Une guerre informationnelle asymétrique entre Facebook et la France au sein de l’Europe
Facebook, premier réseau social mondial avec plus de 3 milliards d’utilisateurs créé en 2004, continue de déployer une stratégie informationnelle adaptée aux situations qu’il rencontre : conquérante dans le cadre de la stratégie de déploiement du métavers, de séduction et moralisatrice en réponse à la riposte réglementaire de l’Europe, de silence radio quand sa réputation est mise à mal. Quelle est celle de la France au sein de l’Europe sur le nouveau sujet de convoitise mondial le métavers ?
Entre juillet et fin octobre dernier, Mark Zuckerberg, occupe l’espace médiatique en annonçant ses ambitions pour concevoir l’Internet du futur : d’ici 5 ans être perçu avant tout comme une entreprise de métavers, même si la concrétisation prendra quelques années.
La course à l'Internet du futur : une conquête nommée Meta
Au moment où la réputation de Facebook est mise à mal, Mark Zuckerberg assume la réorientation du groupe et son objectif d’expansion par le développement du métavers. Il annonce le changement de nom de la société mère Facebook en Meta. Il vise à enthousiasmer et à inspirer confiance aux marchés financiers et aux utilisateurs, en sacralisant l’Internet de demain comme étant le « le Graal des interactions sociales".
Le 17 octobre dernier Facebook, qui emploie à ce jour 63 000 salariés dans le monde, annonce vouloir créer 10 000 emplois en Europe d’ici à 5 ans. A ce jour déjà, 10 000 employés travaillent sur les deux technologies de la réalité augmentée et réalité virtuelle. Deux des plus hauts responsables du groupe, Nick Clegg et Javier Olivan ont affirmé : « Cet investissement est un vote de confiance dans la force de l’industrie technologique européenne et le potentiel des talents technologiques européens ».
Une manœuvre opportuniste d'ancrage en Europe et de division informationnelle
Les éléments de langage récurrents, portant sur la pleine confiance accordée à l’Europe et la volonté d’accompagner celle-ci à développer son propre tissu économique, peinent à masquer le véritable objectif : occuper le marché européen tant par la captation de ses ressources reconnues que ses clients, par le business model. Cette épreuve de vitesse se joue aussi sur le plan de la perception : être reconnu comme leader dans le conscient collectif du vieux continent en amont même de toute organisation de résistance plus importante. Enfin ses annonces permettent une diversion informationnelle dans une période de crise de réputation sans précédent.
Il s’agit donc d’un contexte doublement tendu auquel Facebook apporte des réponses de communication différenciées, en premier lieu un quasi vide informationnel face à la crise de réputation. Le 5 octobre dernier, une ancienne employée, Frances Haugen dénonce l’intégrité civique et éthique du réseau social auprès de la Securities and Exchange Commission et auditionnée devant le Sénat américain, puis en Europe (le Sénat français le 10 novembre dernier), sur le manque de transparence du groupe. Dans ce contexte précis, et de façon rare, Mark Zuckerberg a peu communiqué face aux accusations de Frances Haugen, excepté une longue publication sur sa page Facebook, peu après l’audition de celle-ci devant le Sénat américain.
Un encerclement cognitif basé sur les valeurs d'éthique et d'intégrité
Peu après le scandale survenu en 2018, le fondateur de Facebook reconnaît des erreurs en mars 2018 et évoque la création d’une sorte de « Cour suprême », composée de personnalités « indépendantes », finalement matérialisée par la mise en place d’un conseil indépendant de surveillance annoncée en septembre 2019. Il affirme que ce conseil ayant vocation à représenter la communication du réseau, « s’assurera que nous remplissons bien nos obligations » et pourra renverser les décisions prises par le patron sur la question de la conformité des contenus ». Alors que ce dispositif ne dispose d’aucune action quant aux algorithmes utilisés privilégiant tel ou tel contenu, à la suppression ou maintien de pages Facebook ou posts en ligne, le groupe n’hésite pas, pour construire son discours, à emprunter la force de la sémantique et la rhétorique moralisatrice, même s’il ne poussera finalement pas l’audace de retenir la désignation de « Cour suprême ».
