La guerre économique par l’extraterritorialité du Droit

Compte rendu de la conférence du  19 février 2020

Frédéric Pierucci, Président d’IKARIAN, William Feugère, Avocat, Fondateur d’ETHICORP, Blandine Cordier-Palasse, Présidente de BCP Executive Search

et Véronique Chapuis, directrice du programme Intelligence Juridique EGE

 

A RETENIR

1. L’Intelligence Juridique replace le sujet de l’extra-territorialité à « sa juste place, stratégique, économique et politique » dixit Sophie Leclerc, directrice juridique

2. L’extra-territorialité ? Enjeux d’Intelligence Economique et Juridique

  • Permet à un pays d’imposer des sanctions (amendes, prison) à des personnes physiques ou morales où qu’elles soient, en cas d’infraction aux lois de lutte contre la corruption, le blanchiment, la fraude, le trafic d’influence (etc.) ou en cas de non-respect des embargos ou sanctions imposées à un autre pays.
  • Les faits reprochés peuvent avoir été commis dans le passé sans limite de temps.
  • Les enquêtes sont déclenchées de façon discrétionnaire.
  • Entreprises, administrateurs, dirigeants, salariés et retraités peuvent être responsables à titre personnel. Les délégations de pouvoirs ne sont pas opposables au DOJ US.
  • Ça marche si l’entreprise accusée a des intérêts financiers et commerciaux dans ce pays dont elle ne peut pas s’affranchir (biens, affaires commerciales, contrats ou offre en cours aux US, utilisation de la monnaie de ce pays)[1].

3. Objectifs ?

C’est une arme d’encadrement du commerce (embargos, pays sous sanction) ou une arme de guerre économique (lutte contre la corruption, le blanchiment, le trafic d’influence …) comme le montre le pourcentage d’entreprises européennes condamnées : 62% dont 25% payés par les entreprises françaises. L’importance des amendes (plusieurs milliards €) et les transactions avec le DOJ (Department of Justice) permettant d’éviter la condamnation pénale de l’entreprise.

C’est plutôt un transfert de responsabilité par les états sur les entreprises qu’une délégation de souveraineté[2].

4. Moyens de défense

La France s’est dotée de moyens de lutte contre ces infractions (Loi Sapin 2, l’AFA (Agence Française de Lutte contre la Corruption)) qu’elle peut maintenant opposer au DOJ américain. La CGIP (convention judiciaire d’intérêt public) permet d’éteindre l’action publique si l’entreprise accusée respecte les obligations imposées[3].

5. Administrateurs et Salariés impliqués

Les salariés impliqués dans l’accusation de leur entreprise, les retraités et anciens salariés doivent faire assurer leur défense sur leurs deniers personnels.

6. Programme de compliance

Les mesures pour assurer la conformité concernent tous les niveaux et toutes les directions de l’entreprise : conseil d’administration, comex, directions générale, RH, juridique, finances, affaires publiques, commerciale, achat, qualité, technique, R&D, sécurité, marketing, communication.

A CREUSER

7. Enlever l’épée de Damoclès de la menace des enquêtes 

La défense des entreprises européennes contre l’extra-territorialité devrait être une priorité stratégique de l’Union Européenne car l’extra-territorialité est une source de désorganisation des entreprises en plus d’être un poids. Amendes et peines de prison sont la partie émergée de l’iceberg. S’y ajoutent les coûts et effets des défenses à mettre en place, de l’ingérence dans la gouvernance via le monitoring, des organisations et procédures à déployer, de l’hémorragie des secrets d’affaires dans les flux de défense. Notre loi de blocage est insuffisante. Il faudrait donner des compétences extra-territoriales au juge français. Une démarche européenne et des alliances avec l’Allemagne et d’autres pays seraient utiles pour construire un système efficace.

8. Développer une gouvernance holistique de la Compliance 

La compliance ou conformité est un dispositif qui doit être intégré dans la stratégie de l’entreprise au plus haut niveau par le CA et le COMEX ou CODIR car les objectifs de l’entreprise doivent être atteignables en maîtrisant les risques qui y sont liés. C’est tout l’enjeu de la signification de la « Tolérance Zéro » par opposition au « Pas vu, Pas pris » lorsque la question est traitée de façon superficielle ou sous le seul angle juridique. Les conseils d’administration doivent donner la ligne directrice et les directions générales doivent donner les moyens de mettre en place, déployer et monitorer le programme de compliance de manière efficiente.

9. Lutter contre l’insécurité juridique 

Le DOJ fait signer aux entreprises sous enquête une renonciation à bénéficier de la prescription prévue par la Loi. On ne connaît pas la position des tribunaux américains car les entreprises sont forcées à transiger de peur des conséquences d’une assignation au pénal aux Etats Unis.

Le passé est une zone de risque à contrôler. On peut citer notamment le guide fusions-acquisitions de l’AFA qui rend les dirigeants de l’entreprise acquéreur ou absorbante responsables des manquements antérieurs en cas de défaut de contrôle. Le traitement doit être plus large que la corruption, qui ne figure pas parmi les  5 premiers risques auxquels les entreprises sont effectivement confrontées : atteintes à la sécurité des salariés et accidents du travail, intrusions informatiques, es atteintes à la protection des données personnelles, le harcèlement moral et enfin les escroqueries et « fraudes au président » (enquête AFJE-ethicorp.org 2019-2020, publié Éditions législatives, disponible sur www.ethicorp.org) .

10. Protéger les administrateurs, dirigeants et salariés 

L’exposition des dirigeants, salariés, ex-salariés, retraités est à encadrer par les Ressources Humaines et par la Direction Juridique des entreprises. C’est un enjeu managérial prioritaire. La même démarche doit être menée pour protéger les administrateurs.

11. Lutter pour la probité des affaires 

La répression par des sanctions lourdes et l’ingérence dans la gouvernance des entreprises sont-ils les meilleurs moyens de lutter pour la probité des affaires ? L’argent dépensé dans cette lutte contre ne serait-il pas mieux employé à aider les entreprises à faire évoluer des pratiques parfois séculaires, parfois encore ancrées comme mode normal de fonctionnement dans certains pays, à concevoir des mesures locales ? Le rejet de certains clients ne satisfaisant pas tous les critères du KYC ne pourrait-il pas évoluer vers leur intégration en contrepartie de programmes qualité assurant la probité ?

C’est tout l’enjeu d’un changement de culture au sein des organisations où valeurs partagées, éthique des affaires et programme de compliance déployé avec efficience, pourraient renforcer, voire redonner de la confiance dans les relations avec l’ensemble des parties prenantes de son écosystème.

 

Notes

[1] Pour aller plus loin sur le lien de dépendance : http://www.leclubdesjuristes.com/le-retrait-des-etats-unis-de-laccord-de-vienne-sur-le-programme-nucleaire-iranien-une-situation-juridique-contrastee/.

[2] Pour aller plus loi sur la notion de délégation de souveraineté : La Nouvelle Economique Politique, Olivier Bomsel, Folio 2017 http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/La-nouvelle-economie-politique.

[3] https://www.agence-francaise-anticorruption.gouv.fr/fr/convention-judiciaire-dinteret-public.