Lutte d’influence en Arctique : le droit comme arme stratégique

L’Arctique se réchauffe trois fois plus vite que la planète : telle est la conclusion du rapport du Programme de surveillance et d’évaluation de l’Arctique (AMAP, l’un des 6 groupes de travail du Conseil de l’Arctique) paru le 20 mai dernier. Cet état de fait a des conséquences climatiques immédiates pour la planète et bouleverse particulièrement l’écosystème polaire du Nord. La fonte accélérée des glaces en Arctique ouvre de nouvelles opportunités économiques qui suscitent les convoitises tant des États riverains de l’océan Arctique que des États non riverains.

D'après une estimation de l'USGS (US Geological Society, agence gouvernementale américaine de recherche géologique) de juillet 2008, l'Arctique recèlerait « 22% des ressources énergétiques non découvertes mais techniquement exploitables » de la planète, à savoir des ressources d'hydrocarbures, de gaz et de possibles gisements de nickel, fer, cuivre, étain, diamants et or.

Ainsi, à mesure que la durée et l'expansion de la banquise diminuent, les perspectives de mers arctiques libres de glace sur de longues périodes relancent les projets de développement de voies de navigations commerciales entre l’Asie et l’Europe, plus courtes que celles empruntées via les canaux de Suez et Panama, mais également les projets d’exploration pétrolière, gazière et minière et enfin les projets d’exploitation des ressources halieutiques particulièrement abondantes.

L’intérêt que suscite les ressources de l’Arctique fait dès lors ressurgir des enjeux d’ordre territorial et avec eux des rapports de puissances.

Or, loin de l’idée véhiculée par les médias de « nouvelle guerre froide » pour l’appropriation des territoires convoités et de leurs ressources, la lutte qui se joue en Arctique pour la revendication de territoire et l’exploitation des ressources est d’une toute autre nature, elle se place sur le terrain du droit.

Les États se livrent en effet à une lutte d’influence par le recours aux mécanismes juridiques encadrant le statut de l’Arctique pour asseoir leur revendication territoriale mais encore, par un jeu de contournement du cadre juridique strict de l’Arctique par la négociation et la formalisation de relations juridiques bilatérales entre États riverains et États non riverains de l’Arctique afin d’accéder à l’exploitation des ressources. Certains œuvrent encore à une remise en cause pure et simple des règles de droit international applicables.

Le statut de l'Arctique

Il n’est pas régi par un traité global international mais n’en demeure pas moins juridiquement encadré. Contrairement à l’Antarctique [1], l’Arctique ne bénéficie pas d’un cadre législatif international lui garantissant un statut et une protection totale.  

Situé dans les eaux internationales, l’Arctique est régi par la convention internationale sur le droit de la mer de l’Organisation des Nations unies (CNUDM / United Nations Convention on the Law Of the Sea (UNCLOS)), dite Convention de Montego Bay signée le 10 décembre 1982 et entrée en vigueur le 16 novembre 1994.

Cette convention [2] a, à date, été ratifiée par 168 Etats, à l’exception notable des États-Unis, bien que riverains de l’Arctique, faute pour eux d’accepter le statut de patrimoine commun de l’humanité accordé aux fonds marins des eaux internationales et le recours obligé à un arbitrage international en cas de différend qu’elle prévoit.

Elle définit différents espaces maritimes suivant un régime juridique propre, fixé comme suit:

. Les eaux territoriales (12 milles immédiatement au-delà de la ligne de base), qui sont directement assujetties à la souveraineté de l'État côtier de la zone contiguë (jusqu'à 24 milles des lignes de base) ; L'État côtier exerce sa souveraineté sur cette zone, qui s'étend à l'espace aérien, au fond de cette mer et à son sous-sol ; étant précisé que la mer territoriale s'apparente au territoire terrestre d'un État. Les navires de tous les États bénéficient du « droit de passage inoffensif » dans la mer territoriale, mais ils doivent respecter certaines conditions liées aux normes internationales.

. La zone économique exclusive (ZEE) (de 12 milles à 200 milles des lignes de base), dans laquelle l'État côtier exerce des droits souverains en matière de recherche et d'exploration et d'exploitation des ressources naturelles biologiques ou non, présentes dans les fonds marins ou en sous-sol, mais dans laquelle il doit laisser la liberté de circulation ; Dans la ZEE, les États autres que l'État côtier, jouissent ainsi de certaines libertés, en particulier celles de navigation et de survol.

