Le Juriste : une personne clé dans l’approche stratégique des rapports de force économiques
Le rapport au Droit est en train de changer. Le Droit n’est plus seulement une épée pour attaquer un adversaire ou un bouclier pour se défendre. Il est aussi une arme de guerre économique (notamment avec l’extraterritorialité), un facteur de compétitivité (par exemple avec la compétition entre Paris, Londres ou New-York pour le règlement des litiges) et une source de business (comme le montre le développement des legal et reg tech). Il s’est aussi tellement développé qu’on parle d’une infobésité du Droit difficile à suivre, complexifiée par les comparaisons avec les droits étrangers applicables, par la variété ou variabilité des interprétations des tribunaux, par la détermination des ordres de priorité entre les normes ou par l’émergence de nouveaux droits comme le droit chinois. Inspirée de notre Code Civil ou de la Common Law ou d’un mélange des deux, la course au Droit bat son plein puisqu’il permet aux États d’asseoir leur puissance et d’organiser la remontée d’informations des entreprises vers les administrations. Le Droit doit aussi réguler, sans trop de retard, les nouveaux business modèles ou les nouvelles technologies comme Internet, l’Impression 3D, la voiture autonome ou l’Intelligence Artificielle. Prendre en compte le Droit en amont pour la conception des stratégies et des projets est devenu essentiel car certaines entreprises ont un tel tirant d’eau qu’elles ne peuvent plus se permettre d’ignorer un effet juridique interne ou externe pouvant les impacter, au risque de ne pas avoir le temps de changer de cap. Le Droit est donc devenu un paramètre de premier plan aussi important qu’une donnée scientifique, géopolitique, sociale ou financière.
L’État et les acteurs économiques ont besoin, comme le souligne Christian Harbulot, directeur de l’École de Guerre Économique, de disposer de grilles de lecture adaptées pour comprendre les véritables enjeux du Droit, d’obtenir des réponses aux questions stratégiques et de voir comment le Droit s’imbrique dans les jeux d’influence. Quelles sont les pratiques actuelles et comment le juriste doit-il réagir pour répondre aux besoins ?
La mutation des pratiques
L’habitude historique qui consiste à solliciter un conseil juridique, après avoir décidé d’une stratégie ou d’un projet, pour vérifier qu’il n’y a pas de risques juridiques, devient obsolète voire préjudiciable car elle fait perdre du temps. Quand la décision est prise, les questions, modifications ou blocages émis par les juristes produisent un effet déceptif puisqu’ils semblent remettre en cause la qualité de la décision. L’image de l’émetteur devient celle d’un « empêcheur de tourner en rond » alors que c’est la séquence de consultation qui est la cause : la décision n’a pas été prise avec toutes les informations décisives nécessaires. Imaginer alors que les contraintes peuvent se régler avec la « traduction en termes juridiques » ou grâce à une « solution à trouver » méconnaît la nature du Droit qui impose de qualifier les faits et d’agir conformément à la règle comme le rappelait Jacques Ghestin, professeur de droit ; ceux-ci étant aussi variés que variables. Ne pas trouver de solution quand le Droit n’en prévoit pas, n’est pas un manque de capacité à innover sauf à compter sur l’infraction comme source d’évolution du Droit, à l’instar d’Uber déniant la qualité de salarié à ses chauffeurs. La délibération du 24 avril 2020 de la CNIL pour l’application de « contact tracing » est une illustration des effets d’une consultation a posteriori. Au lieu de rendre un avis sur un système quasiment finalisé faisant partie des éléments clés du dispositif de déconfinement de la population, la CNIL aurait pu énoncer ses recommandations lors la validation des spécifications techniques, avant le lancement de la fabrication du système.
L’approche change également par souci d’efficacité ou d’économie en préférant la prévention aux contentieux. Ainsi, le pilotage par les risques s’efface au profit de la « tolérance zéro ». Cette tendance ressemble à la révolution qualité qui a mobilisée l’industrie vers la fin des années quatre-vingt où l’expansion des normes ISO a poussé les entreprises à déployer des démarches qualité pour la fabrication puis pour l’ensemble des services de l’entreprise. Cette démarche atteint maintenant le Droit (exemple : norme qualité ISO 37001 Systèmes de management anti-corruption).
