Tentative d’encerclement cognitif par la relance du thème de la défense de la démocratie
Au mois de novembre 2021, Joe Biden annonce lancer un « Sommet de la démocratie » en virtuel le 9 et le 10 décembre. Les Etats-Unis se donnent l’image du chevalier blanc en montrant leur exemplarité sur le respect des droits humains tout en combattant l’autoritarisme et la corruption, et en soutenant ses partenaires dans le monde (1).
Quelles sont les intentions réelles des Etats-Unis via ce sommet ? La démocratie chère à Biden ne serait-elle pas en train de dériver vers un monde bipolaire opposant deux camps recomposés dans une nouvelle dialectique de guerre froide ? Les 110 pays invités sont-ils réellement démocratiques ? Où sont-ils seulement des cibles pour permettre aux Etats-Unis d’avancer « masqué » pour l’accroissement de leur hégémonie ?
Le slogan de la démocratie en danger
L’IDEA (Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale) publie un rapport d’alerte sur le recul des démocraties, et la montée de l’autoritarisme dans le monde. Le nombre de démocratie passe de 104 en 2015 à 98 en 2020. La montée de mouvements populistes montre que la population se sent méprisée voire abandonnée par leurs différentes élites (politique, journaliste, intellectuels …). Les cyberattaques lors d’élections présidentielles comme aux Etats-Unis en 2016 alimentent des suspicions sur la légitimité des chefs élus. Avec la crise de la COVID-19, la mise en place des plans d’urgences par les gouvernements dans le monde ont amplifié cet autoritarisme. L’assaut du Capitole en janvier 2021 par les partisans de Donald Trump ont contribué à dégrader l’image de la démocratie américaine dans le monde (2).
Ce sommet rassemble 275 personnalités dont 110 représentants de gouvernements mais aussi d’autres profils comme des membres du secteur privé et de la société civils, ONG, des défenseurs des droits de l’homme et des personnes influentes dans les domaines de la politique, des arts de la culture et des sports. Afin d'accorder leurs paroles à leurs actes, les Etats-Unis se dotent d’un budget de 424 millions de dollars qui serait dépensé pour appuyer une politique de défense de la démocratie à travers le monde. L'objectif affiché par Washington se décline de la manière suivante :
. Soutenir les médias indépendants à l’étranger.
. Lutter contre la corruption;
. Aider des militants.
. Faire progresser la technologie.
. Défendre des élections équitables.
. Lutter contre « l’autoritarisme numérique » par un contrôle accru des exportations de technologies qui peuvent renforcer la surveillance des États.
Celle liste de bonnes intentions soulève quelques interrogations sur les véritables intentions du gouvernement américain.
Soutien des médias "indépendants" à l’étranger
Les médias constituent un levier important dans la contribution de l’encerclement cognitif d’une population. Son contrôle direct ou indirect peut contribuer à influencer la population contre une politique locale voire nationale et peut engendrer des troubles dans un pays cible. Les médias indépendants peuvent devenir un moyen de subversion qui provoquera une démoralisation de la population, ce qui engendrera une déstabilisation du système politique en place. Une crise peut se développer au sein du pays cible et justifierait l’émergence de nouveaux chefs qui prôneraient des valeurs sous couvert de démocratie (3). Le recours aux médias n’est pas seulement un moyen pour informer mais aussi pour former des jeunes générations.
Dans le cas de la France, la doctrine de l’ex ambassadeur des Etats-Unis en France Charles Rivkin en est un parfait exemple. L’idée est de véhiculer des objectifs et valeurs américaines comme étant des valeurs françaises, la population croît agir dans l’intérêt de sa nation mais en réalité elle répond aux objectifs des Etats-Unis. Rivkin détaille sa technique dans sa tactique numéro 3 : « Pour atteindre ces objectifs, nous nous appuierons sur les vastes programmes de diplomatie publique déjà en place au poste, et nous développerons des moyens supplémentaires et créatifs pour influencer la jeunesse française, en utilisant les nouveaux médias, les partenariats d'entreprises, les concours nationaux, les événements de sensibilisation ciblés, et surtout les invités américains. » (4).