. Le plateau continental (au sens juridique et non géologique) : zone dans laquelle un État peut exercer dans les fonds marins ou en sous-sol les mêmes droits que ceux exercés dans la ZEE ; Le plateau continental d'un État côtier comprend les fonds marins et leur sous-sol au-delà de sa mer territoriale, sur toute l'étendue du prolongement naturel du territoire terrestre de cet État jusqu'au rebord externe de la marge continentale, ou jusqu'à 200 milles marins au large des lignes de base, la distance la plus grande l'emportant. Les droits ainsi acquis ne concernent que les fonds marins et les sous-sols, mais pas les eaux surjacentes (article 76 de la Convention).

. Les détroits internationaux, qui font communiquer deux mers par une portion de mer insérée entre deux bandes de terre et pour lesquels un droit de passage en transit, sans entrave et pacifique, est reconnu à tous les navires (ainsi qu'aux aéronefs et sous-marins) ;

. La haute mer qui recouvre toutes les autres zones et à laquelle les États ont un égal accès. La prospection et l'exploitation des ressources du fond marin et du sous-sol sont soumis à une Autorité internationale des fonds marins (AIFM) créée par la Convention. La haute mer est la zone marine située au-delà de la ZEE. Aucun État ne peut y exercer sa souveraineté ou sa compétence. Selon la Convention, aucun État ne peut légitimement prétendre soumettre une partie quelconque de la haute mer à sa souveraineté. Située au-delà des juridictions nationales, la haute mer et ses fonds sont « patrimoine commun de l’humanité ». Pour revendiquer quelque droit que ce soit sur les zones maritimes et plateaux continentaux de l’Arctique, les Etats doivent nécessairement recourir à l’application des dispositions de la CNUDM.

Les enjeux juridiques occupent donc une place prééminente en Arctique entre Etats riverains de l’Arctique mais également avec les Etats non riverains et, partant, illustrent la dimension politique du processus de qualification juridique, qui consiste à faire entrer des réalités dans des catégories du droit ; Chaque protagoniste de la région Arctique (ou hors zone mais intéressé) poursuivant nécessairement l’objectif de parvenir à ses représentations politiques et économiques de l’Arctique par le jeu de la règle de droit.

Dès lors et en pratique, deux domaines présentent un enjeu juridique incontournable pour les Etats riverains de l’Arctique :

. Le régime juridique des eaux des passages du Nord-Ouest et du Nord-Est, que la Russie et le Canada considèrent comme intérieures, ce que contestent les États-Unis et l’Union européenne, avec comme enjeu majeur des risques d’entrave à la libre circulation des navires étrangers ;

. La fixation et la délimitation de zones maritimes non encore définies, à savoir la définition des frontières des ZEE et des plateaux continentaux élargis, dont l’enjeu est l’exploitation exclusive des fonds marins (sol et sous-sol). Cette catégorie de litige intègre de manière plus globale les différends territoriaux.

Ces deux domaines de contestation sur les frontières maritimes en Arctique relèvent du droit de la mer et suivent ses règles.

Délimitation des zones maritimes et dispute des plateaux continentaux entre États riverains de l'Arctique

L'enjeu est donc non seulement pour les États riverains de l’Arctique de revendiquer légalement et agir pour une délimitation de zones maritimes afin de s’arroger des droits et une souveraineté sur ces zones ; mais également d’étendre leur souveraineté et leurs droits en revendiquant des plateaux continentaux élargis.

Chacun a en mémoire l'image d'un drapeau russe planté sur le plancher océanique à la verticale du pôle Nord, sur la dorsale Lomonossov, le 2 août 2007. Si l’image a suscité l’émoi et la controverse, renvoyant à celle du drapeau américain planté sur la Lune en 1969, il faut la replacer dans son contexte, à savoir une expédition scientifique russe dans le cadre de la collecte de preuves (prélèvements notamment d’échantillons du fond sous-marin) pour fonder la revendication de la Russie de l’extension de son plateau continental, conformément aux dispositions de la CNUDM.

La Russie avait en effet pêché lors du dépôt de sa demande en 2001, demande qui n’avait pas été retenue par manque de preuves scientifiques et de données précises.

