Depuis le début du XXIe siècle, la dynamique entre la Chine et les États-Unis est devenue l'une des plus cruciales pour l'équilibre géopolitique mondial. Alors que la Chine s'affirme de plus en plus comme une puissance globale, les États-Unis, soucieux de maintenir leur position hégémonique, multiplient les stratégies pour contenir l’ascension de cette dernière. Cette rivalité, qui s'exprime à la fois sur le plan culturel que technologique, militaire et diplomatique, ne cesse de redessiner les contours des relations internationales dans le monde et plus particulièrement dans la région Asie-Pacifique. Tandis que les Etats-Unis soutiennent activement les diverses factions à même d’amoindrir le pouvoir et la légitimité de Pékin, nommés « 5 poisons » par le PCC (opposants Tibétains et Dalaï-Lama, indépendantistes Taïwanais, opposants démocrates chinois, Falun Gong et séparatistes du Xinjiang), la Chine fait aujourd’hui le choix de la contre-attaque en décidant à son tour de soutenir divers mouvements de contestation à même de saper l’unité et la cohésion de la nation américaine, comme l’avait fait l’URSS par le biais du KGB en son temps durant la Guerre Froide, tout en cherchant activement à dégrader l’image de son rival à l’étranger.
Politique étrangère chinoise : quête de suprématie et frictions diplomatiques
Particulièrement marquée par ce qu’elle nomme « le siècle des humiliations », marqué par les deux Guerres de l’Opium et le sac du palais d’été en 1860, la Chine aspire dès la Révolution maoïste et l’établissement de la République Populaire de Chine en 1949 à rétablir sa prospérité intérieure et son influence extérieure d’antan. Après un rapprochement avec les Etats-Unis, permis par la rupture sino-soviétique de 1960, la reconnaissance de la RPC lors de la visite du Président Richard Nixon en 1972 et l’ouverture progressive aux investissements étrangers grâce aux réformes économiques de Deng Xiaoping à partir de 1978, Washington espère transformer, conformément à sa doctrine de « la paix démocratique », la Chine en démocratie libérale en l’incluant progressivement dans les institutions multilatérales au tournant des années 2000.
Membre de l’OMC à partir de 2001, la Chine voit sa balance commerciale devenir fortement excédentaire, tandis que sa politique de sous-évaluation du yuan, le faible coût de sa main-d’œuvre et sa stratégie de montée en gamme technologique, par l’espionnage industriel et sa législation contraignante sur les transferts de technologies, lui permettent de devenir leader sur nombre de secteurs particulièrement porteurs.
Membre des Brics depuis 2009 et fondatrice de l’Organisation de la Coopération de Shangaï depuis sa création en 1996, la Chine entend bien remodeler l’ordre international issu de la seconde guerre Mondiale. Particulièrement présente au sein du Sud Global, elle y déploie son influence grâce à ses investissements, sa diplomatie Culturelle (Centres Confucius) et ses outils de communication (CGTN Africa, Xinhua ou Radio China International) dans le cadre de son projet de nouvelles routes de la soie « One Belt One Road ». Visant à la fois à sécuriser ses approvisionnements énergétiques vers la région du golfe arabo-persique (« sécurisation du collier de perles ») et ses débouchés vers l’Europe, la Chine multiplie à partir de 2013 les investissements vers l’Asie Centrale, la Russie et l’Europe tout en développant massivement les infrastructures en Mer de Chine, autour du sous-continent indien, et aux abords de la péninsule arabique.
Alors que la probabilité de conflit militaire avec la flotte américaine du Pacifique s’accroit autour des revendications chinoises en mer de Chine Méridionale sur le tracé dit « des 9 pointillés », la Chine adopte, durant les mandats successifs de Hu Jintao et de Xi Jinping, une attitude de plus en plus conquérante sur les terrains économiques, technologiques et diplomatiques tout en développant une importante marine de guerre visant à sécuriser efficacement les différents détroits-clés du commerce mondial : Suez, Bab-el-Mandeb, Ormuz, Malacca. Malgré l’intrication de leurs économies, Pékin et Washington multiplient les différents dans un contexte tendu de course à la puissance alors que le cœur de l’économie mondiale et donc du jeu géopolitique global bascule de l’Occident vers l’Asie du Sud-Est.