Lutter contre la corruption
Si la corruption est importante, cela conduit à une profonde défiance du peuple envers ses élites et son gouvernement : pas de participation aux votes, pas d’implication dans la société civile, pas de participation aux débats publics ce qui conduit à un affaiblissement de la culture démocratique (5). Les interrogations du journaliste américain Oliver Stone sur les campagnes présidentielles et législatives 2020 aux Etats-Unis soulève des questionnements et il va même jusqu’à qualifier le gouvernement américain de corrompu : « Quand il faut 14 milliards de dollars pour élire un président, vous vous demandez : de quel genre de démocratie s’agit-il ? Vous ne pouvez même pas demander à un membre du Congrès de vous parler à moins que vous ne payiez et que vous ayez un intérêt commercial.
Il est très difficile à Washington d’attirer l’attention d’un citoyen ordinaire. Vous avez besoin d’argent, vous avez besoin de poids de lobbying. Notre gouvernement est totalement corrompu. » (6). Le cas de l’élection présidentielle de 2008 aux Etats-Unis peut nous interroger sur les financements des campagnes des différents candidats. D’après les chiffres de la FEC (Federal Elections Commission), John McCain disposait d’une levée de fond de 145 millions de dollars contre celle de son adversaire Barack Obama de 339 millions de dollars (7). Parmi les gros contributeurs, nous pouvons voir que le candidat Obama a été soutenu par une grande majorité de secteurs stratégiques dans la finance, le secteur de la communication/électronique, l'énergie, la santé (8) ainsi que par des entreprises comme Microsoft ou des universités comme Harvard ou l’Université de Californie qui forment des cadres pour la Silicon Valley.
Ce sommet pour la démocratie n’est pas très bien accueilli par certains militants, comme le fondateur du mouvement «Black Voters Matter Fund » Cliff Albright, qui demande au Président des Etats-Unis de se consacrer à la politique intérieur au lieu de l’étranger sur le sujet de la démocratie (9).
Les législations fédérales pour renforcer le système démocratique américain tardent malgré une majorité de démocrate au Congrès (normalisation des règles électorales, renforcement du droit de vote, interdiction du découpage des circonscriptions électorales pour favoriser un parti politique plus connu sous le terme américain de « Gerrymandering »).
On peut s’interroger sur le niveau de démocratie de ces différents invités. Nous pouvons citer le cas des Philippines (115ème sur 180 dans l'indice de perception de la corruption) qui est dans le viseur du département d’Etat en raison des exécutions extrajudiciaires. Le Pakistan (124ème sur 180 dans ce même indice) est accusé de disparition forcée, de torture et divulgation de la présence d’Oussama Ben Laden sur son territoire. Des pays africains participent à ce sommet dont le fonctionnement démocratique pour la plupart est discutable comme le Nigéria (149ème sur 180) où la liberté de la presse est mise à mal, ou encore la République démocratique du Congo qui est l’invité le plus corrompu du sommet (170ème pays sur 180) (9,10).
Aider des militants
Divide et impera (Diviser pour mieux régner) Philippe II de Macédoine
Sous couvert d’aide à la démocratie, le soutien apporté par les Etats-Unis à des groupes militants dans des pays étrangers, peut se révéler un moyen d’affaiblissement de ces pays en vue de mettre en place un gouvernement répondant aux critères fixés par Washington. Cela peut être vu comme étant de l’ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat et porter atteinte à sa souveraineté.