Une posture « moralisatrice » pour séduire l’Europe qui mène une nouvelle bataille réglementaire depuis fin 2020
Depuis décembre 2020, l’Union européenne travaille sur deux textes réglementaires majeurs censés imposer un cadre aux grandes entreprises numériques, pour au moins les dix à vingt prochaines années, 20 ans après la directive sur l’e-commerce (en 2000) : le Digital Services Act (DSA), un règlement sur les services numériques prévoyant d’imposer à tous les intermédiaires en ligne de coopérer avec les régulateurs pour retirer des contenus illégaux et des obligations de moyens pour garantir à intervenir rapidement en cas de notification ; et le Digital Markets Act (DMA), visant à organiser le marché économique numérique européen et encourager de nombreuses petites et moyennes entreprises. Tout en renforçant ses actions de lobby, d’un côté Facebook rend hommage au travail de l’Europe dans la régulation contre les excès d’Internet, et de l’autre il continue le bras de fer pour le contrôle des données (fin 2020, la justice allemande ouvre une enquête antitrust sur Oculus, en opposition au règlement général sur la protection des données).
L'enjeu de domination mondiale dans la conquête du métavers
Le concept est apparu pour la première fois dans le roman Simulacron 3 de Daniel F. Galouye (1968) même si le terme a été créé par Neal Stephenson dans son roman Le Samouraï virtuel (Snow Crash) en 1992. Le terme provient de la contraction des termes anglais meta (en grec signifiant au-delà, après) et universe, soit méta-univers et désigne un monde virtuel fictif. Le futur Internet, composé d’espaces virtuels persistants et partagés (utilisations d’avatars, autonomie des univers) permettra l’accès à de nombreuses activités : travailler, se divertir, consommer, gérer ses comptes, se soigner, démultiplier les interactions humaines, sans contrainte physique. Cet objectif du métavers n’est pas récent. Déjà en 2014 Marc Zuckerberg rachetait les casques immersifs Oculus pour 2 milliards de $, et s’il reste du chemin à faire, le contexte de la crise sanitaire couplé à la digitalisation du quotidien donne un coup d’accélérateur au développement de l’Internet immersif.
Le 19 août dernier, Facebook dévoile la solution Workrooms Horizon, une salle de réunion virtuelle où les avatars des utilisateurs peuvent se rencontrer. François-Gabriel Roussel, maître de conférences honoraire, chercheur au laboratoire CIM (Communication, Information, Médias) de l’université Paris-3 Sorbonne Nouvelle, étudiant le concept de métavers depuis 20 ans, rappelle que cette annonce ne marque pas une innovation particulière, les salles de réunions virtuelles existant depuis 15 ans, elle marque la « généralisation de l’outil confirmée depuis la crise sanitaire ».
De plus, Facebook compte des compétiteurs : parmi eux, le puissant jeu Fortnite (éditeur Epic Games) accueillant les avatars de stars (concert d’Ariane Grande en août dernier devant 78 millions de joueurs), les géants chinois, Tencent (jeux vidéo et réseaux sociaux) et Alibaba (vente à distance) en Chine. Des initiatives nationales existent aussi. Ainsi en Corée du Sud, le ministère des Sciences a mis en place en mai dernier une coalition d’entreprises et d’institutions publiques pour éviter « une dépendance aux acteurs transnationaux ». Selon une étude coréalisée par le Knowledge Immersive Forum avec le cabinet Ernst & Young, le chiffre d’affaires projeté pourrait représenter 1 500 milliards de $ d’ici 2030.
La place de la France dans ce nouvel univers économique
Si aujourd’hui les Etats-Unis sont un des pays qui impulsent le plus, la France en a été le précurseur, avec d’une part l’apparition des services interactifs via le minitel, notamment les jeux (3615 PL Jeux), plus particulièrement le premier jeu en la matière qui s’intitulait « La guerre de l’Espace » comme le rappelle François-Gabriel Roussel et, d’autre part, 10 ans plus tard, en 1997 l’édition par Canal+ Multimédia de l’un des premiers univers parallèles, le Deuxième monde. Considéré comme un logiciel d’immersion plutôt qu’un jeu vidéo, et faute de confiance, il a été très vite abandonné en 2001.