La CNUDM prévoit que les Etats riverains peuvent revendiquer un plateau continental au-delà des 200 milles marins à condition de déposer leur revendication, fondée sur un dossier technique (données géologiques, sédimentologiques et bathymétriques) et juridique, auprès de la Commission des limites du plateau continental (CLPC - Commission on the Limits of the Continental Shelf / CLCS) dans un délai déterminé.

La CLPC, composée d’experts, se fonde sur les données qui lui sont remises pour accepter la requête, la refuser ou encore demander des compléments d’information.

Si le geste symbolique russe laisse à penser, au regard de la chronologie, qu’il aurait lancé la course aux revendications officielles par la Norvège, le Danemark et le Canada de toute portion des fonds marins qu’ils estimaient leur revenir, il s’avère que la course qui s’est amorcée est celle, non pas de l’appropriation « sauvage » de l’Arctique, mais bien celle des délais légaux de prescription s’imposant aux Etats pour la revendication de plateaux continentaux étendus et prévus par la CNUDM.

Selon les dispositions de la CNUDM, une fois celle-ci ratifiée, les États disposent de dix ans pour déposer leur revendication sur des plateaux continentaux étendus. Ce délai est imprescriptible et l’ordre dans lequel les revendications sont déposées n’a pas d’impact : les premiers à revendiquer ne sont pas les premiers en droit.

Le Canada a ratifié ce traité en 2003 et avait donc jusqu’en 2013 pour monter son dossier, ce qu’il a fait juste avant l’échéance. Le Danemark avait ratifié en 2004, il avait donc jusqu'à la fin de 2014 pour faire connaître ses revendications, échéance honorée également.

Pour faire valoir ses revendications, il faut documenter son dossier, d’où l’empressement à monter de nombreuses missions géologiques par les États riverains.

C’est dans ce contexte de contrainte légale que, dès 2006, la Norvège a soumis des données géologiques et des cartes délimitant trois plaques de fond marin à la CLPC, demandes acceptées en 2009.

Puis, le Danemark a déposé des demandes partielles au nord des îles Féroé en 2009, au sud du Groenland en 2011 et à l’est en 2013 puis a revendiqué en 2014, après plusieurs années de collecte de données, des droits sur une vaste portion du plancher océanique de l’Arctique couvrant 900 000 kilomètres carrés.

Et en 2015, la Russie a soumis une nouvelle version plus détaillée de son dossier de 2001 grâce notamment aux expéditions de 2007, où elle revendique 1,2 million de kilomètres carrés.

Et enfin en mai 2019, le Canada a soumis à son tour à la CLPC un dossier officiel de revendication de 1,1 million de kilomètres carrés des fonds marins, après avoir déposé une demande, demeurée secrète, en 2013.

Russie, Canada, Norvège et Danemark ont ainsi demandé l'extension de leur « plateau continental » au-delà de leur zone économique exclusive, ce qui, si cela est accepté, leur ouvrirait des droits sur et sous les fonds marins (mais pas dans les eaux elles-mêmes).

Les États-Unis n’ayant pour leur part pas ratifié la CNUDM ne peuvent à date pas présenter de revendication.

Convaincre la Commission des limites du plateau continental de ses droits sur un plateau continental demande d’importantes études scientifiques mais cela ne suffit pas en cas de chevauchement de zones revendiquées à bon droit par les Etats.

Dans ce cas, la Commission n’est pas compétente pour traiter la question et il revient alors aux gouvernements concernés de trouver entre eux un accord ou, si cela se révèle trop difficile, de présenter leur cas devant une instance d’arbitrage, telle la Cour internationale de justice.

Or, les revendications présentées à date par la Russie, le Canada et le Danemark se chevauchent.

La CLPC n’examinant pas les demandes conflictuelles, les États sont donc contraints de trouver un terrain d’entente ou sinon recourir à un arbitrage international.

Les stratégies d’influence se jouent donc ici au sein du Conseil de l’Arctique.

Le puissant outil de gouvernance du conseil de l'Arctique

Créé en 1996 à Ottawa (Canada) par les pays de l'Arctique, le Conseil de l'Arctique n'est ni une organisation internationale, ni un organe de régulation mais un forum de coopération, ce qui ne l'empêche pas d'avoir un impact sur la gouvernance de la région.