Dans le cas de la France, la « stratégie d'engagement de soutien à des minorités dans l'hexagone, initiée par l’ancien ambassadeur des Etats-Unis en France, Charles Rivkin, en est un bon exemple. Il constitue une intrusion de grande envergure dans les affaires intérieures d'une nation souveraine en changeant les attitudes des jeunes français musulmans afin qu’ils se fondent dans le modèle de la mondialisation impulsé par les Etats-Unis. L’ambassadeur n’hésite pas à employer l’expression « faire pression sur la France » pour imposer le système américain aux Français. Le projet comprend une réécriture de l’histoire de France dans les programmes scolaires en introduisant les minorités non-françaises (11).
Faire progresser la technologie
La démocratisation de la technologie contribue au décollement économique d’un pays grâce à la facilitation de l’accès à l’information. Le développement des technologies Internet dans les pays où son infrastructure est peu développée comme l’Afrique, permet un accès plus facile à l’éducation par les cours en ligne, la santé via le dépistage à distance, etc… (12), mais les logiques de dépendance technologique et cognitive qui en découlent, renforce le formatage d'esprit par les méthodes anglosaxonnes bien connues dans certaines couches de la population locale.
D'autre part, la collecte de toutes ces données et sa revente constituent une opportunité économique pour les géants du Web américain (GAFAM). Sous couvert de démocratie, les Etats-Unis peuvent appliquer une guerre économique contre la Chine (et les BATX) pour retrouver leur première place de partenaire économique perdue en 2009 en Afrique, continent particulièrement riche en matières premières indispensables à la transition écologique. La Chine y est très active dans le domaine minier par des prises de participations financières dans les sociétés minières locales ou l’exploitation direct par les consortiums chinois (13,14).
Défendre des élections équitables
Le contrôle des élections (présidentielle, législatives, etc…) a pour but d’assurer l’impartialité du processus électoral selon les normes internationales. Il est déjà assuré par des ONG, des organisations internationales comme l'Organisation internationale de la francophonie, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, l’Union Européenne, le Conseil de l’Europe ou l’Union Africaine.
L’accès à l’information est nécessaire pour garantir un scrutin démocratique équitable, à savoir la diffusion des programmes électoraux des différents partis politiques, ou l’expression des citoyens via les médias et les réseaux sociaux. Pour lutter contre les fausses informations, les plateformes numériques créées des partenariats avec des agences de presse veulent contrôler la véracité des faits. Dans ce but et dans le cadre des élections françaises de 2022, l’Agence France Presse et la filiale française de Google ont lancé le programme « Objectif Désinfox » (15). La présence d’un membre des GAFAM dans un tel dispositif interroge... Certains peuvent le considérer comme un agent d’influence potentiel, avec une fonction de censure au service de l’idéologie libérale anglo-saxonne.
Lutter contre l’autoritarisme numérique
Les Etats-Unis dénoncent l’autoritarisme de la République Populaire de Chine dans le domaine numérique incluant la biométrie, l'intelligence artificielle, et la 5G (16). Avec la technologie 5G, la société chinoise Huawei conquiert le monde dans le domaine de l’information. Les Etats-Unis sont conscients de leur retard, ils mettent en place des mesures protectionnistes contre cette technologie et se lancent dans la compétition avec la 6G. Leurs arguments alimentent une guerre économique dans la conquête des marchés des technologies numériques, les infrastructures satellitaires amènent le conflit dans le milieu spatial.
Le faux-nez propagandiste d'une politique de préservation de puissance ?
Des pays comme la Russie, la Chine, la Turquie et la Hongrie ont été exclus de ce colloque sur la démocratie. Ils étaient jugés comme étant une menace pour le système démocratique du fait de leur caractère autoritaire. Cette annonce a suscité le courroux de la Chine en raison de la présence de Taiwan dans la liste des invités. Son porte-parole des Affaires Etrangères Wang Wenbin dénonce « une vieille ruse de la part des Américains pour déplacer ses problèmes intérieurs à l’étranger dans la tentative de trouver un remède », et une privatisation de la démocratie selon des critères qui sont décidés par les Etats-Unis (17).