Le juriste est devenu un opérationnel
Dans ce contexte, l’évolution fulgurante de la mission des juristes ces dix dernières années continue de s’accélérer. « Le juriste n’est déjà plus un expert, il est devenu un opérationnel » comme le souligne Jean-Marie Valentin, fondateur de Legal Cluster. Mais le juriste, qu’il soit interne ou externe, a besoin d’aller plus loin. Pour faire face aux défis actuels du Droit et des métiers du Droit et pour aider les entreprises dans la guerre économique, le juriste doit se transformer en devenant un Juriste Stratège, spécialiste de l’Intelligence Juridique, véritable business partner, œuvrant au côté des dirigeants de l’entreprise. Pour cela, il doit acquérir de nouvelles compétences lui permettant de réaliser les actions suivantes :
Le Juriste Stratège aide les entreprises à comprendre le droit qui est devenu une jungle complexe. Il ne se contente pas de dire le droit : il sait le simplifier d’une part, car il connaît la genèse de la règle, son interaction avec les autres règles, l’interprétation qui en est faite, ses enjeux et effets en cascade, les options possibles et les lignes rouges et d’autre part, car il a toutes les informations business nécessaires sur le contexte dans lequel la règle doit s’appliquer. Il l’explique en traduisant les concepts juridiques avec des mots du langage commun et l’illustre avec des cas d’usage pour que l’utilisateur sache quoi faire ou ne pas faire. A l’inverse, il relie le droit au langage commun pour montrer l’interprétation juridique d’un mot (en enlevant par exemple l’expression « … vous apportera toute satisfaction » dans une annexe technique qui ouvre un champ de responsabilité sans fin). Il dit si la réponse à un enjeu juridique peut être juridique (via la conclusion d’un contrat ou une assignation en justice par exemple), opérationnelle (se doter d’un système de sécurité informatique reconnu comme une mesure de protection raisonnable) ou combinée.
Il est désormais aussi un stratège
Le Juriste Stratège sait expliquer pourquoi et quand l’intervention d’un juriste est nécessaire car le Droit donne l’impression d’être une matière facile permettant à tout le monde d’écrire un contrat ou de donner un conseil juridique. Cette impression est pernicieuse puisque c’est une science avec ses règles, ses logiques, ses codes et ses méthodes dont la méconnaissance peut avoir des impacts significatifs. Il sait expliquer pourquoi donner son avis sur l’extrait d’un dossier est une source d’insécurité pour l’entreprise ou pourquoi intervenir en direct lui est nécessaire pour trouver l’inspiration. Étant interopérable, il fédère les parties prenantes et participe à la conception des solutions. Conscient des enjeux stratégiques, il adapte son conseil aux ordres de grandeurs identifiés et crée des équilibres dans le respect des objectifs de chacun : par exemple, s’il n’est pas exploitant, il propose un système de licence sur une invention au lieu d’exiger une part de copropriété, tout en œuvrant pour faire modifier l’appréciation comptable de la situation. Il recommande, par exemple, d’avoir recours à des systèmes informatiques implantés en Europe afin de ne pas mettre les avantages compétitifs de l’entreprise en risque en cas d’application du Cloud Act américain. Il peut montrer que la modification des règles des marchés publics permettrait de développer des innovations répondant aux enjeux de sécurité nationale car assurer la sécurité de données sensibles en France est, par essence, un marché captif. Il fédère les services pour créer une politique de data management organisant la protection des secrets d’affaires de l’entreprise. Pour éviter les contentieux, il identifie la cause des litiges et adapte la politique ou ses modalités d’application. Il utilise les méthodes de justice prédictive ou en fait créer via des actions de recherche partenariale pour anticiper les risques de condamnation. Il organise la protection de la société en temps de crise dans le respect du Droit et de sa déontologie.
