Jean-François Bianchi, Expert en Influence
Entretien avec Jean-François Bianchi
"Développer des stratégies d'influence offensive, sans renoncer à son humanité"
EGE : Jean-François Bianchi, vous êtes professeur associé à l'EGE et jouez à ce titre un rôle de conseiller dans l'élaboration du projet pédagogique de l'Ecole. Vous êtes également un spécialiste reconnu de la communication d'influence. Ainsi, vous enseignez les techniques et les méthodes permettant d'influencer les comportements des compétiteurs. Pourriez-vous nous expliciter les enjeux de votre séminaire ?
Jean-François BIANCHI : Ce versant de l'intelligence économique mérite d'être étudié dans une école comme l'EGE car il s'agit réellement de comprendre et d'analyser les stratégies mises en oeuvre par les Etats et les entreprises notamment en l'absence de règles de compétition et excluant les recours à la force ou à l'autorité. Toutes ces démarches visant à créer, maintenir ou changer les comportements des acteurs de l'entreprise nécessite l'emploi de techniques dites d'influence, déclinaison civile des Psyops militaires. En effet, il est désormais indispensable pouvoir modifier les conditions du marché, ou les perceptions des prescripteurs, des analystes financiers par exemple. Le management de l'information, dans sa déclinaison d'actions sur l'environnement figure désormais comme une condition de la compétitivité. La communication d'influence complète ainsi, la communication « conventionnelle ». Au faire connaître ou faire aimer, elle ajoute de façon très offensive, le faire agir.
EGE : Vous faites références aux techniques Psyops . Vous avez en effet été auditeur au Collège Interarmées de Défense canadien avant d'en devenir un enseignant. Vous avez également mis en oeuvre ces techniques sur des théâtres d'opérations extérieurs. Vous avez aussi observé les transferts de connaissance de l'institution militaire vers le monde civil. Quels sont les champs d'application de ces techniques dans l'entreprise ?
Jean-François BIANCHI : Vous soulevez à juste titre l'apport des militaires dans la mise en ?uvre des opérations psychologiques. Depuis Sun Tzu, une des composantes de « l'Art de la Guerre » consiste à vaincre sans combattre. De telles pratiques ont parfois été utilisées de manière erronée ou même inacceptable (la propagande ou la terreur notamment), mais elles sont pour l'essentiel compatibles avec les objectifs généraux des entreprises, et leur maîtrise est devenu nécessaire comme je l'évoque dans ma réponse précédente. Comme les règles de la compétition économique ont changées, que les indicateurs de performance ne sont plus les avantages concurrentiels, il convient de développer des stratégies destinées aux renforcements de la liberté d'action des entreprises. Il s'agit bel et bien de hisser ces questions au niveau de la stratégie et de la politique générale de l'organisation.
EGE : Comment peut-on enseigner à des publics divers, de manière efficace et cohérente les opérations d'influence?
Jean-François BIANCHI : Les militaires en opérations chargés de mener de telles actions agissent dans un cadre extrêmement délimité. Pour définir le champ du possible, il convient d'avoir les repères suffisants : comprendre le contexte, identifier les acteurs, leurs intentions et motivations, interpréter leurs émotions, etc. Les spécialistes de l'intelligence économique en entreprises sont confrontés à la même problématique. Les procédés demeurent identiques, seule la nature de l'environnement est différente. Former des étudiants aux techniques d'influence, c'est d'abord leur faire saisir leur légitimité dans les actions de l'entreprise, et les accompagner dans l'acquisition d'une conscience ferme et sans complaisance des possibles en toutes situations.
EGE : Le projet pédagogique de l'EGE est né de la volonté de tirer le meilleur des savoirs faire militaires et managériaux et d'en proposer un autre, forcément inédit, où le socle de la réflexion s'ancre dans le développement d'une culture de combat. Dans quelles mesures, le mode de pensée militaire peut-il permettre d'atteindre cet objectif ambitieux ?
Jean-François BIANCHI : Dans nul autre domaine que la guerre, il n'y a de conséquences plus définitives et plus désastreuses que celles qui sont causées par des conduites inconséquentes ou inadaptées. Cela impose au personnel militaire de savoir tirer le meilleur des expériences et des méthodes des autres cultures du combat. Cette capacité à assimiler les règles évolutives des conflits, la justesse des combinaisons, le management performant des moyens à mettre en ?uvre, fonde la philosophie opérationnelle du militaire. Ce mode de pensée propose donc un modèle éprouvé de gestion de la connaissance des conflits. Il est donc utile dans la maîtrise des antagonismes économiques et parfaitement adaptée au projet de l'EGE.
EGE : Quels blocages culturels percevez vous dans notre pays ? Quels sont les freins à la généralisation de stratégies d'influence dans nos entreprises ?
Jean-François BIANCHI : Ces blocages sont de trois ordres : philosophiques, historiques et techniques. Philosophiquement : nous sommes encore les héritiers du modèle chevaleresque né au moyen âge. Nous préférons croire en un combat direct, codifié et maîtrisé au champ de bataille. Celui-ci n'existe plus, le combat moderne est massivement asymétrique, non conventionnel et non orthodoxe. Historiquement : Nous croyons encore à l'inviolabilité de nos nouvelles lignes Maginot. Portée par ce syndrome défensif, les entreprises se croient trop souvent à l'abri derrière des défenses technologiques ou juridiques que contournent pourtant de plus en plus leurs adversaires. Enfin, techniquement, nous restons en France sur une confusion, entre la validité des stratégies d'influence et la légitimité douteuses des causes qu'elles ont pu servir par le passé. Dans ce domaine, les pensées asiatiques, orientales et même anglo-saxonnes ont su apprendre des erreurs et usent pleinement de ces stratégies.
EGE : Quelles seraient donc les voies de salut ?
Jean-François BIANCHI : Sans aucun doute, en prenant rapidement conscience de nos faiblesses, en apprenant de nos compétiteurs et en agissant sans naïveté, ni paranoïa.
EGE : Peut-on adopter une posture offensive dans l'élaboration d'une stratégie d'influence, sans que cela altère nos valeurs humanistes ?
Jean-François BIANCHI : L'humaniste n'est pas le renoncement, c'est au contraire une philosophie qui affirme la valeur de la personne humaine, adhère à sa défense et vise à son épanouissement. Reconnaître qu'il existe des menaces, identifier les compétiteurs les plus agressifs, vouloir agir et pro-agir pour défendre ses intérêts légitimes, ce n'est pas renoncer à son humanité dans la mesure où l'action reste conforme à l'éthique, comme le respect de la personne, la reconnaissance de ses droits, la perception de ses devoirs. Pour reprendre Aristote dans L'éthique de Nicomaque « vous pourriez m'objecter que l'homme pourrait faire beaucoup de mal en recourant injustement à la puissance de la parole, ou de l'influence. On peut en dire autant de tout ce qui est bon, la vertu exceptée, et précisément tout ce qui est utile, comme par exemple, la force, la santé, la richesse, le commandement militaire. Car cela sont des moyens d'actions dont l'application juste rend de grands services et l'application injuste faire beaucoup de mal. »