Joe Biden efface les différents retraits exécutés par Donald Trump, comme celui du Conseil des droits de l’homme en 2018, et créé un retour en force via son « Sommet pour la démocratie ». Sous une apparence de chevalier blanc, les Etats-Unis cachent les défauts de leur système politique et veulent paraître comme étant le protecteur mondial de la démocratie. Ses mesures masquent une volonté d’encerclement cognitif des populations via le recours aux médias indépendants, l’aide au développement des systèmes de l’information via les GAFAM.
L’invitation des pays africains à ce sommet camoufle une guerre économique face à la Chine pour l’accès aux matières premières nécessaires pour la transition aux énergies renouvelables et aux nouvelles mobilités, mais aussi pour le développement des technologies numériques. Il y a une véritable volonté de redéfinition d’une démocratie face à un régime autoritaire par les Etats-Unis ce qui entraîne la réapparition d’une opposition entre un monde démocratique libérale mené par les Etats-Unis face à un bloc autoritaire conduit selon eux par la Russie et la Chine, tout en menant une politique d’encerclement géographique via les pays invités.
Joe Biden envisage de renouveler ce type d'opérations dans un an pour faire le point sur les mesures appliquées et tracer une voie commune pour l’avenir (1). Il affirme ainsi sa volonté d’hégémonie sur le monde et principalement sur ses alliés ainsi que sur les pays qui sont soumis à l'autorité des Etat-Unis.
La tentative américaine d’encerclement cognitif de la Russie mais aussi de la Chine par la relance de la démocratie est logique dans le contexte actuel. Mais Washington ne tient pas compte de l’échec de cette stratégie en Somalie (1993), en Afghanistan (2001-2021), en Irak (2003-2022), en Syrie (2011-2019), en Lybie (2014-2020). La négation des échecs de greffe de la démocratie à la suite de ces différents conflits n’est pas une posture cognitive très pertinente.
Heureusement pour Joe Biden, les ennemis potentiels et désignés par les Etats-Unis ne se montrent guère habiles dans l'utilisation d'une contradiction aussi démonstrative pour contrer le discours adverse (19). Moscou et Pékin tombent dans le piège que leur ont tendu les vieux chevaux de retour du Département d'Etat. La Russie et la Chine se focalisent en effet sur leur volonté d'exister en tant que puissance, et donc de protester contre leur exclusion de ce sommet, alors qu'il leur serait très facile d'en démontrer les incohérences. On retrouve bien là les limites des deux anciens leaders du monde communiste dans leur capacité offensive mutuelle en matière de guerre de l'information par le contenu. Focalisés sur le besoin prioritaire de se faire reconnaitre dans le jeu mondial des relations internationales, les leaders russes et chinois ont perdu de vue l'acquis subversif des appareils de combat bolchéviks et maoïstes, lorsque ces derniers avaient réussi à fomenter une révolution dans leur propre pays en battant le fort par une offensive rhétorique sur ces contradictions les plus élémentaires.
Louis-Henri Baudey-Laubier
Notes
3. Perfetti A. La matrice de subversion informationnelle soviétique. Ecole de Guerre Economique.
4. Embassy Paris - Minority Engagement Strategy. France Paris; 2010.
5. Venard B. La corruption peut-elle assassiner la démocratie ? Leçons du Venezuela. The Conversation.
7. Vergniolle de Chantal F. Le financement de la campagne. Politique américaine. 2008;11(2):67-76.
12. Stories LP. En Afrique, la démocratisation du numérique est une clef vers la croissance. Le Point.
14. Le Bec C. Le défi des groupes miniers chinois en Afrique – Jeune Afrique. JeuneAfrique.com.
15. Élections 2022 : l’AFP et Google France lancent le projet « Objectif Désinfox ». AFP.com.
16. Sy R. Autoritarisme numérique : les USA indexent la Chine dans un rapport. La Nouvelle Tribune.
18. Further Information - The Summit for Democracy. United States Department of State.