Ce forum de coopération, sans budget propre, cherche à promouvoir le développement durable en matière économique, sociale et environnementale dans la zone régionale Arctique. Il a une présidence qui change tous les deux ans.

Il regroupe à date :

. 8 pays membres représentés par leur ministre des Affaires étrangères respectif (avec droit de vote) : Russie, Norvège, Danemark (via le Groenland), Etats-Unis (via l'Alaska), Canada, Finlande, Suède et Islande.

. 6 participants permanents : Aléoutes, Athabaska, Gwich'in, Inuits, peuples autochtones de Russie, Samis.

. 38 observateurs permanents : 13 pays non arctiques (Allemagne, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni, France, Espagne, Italie, Chine, Corée du Sud, Inde, Japon, Singapour, Suisse), 13 organisations gouvernementales (l'Union européenne est toujours candidate) et 12 ONG. Ce statut est accordé à l’unanimité des États membres.

. 6 groupes de travail : réduction de la pollution, surveillance et évaluation de l'environnement, conservation de la faune et de la flore, protection en cas de pollution accidentelle, protection de l'océan, développement durable.

Les enjeux de la présidence russe

Depuis le 19 mai 2021, la Russie occupe la présidence du Conseil de l’Arctique et ce jusqu’en 2023.

Comme l’a déclaré le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, lors du Conseil de l’Arctique qui s’est tenu les 19 et 20 mai 2021, « nous [ndlr : les Etats de l’Arctique] nous engageons à promouvoir une région arctique pacifique, où la coopération l’emporte en matière de climat, d’environnement, de science et de sécurité ». « La compétition stratégique qui caractérise l’Arctique attire l’attention du monde », mais « sa marque de fabrique doit demeurer la coopération pacifique », a-t-il ajouté.

C’est dans ce contexte que les ministres des Affaires étrangères des huit États de l’Arctique ont signé la déclaration conjointe de 2021 réaffirmant l’engagement du Conseil à maintenir la paix, la stabilité et une coopération constructive dans la région de l’Arctique, soulignant la position unique des États de l’Arctique pour promouvoir une gouvernance responsable dans la région, et affirmant l’importance de s’attaquer immédiatement à la crise climatique dans l’Arctique.

La participation du secrétaire d’État américain Antony Blinken à la réunion ministérielle du Conseil de l’Arctique et la signature de la déclaration conjointe ont réaffirmé l’engagement des États-Unis en faveur d’une région arctique pacifique, prospère et durable.

De son côté, lors de son allocution, le Ministre des affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov a déclaré « l'intention de la Russie de maintenir "l'esprit de coopération" au sein de l'organisation. De renforcer l'interaction constructive entre tous les États membres, de renforcer notre disposition à chercher des solutions optimales pour l'Arctique et pour ses habitants. Nous trouvons important, dans la période à venir, d'assurer la continuité de l'ordre du jour du Conseil, ainsi que des initiatives et des projets lancés précédemment.

[…] En tant que plus grande puissance arctique, la Russie considère la promotion équilibrée du développement durable de l'Arctique dans les dimensions sociale, économique et environnementale comme une priorité de l'activité du Conseil de l'Arctique. »

Comme signe d’apaisement des sujets de tensions entre la Russie et les Etats-Unis, exacerbé en particulier sous la Présidence Trump, l’administration Biden a, lors de ce conseil ministériel levé les sanctions contre Gazprom, l’entreprise chargée du gazoduc Nord Stream 2 et contre son directeur général, ce qui permet la poursuite du projet et l’exploitation du nouveau gisement de Bovanenko situé dans le Grand Nord. Il s’agit de l’un des grands projets industriels en Arctique de la Russie avec celui de la construction de la « route maritime du Nord », voie commerciale navigable longeant les côtes polaires russes, présentant chacun des enjeux majeurs de la politique russe dans la région.

Ce simple exemple montre les stratégies d’influence politique qui se jouent au sein du Conseil de l’Arctique entre Etats riverains.

L'importance des accords bilatéraux

Pour les Etats non riverains le terrain de jeu d’influence pour accéder aux ressources arctiques est celui des accords bilatéraux avec chacun des États riverains de l’Arctique. La Chine est passée maître en la matière.