Créateur de business
Le Juriste Stratège a une communication claire et rassurante. Son discours concret permet à l’entreprise de se projeter dans les solutions proposées, sans que cela ne génère d’anxiété. C’est une personne qu’on invite car ses interlocuteurs savent qu’ils sortiront de la réunion avec une solution ou un plan d’action et non pas avec un nouveau problème. S’il identifie des manques du droit, il propose la création de nouvelles règles juridiques en concourant à la fabrique du droit, comme l’y invite Marc Mossé, président de l’Association Française des Juristes d’Entreprise. Si les décisions des tribunaux ne sont pas claires, il se mobilise pour les faire clarifier. Il identifie les enjeux juridiques de demain ou réagit à l’actualité en guidant l’entreprise vers les solutions à mettre en place. Par exemple, il convainc l’entreprise d’organiser une lutte contre la haine et les cyberviolences dans leur programme RSE car le législateur finira par légiférer pour faire cesser les lynchages sur internet ; « les remèdes actuels sont lents, coûteux et décalés par rapport à l’immédiateté du préjudice subi. Les signalements ont peine à être suivis d’effet sans règle lisible. » ainsi que le déplore Philippe Coen, président de Respect Zone. Faut-il attendre qu’Unilever, Honda, Ben & Jerry’s, North Face et Coca Cola stoppent leur publicité sur Facebook et les réseaux sociaux pour ne plus se trouver plongés au milieu de propos haineux, racistes et violents pour agir ?
Enfin, le Juriste Stratège est un inventeur ou un créateur de business car il exprime ses besoins pour que de nouveaux produits et systèmes soient créés, soit par lui s’il a l’âme d’un entrepreneur, à l’instar de Jean-Marie Valentin, fondateur de Legal Cluster ou de William Feugère, fondateur d’Ethicorp, soit par d’autres. Il concourt ainsi au développement de l’industrie du Droit si importante à maîtriser pour un État soucieux de préserver son état de droit car maîtriser la diffusion du Droit et la production des documents juridiques, c’est maîtriser le système de pensée des acteurs. Il utilise les méthodes de l’intelligence économique et celles de l’intelligence juridique pour veiller, détecter, analyser et influencer ainsi que toutes techniques telles que celles de l’innovation juridique avec son échelle de maturité la LTRL (Legal Technology Readiness Level), du droit clair ou droit ouvert (open law), du legal design, etc. Il sait démontrer sa valeur ajoutée et concevoir des plans stratégiques à court, moyen ou long terme. Ainsi, il peut se concentrer sur la raison d’être de sa mission juridique : anticiper les évolutions, fournir un accompagnement de qualité avec des solutions à forte valeur ajoutée et développer l’innovation juridique.
Ce panorama de compétences reflète ce que d’éminents juristes font déjà, professeurs de droit, juristes d’entreprise, avocats et autres métiers du Droit. Rendons hommage à leurs actions et créations inspirantes qui font évoluer les métiers et les pratiques. Mais ces compétences sont encore peu répandues et, surtout, elles restent empiriques. Force est de constater que la construction des stratégies et des projets n’offre pas toujours au Droit ni aux juristes la place qui devrait être la leur. Du côté des entreprises, l’écoute n’est pas toujours au rendez-vous voyant le juriste plus dans le rôle de Cassandre que dans celui de Napoléon. Or dans la préservation de l’État de Droit comme dans la guerre économique, plus que jamais, le juriste doit faire partie des combattants. Acquérir cette place passe par l’évolution des juristes vers un rôle de Juriste Stratège grâce à l’apprentissage de l’Intelligence Juridique. La reconnaissance de la valeur qu’ils génèrent sera ainsi établie pour la plus grande satisfaction des états et des entreprises.
Véronique Chapuis (*)
(*) Directrice du programme d’Intelligence Juridique de l’École de Guerre Économique et présidente fondatrice LEX Colibri, spécialiste en Intelligence Juridique