là où les entreprises ont une interaction importante avec les utilisateurs. Le temps que cette redéfinition aboutisse, la commission propose une taxe provisoire de 3% sur certains revenus tirés d’activités numériques. Cette mesure vise à éviter le développement de mesures unilatérales pour taxer les activités numériques, car ces réponses nationales seraient, selon la Commission européenne, préjudiciables pour le marché unique numérique. Le Danemark, la Suède et la Finlande s’opposent dès juin 2019 à l’établissement de cette taxe provisoire sur le numérique. Dans un communiqué conjoint, ils exhortent leurs partenaires de suspendre le projet car susceptible de nuire à l'économie européenne en complexifiant la coopération internationale et ouvrant d'éventuelles représailles de la part des partenaires de l'UE. À défaut de consensus européen, la France a alors promulgué la loi n° 2019-759 du 24 Juillet 2019 portant création d'une taxe sur les services numériques du même montant.
Ce sujet du rééquilibrage du taux d'imposition effectif a effectivement entraîné d’importants différends transatlantiques. En raison de cette initiative française, l’Administration Trump a instauré une surtaxe sur certaines importations européennes (notamment vin et avion complet), en considérant que les lois de taxation du numérique constituent des mesures discriminatoires envers les entreprises américaines. Espérant trouver un accord international au sein de l'OCDE sur la fiscalité du numérique, la France annonce alors une suspension du prélèvement de sa "taxe GAFA" pour 2020. Entre-temps, les Américains bloquent les avancées de la mission de l’OCDE en assortissant leur accord d’un mécanisme flou de retrait fiscal, le safe harbour. Face à ce blocage dans le renouveau de la réglementation fiscale, l’OCDE rappelle en octobre 2020 que l’absence de solution fondée sur un consensus pourrait entraîner une multiplication des taxes sur les services numériques et une augmentation de la fréquence des différends commerciaux et fiscaux préjudiciables à la sécurité juridique en matière fiscale et à l’investissement. L’OCDE l’exprime en ces termes: « Dans le scénario le plus défavorable - une guerre commerciale mondiale déclenchée par l'adoption de taxes unilatérales sur les services numériques - l’incapacité à négocier un accord pourrait amputer le PIB mondial de plus de 1 % par an. ». Depuis le 4 mars dernier, l’OCDE a replongé dans son travail afin de trouver un accord sur la taxation des multinationales qui devrait sortir à l’issue du G20 Finance du 9 et 10 juillet 2021.
Pris en étau entre formalisme institutionnel et rapport subit du Fort au Faible, le renforcement de la transparence et de l’équité fiscale au sein de l’Union européenne s’avère une tâche ardue. S’il apparaît comme la condition de la confiance des citoyens dans le système démocratique, il revient aux États européens de prendre la mesure de la dilution de leur puissance et leur souveraineté individuelle dans ce dilemme du prisonnier, pour reprendre ainsi l’expression du Conseil Constitutionnel : « Si le développement du projet européen nécessite l’élimination de tous les obstacles fiscaux qui résultent de l’exercice de leurs souverainetés fiscales par les États membres, son achèvement suppose la reconnaissance d’une souveraineté fiscale européenne qui permettrait, de manière apparemment paradoxale, de renforcer celle des États membres. »
Alexandre Clabault
membre fondateur de la commission Intelligence juridique de l’AFJE,
Clémence Razanamahery
chercheure en droit international public,
auditrice du MBA Intelligence Juridique
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