L’intérêt de la Chine pour l’Arctique remonte à 1989, année de la fondation d’un Institut de recherche polaire à Shanghaï. En 1993, le pays se dote, auprès de l’Ukraine, du brise-glace Xue-Long (« Dragon des neiges »), qui effectue sa première expédition scientifique six ans plus tard en 2010. En 2004, Pékin construit la station arctique Huanghe (« Fleuve Jaune »), située à Ny-Alesund sur l’île norvégienne du Spitzberg.

Pour se rapprocher des ressources et opportunités économiques de l’Arctique, la Chine a vite compris qu’il lui fallait contourner le cadre juridique strict de l’Arctique en mettant l’accent sur les coopérations bilatérales.

C’est ainsi qu’elle a commencé très tôt à investir dans la région, dans plusieurs mines au Groenland et dans le pétrole en mer d’Islande.

Elle a, notamment en 2010, aidé l’Islande à sortir de sa crise financière par un accord financier sino-finlandais, puis a conclu avec elle un traité de libre-échange, en avril 2013, premier du genre en Europe.

Cette stratégie, combinée à des actions de lobbying intense auprès des différents membres du Conseil arctique, auquel elle assistait de manière ad hoc depuis 2007, s’est avérée payante puisqu’en mai 2013, peu de temps après l’accession au pouvoir de Xi Jinping, elle obtient, grâce à l’appui de l’Islande, le statut d’observateur permanent au sein du Conseil de l’Arctique.

Poursuivant ses ambitions, la Chine a également conclu avec Moscou un partenariat énergétique en apportant à la Russie des fonds et la technologie pour l’exploration de champs de pétrole et de gaz de l’Arctique russe, le développement d’immenses champs gaziers au large de la péninsule russe de Yamal, et la construction d’une station de production de gaz naturel liquéfié.

En 2014, les sanctions américaines et européennes prises contre la Russie après son annexion de la Crimée ont d’ailleurs renforcé ce mariage d’intérêt sino-russe. Fin 2017, une première unité de production fonctionnait, tandis qu’une flotte de quinze méthaniers brise-glace, spécialement conçus pour le transport du gaz liquéfié, commençait ses rotations avant de rejoindre le marché asiatique.

Le jeu de la Chine

Dans un rapport intitulé « Unconstrained Foreign direct investment : an emerging challenge to Arctic Security », le Center for Naval Analyses (CNA), un institut de recherche situé à Arlington (Etats-Unis), a calculé que, de 2005 à 2017, « la Chine a investi 89,2 milliards de dollars en infrastructures, capitaux, accords de coopération ou de financement et d’autres projets dans les économies des pays de l’Arctique (y compris en Finlande et en Suède). Ces investissements concernent principalement les secteurs de l’énergie et des minéraux ».

En fait, la Chine s’intéresse tant à l’Arctique qu’elle lui a consacré, en janvier 2018, un Livre blanc dans lequel elle « propose de construire ensemble, avec toutes les parties concernées, une route de la soie sur glace ».

A défaut d’être un Etat riverain de l’Arctique, la Chine s’est donc lancée dans une diplomatie bilatérale avec les Etats membres du Conseil de l’Arctique  et a donc multiplié les accords bilatéraux scientifiques et commerciaux avec ces Etats (Danemark, Islande, Russie, Canada), apporté son soutien financier à divers projets via des banques ou sociétés étatiques et fait un usage du droit pour tenter d’obtenir un « droit de passage innocent » sur les routes maritimes du pôle Nord, que se sont arrogées le Canada (route nord-ouest) et la Russie (route nord-est), pour lesquels ces eaux sont des mers intérieures.

La moitié du produit intérieur brut de la Chine dépend du trafic maritime, l’accès aux routes polaires est donc primordial dans sa politique et sa stratégie en Arctique.

Par l’usage habile du droit comme arme de sa stratégie d’accès aux routes polaires et aux ressources de l’Arctique, la Chine se considère désormais comme « un pays du proche Arctique » et est en mesure de légalement exploiter une partie de ses ressources.  