Notre position de précurseur se fait dépasser. Les Américains inspirés par l’expérience de Canal +, créent en 2003 « Second Life », un univers virtuel gratuit en 3D, rassemblant jusqu’à plusieurs millions d’utilisateurs par jour. Même s’il est en déclin depuis 2007, il continue d’exister.
Cette situation confirme une autre spécificité française : se faire happer les « pépites » par des investisseurs étrangers faute de posture nationale forte sur le sujet. Pour saluer la compétence française dans le domaine, les médias ont mis à l’honneur récemment le cas d’une start-up fondée par deux français en 2012, The Sandbox, (plateforme basée à Hong-Kong), qui se développe de façon forte, mais détenue majoritairement par une société de jeux mobiles hongkongaise et qui va bénéficier d’une levée de fond significative de 93 millions de $ par Softbank, un fonds japonais. Fabriq, une autre pépite française, offre une solution dédiée à la digitalisation du secteur industriel, et compte parmi ses clients de grands acteurs aéronautiques, d’autres secteurs également comme le luxe, la pharmacie ou le chocolat, mais elle est couvée par Microsoft.
La France et l'Europe ont des avantages
L’Europe n’a toujours pas réussi à créer un grand marché unifié du numérique, mais dispose d’atouts indéniables : une ingénierie forte en cartographie et Internet spatial (notamment Dassault Systèmes leader mondial dans les logiciels de modélisation 3D), des technologies de pointe (implants, interfaces cerveau-machine, lunettes et salles immersives, intelligence artificielle), une grande tradition de recherche, un potentiel de contenu conséquent au regard de son patrimoine culturel (plus de 10 millions de visiteurs virtuels au Louvre entre mars et mai en 2020), un réseau de Télécoms performant. De plus, il y a une prise de conscience que l’investissement doit être privilégié sur un horizon plus long, la Caisse des dépôts et consignations optant sur du moyen/long terme, par exemple en nouant des partenariats avec de grands groupes (Vinci pour le Grand Palais immersif).
Deux cas parmi d’autres soulignent la dynamique française : l’association française Laval Virtual spécialisée dans les technologies et univers virtuels a "virtualisé" son salon annuel en Mayenne en plein contexte de confinement, accueillant jusqu’à 1 300 personnes simultanément. Egalement, SkyReal, né en 2017 d’une externalisation d’Airbus, propose une solution innovante de réalité virtuelle pour des applications industrielles (immersion sans casque, dans une salle dont les murs et plafond sont des écrans de projection).
Il faut rappeler, que les géants peuvent avoir une qualité de production faillible, Facebook ayant retiré en 2021 de la vente 4 millions de casques Oculus Quest 2 pour cause d’irritation de la peau sur un petit pourcentage d’utilisateurs. Enfin, les pouvoirs publics prennent conscience de l’importance des investissements nécessaires dans le domaine numérique (7 milliards sur 100 du plan de relance national consacrés au volet numérique entre 2020 et 2022), pour faire grossir les start-up françaises, encore faut-il les préserver des fonds d’investissements étrangers (la licorne Dataiku).
Mais la France répond-elle au défi informationnel en sous-jacent ?
Le géant Facebook a un langage de puissance, peut tenir une rhétorique moralisatrice en pleine contradiction avec sa politique de « production », qui plus est, de plus en plus visible. Cependant, en France, les pouvoirs publics comme les acteurs économiques accusent une absence de stratégie informationnelle, pouvant s’expliquer par l’absence de stratégie industrielle nationale, du moins sa non-visibilité : absence d’image de forces unifiées dans un collectif et posture forte autour du métavers. L’existence de freins (santé publique, écologique) et le besoin de débats en découlant pourraient trouver un relais dans la construction d’une communication globale.
Comme l’indique François-Gabriel Roussel, “ l’avenir de ce métavers dépendra des capacités d’imagination des différents acteurs : depuis la fin du XXe siècle, la réalité a dépassé la fiction, en ce sens que nous disposons désormais de technologies dont on n’imagine pas encore tous les usages que l’on pourra en tirer”. Enfin, ce pourrait être un vecteur et un levier pour pérenniser au mieux notre modèle de civilisation, de valeurs. Si les moteurs de recherche peuvent indirectement à travers les réponses proposées faire référence à des modes de pensées, à des modèles de civilisation, quelle sera la puissance des métavers ?
Selon Alexandre Michelin, l’écosystème français dispose du contenu, de l’ingénierie et de l’intelligence, le défaut portant sur l’organisation des acteurs, et la mobilisation politique (commandes publiques notamment). La France a une vision, l’enjeu étant de créer « suffisamment de dynamique pour qu’il y ait un intérêt commun entre les différents pays européens ».
Culturellement, la France et l’Europe ripostent à travers le levier réglementaire. Certains spécialistes de la réalité virtuelle exhortent à penser d’ores-et-déjà à la régulation du métavers, notamment sur des aspects inédits, pour ne pas réitérer la gestion des premiers chapitres de l’aventure Internet : anticiper la riposte au futur « darknet » (trafics illégaux), prévoir le risque d’une économie dérégulée, répondre aux enjeux du contrôle des accès au métavers, de la propriété des données, de l’anonymat des utilisateurs, et sur le plan de la santé mentale, le risque majeur du remplacement d’un réel désolant par le virtuel, pouvant s’avérer pas moins violent. A ce jour, aucune communication n’a été faite au sujet du métavers.
L’artiste Jean-Michel Jarre a synthétisé sa frustration d’une absence de stratégie française en la matière: lui qui veut proposer des expériences immersives culturelles « haut de gamme » (le concert immersif du nouvel an 2021 durant lequel son avatar était projeté en direct à l’intérieur d’une version virtuelle de la cathédrale Notre Dame de Paris, suivi par 75 millions de personnes) exhorte le 8 novembre dernier à faire « d’urgence un métavers français ». Il y voit un enjeu de souveraineté culturelle pour parvenir à une autonomie en France et en Europe et est convaincu que le métavers « sera le mode d’expression majeur du XXIè siècle ». Aujourd’hui, il est ambassadeur de la plateforme Sensorium Galaxy, portée par le milliardaire russe Mikhail Prokhorov, qui négocie un bon nombre de concerts exclusifs avec d’autres artistes mondialement connus (le DJ David Guetta).
Maria Tacvorian
Sources
Pour Jean-Michel Jarre, « il faut d’urgence faire un « métavers français », Le Monde, 8/11/2021
Vincent Fagot, « En changeant de nom pour Meta, Facebook parie sur l’avenir », Le Monde, 29/10/2021
Clémentine Pavlotsky , « Qu'est-ce que le «Métavers», ce nouvel eldorado virtuel qui fait rêver les géants du numérique ? », RFI dans l’émission “Décryptage”, 19/10/2021
Benjamin Hue, « Facebook dans la tourmente : comprendre ce qui est reproché au réseau social en 5 minutes », RTL, 08/10/2021
Frankfurter Allgemeine Zeitung, « Le métavers, trop beau pour être vrai, Courrier international », n°1613 du 30 septembre au 6 octobre 2021
Emmanuel Guimard, « SkyReal fait entrer l’usine dans la réalité virtuelle », Les Echos, 21/09/2021,
Chloé Woitier, « Metaverse, le vertigineux futur d’Internet », Le Figaro, 12/09/2021
Boris Manenti, « Bienvenue dans le métavers ? », L'Obs, 10/09/2020
Guillaume Caire, « Facebook dévoile Horizon Workrooms, étape cruciale vers son « metaverse », Les Echos, 19/08/2021
Elise Viniacourt, « Metaverse, en route vers l’avatar », Libération, 15/08/2021,
Enzo Dubesset, Les « métavers », ces mondes parallèles que veut développer Facebook », La Croix, 27/07/2021
Alice Vitard, « Facebook suspend temporairement la vente de ses casques Oculus en Allemagne », L’usine digitale, 4/09/2020
Interviews
Entretien téléphonique avec François-Gabriel Roussel, maître de conférences honoraire, chercheur au laboratoire CIM (Communication, Information, Médias) de l’université Paris-3 Sorbonne Nouvelle, 16/11/2021
Ali Laïdi, Economie immersive, le retard européen, entretien d’Alexandre Michelin, fondateur du KIF (Knowledge Immersive Forum), France 24, 22/09/2021