Par ailleurs, conformément aux dispositions de la CNUDM et comme rappelé dans son Livre blanc, la Chine « bénéficie de la liberté ou des droits de recherche scientifique, de navigation, de survol, de pêche, de pose de câbles et pipelines sous-marins, ainsi que d’exploration et d’exploitation des ressources dans les eaux internationales, sur les fonds marins internationaux et dans les zones déterminées de l’océan Arctique ».

L'arme du Droit

On assiste aujourd’hui à une tentative de remise en cause par certains des règles de droit applicables au prétexte des bouleversements nés du changement climatique. Si l’Arctique représente un enjeu stratégique important pour les États côtiers riverains, cela est également vrai pour bon nombre d’autres pays particulièrement pour ceux défendant la liberté de navigation dans la région Arctique, au premier rang desquels figure l'Union européenne. C’est dans ce contexte que des tentatives de remise en cause du modèle de gouvernance par les Etats riverains de la région Arctique et des règles de droit applicables sont menées par certains pays non arctiques et organisations gouvernementales, à l’instar de l’Union Européenne, dont la candidature comme observateur au Conseil de l’Arctique a été plusieurs fois retoquée.

L’Union européenne critique le manque d’évolution du Conseil de l'Arctique sous couvert notamment d’enjeux climatiques mondiaux.  Ainsi, le commissaire européen à l'environnement, aux océans et à la pêche, a déclaré lors du lancement de la consultation sur la politique Arctique de l’Union européenne le 20 juillet 2020: «Ce qui se passe dans l'Arctique ne reste pas dans l'Arctique. Cela nous concerne tous. L'UE doit être en première ligne, avec une politique arctique claire et cohérente permettant de relever les défis de ces prochaines années. Nous pourrons notamment nous appuyer sur l'expertise et les avis que nous récolterons à grande échelle dans le cadre de cette consultation afin de préparer une stratégie solide pour la région. »

Pour tenter de mener des batailles d’influence dans le cadre du Conseil de l’Arctique et faire évoluer son modèle et tenter d’y peser, en dépit du seul droit de vote conféré aux Etats riverains, différents Etats non arctiques organisent des conférences et forums réunissant les pays observateurs et plus largement des décideurs du monde entier en dehors du Conseil de l’Arctique à l’image du Format de Varsovie lancé en 2010 par la Pologne [3] ou des conférences comme Arctic Frontiers, Artic Circle, Shanghai Arctic Forum permettent aussi aux décideurs du monde entier de se retrouver en dehors du Conseil.

Toutefois, l'adoption d'un traité international sur l'océan Arctique semble peu probable à court terme. Les Etats riverains de l'Arctique (Canada, Danemark, Norvège, Russie et États-Unis) préfèrent s'en tenir à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. La Déclaration d'Ilulissat, qu'ils ont signée le 28 mai 2008 au Groenland, stipule qu'ils continueront à s'y référer pour « les droits et obligations concernant la délimitation des limites du plateau continental, la protection de l'environnement marin incluant les zones couvertes de glace, la liberté de navigation, la recherche scientifique et les autres usages de l'océan. […] Nous ne voyons donc pas de besoin de développer un nouveau cadre législatif international pour gouverner l'océan Arctique. »

Ce cadre coopératif a été expressément rappelé lors du dernier Conseil de l’Arctique et réaffirmé avec force par la présidence russe, lors de l’allocution d’ouverture du Conseil. La lutte d’influence par le droit que se mène les Etats au sujet de l’Arctique ne fait que commencer.

 

Cynthia Picart
Auditrice de la 36ème promotion MSIE

 

 

[Notes]

 

  1. Ratifié dès 1961, le traité Antarctique consacre le continent à la paix et à la science, y interdisant toute activité militaire ou nucléaire. Depuis 1998, toute exploitation des ressources minières y est également interdite et ce jusqu’en 2041, voire plus, puisque cette interdiction est renouvelable indéfiniment et ne peut être levée qu’à l’unanimité des parties, la zone située au-dessous du 60e parallèle ayant été classée « réserve naturelle ».
  2. La CNUDM précise les droits et obligations des États et des navires dans leurs espaces maritimes. Elle s’appuie sur trois organismes intergouvernementaux : la Commission des limites du plateau continental, le Tribunal international du droit de la mer et l’Autorité internationale des fonds marins.
  3. Ce forum réunit au moins deux fois par an les pays observateurs, pour tenter de parler d'une seule voix au Conseil de l'Arctique.