Tandis que les Etats-Unis espèrent, depuis le mandat du Président Barack Obama, effectuer avec succès un pivot vers l’Asie visant à contenir leur rival, leur présence militaire est remarquée au Japon, en Corée du Sud, aux Philippines ainsi que sur l’île de Guam. Grâce à leurs différents partenariats stratégiques tels que l’Aukus ou le Quad et à leur soutien au gouvernement de Taïwan, ils soutiennent de manière effective une stratégie visant à contenir la capacité d’expansion de la Chine sur sa façade maritime.
Le contexte apparait ainsi particulièrement tendu alors que la Chine revendique plusieurs territoires en mer de Chine Méridionale au détriment du respect de la convention de Montego Bay de 1982 sur le droit de la mer (Îles Paracels, récif de Scarborough, îles Spratley, îles Senkaku). Dans ce contexte propice aux crises, alors que les Etats-Unis soutiennent activement plusieurs mouvements vus par Pékin comme intrinsèquement nuisible à l’unité et la cohésion de la nation chinoise, et dans le contexte de réussite relative de la stratégie de déstabilisation de la Russie contre les pays occidentaux, la Chine choisit également de se lancer dans une stratégie de guerre de l’information visant à saper la cohésion de la nation américaine et son image à l’étranger.
Confrontation informationnelle et subversion
Notamment accusée par Washington de tolérer l’envoi de composants permettant la fabrication de fentanyl par des trafiquants de drogue sud-américains à destination du marché étasunien, la Chine œuvre également à déstabiliser son rival occidental par un soutien à divers mouvements de protestation sur le sol américain. Inspiré en ce sens par le précédent du soutien du KGB au mouvement des droits civiques durant la Guerre Froide, la Chine fait le choix de soutenir plusieurs groupes vus comme à mêmes de saper la cohésion sociale de la société américaine par leur radicalité.
Tandis que l’actualité américaine récente est marquée par la résurgence du mouvement Black Lives Matter après la mort de Georges Floyd, le gouvernement chinois a choisi d’afficher son soutien aux protestations, prenant place dans un contexte particulièrement tendu. Les opérations de déstabilisation chinoises visent également à soutenir l’aile la plus radicale de l’électorat trumpiste. En relayant les théories du complot relatives à la manipulation électorale supposée de 2020, aux incendies à Hawaii et les prises de position les plus clivantes sur des sujets de société polarisants tels que l’immigration, la criminalité ou les droits LGBT, Pékin cherche à alimenter le contexte de tension politique propre à la société américaine. Tandis que le camp Républicain se radicalise grâce à l’influence croissante du mouvement Qanon, alimentant une défiance institutionnelle radicale et grandissante, une analyse du Soufan Center indiquait en 2021 que si près de 20% du trafic lié à ce mouvement vient de l’étranger, la part occupée par la Chine tendait alors à s’accroitre depuis plusieurs années.
Enfin, bien qu’elle ait une politique fortement répressive à l’égard de ses mouvements de contestation internes, la Chine a également fait le choix de soutenir les protestations en faveur de la Palestine issues des campus américains. Tandis que Les médias d’Etat Chinois grossissent la visibilité de ce mouvement en Occident, mettant à mal la posture diplomatique du gouvernement de Joe Biden, le PCC encourage également le partage de ces contenus au sein des réseaux sociaux chinois afin de fortifier le sentiment patriotique de sa population. Dans ce contexte, plusieurs politiciens américains s’alarment de la partialité des contenus relayés par la plate-forme Tiktok comme pouvant découler de cette stratégie.
Supposément rattachée au ministère de la Sécurité d’Etat, le groupe 912 Special Project Working Group est quant à lui dédié aux actions de manipulation de l’information sur les réseaux sociaux à l’étranger. Lors de sa campagne « Spamouflage » de 2023, plusieurs milliers de comptes ont ainsi été bannis lors d’une vaste opération ayant visé les plateformes Twitter, Tiktok ou Quora afin de propager des narratifs prochinois et anti-américain en langue anglaise. Si cette première campagne n’avait rencontré qu’un écho modéré, étant donné ses contenus stéréotypés recopiés ou générés automatiquement, une seconde campagne lancée en 2024 dans le contexte de la guerre à Gaza et du début de la campagne présidentielle américaine a rencontré un écho bien plus large en parvenant notamment à s’insérer plus habilement dans le flot d’interactions de véritables citoyens américains affiliés au mouvement Make America Great Again ou à l’alt-right américaine.
Usant de formules volontairement provocantes à l’encontre du Président Biden, ces contenus visent à renforcer le leadership du candidat Républicain Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. Également utilisés pour promouvoir des discours pro-PCC sur les questions de politique technologique entre les États-Unis et la Chine, ces comptes recourant à l’IA pour la traduction automatique du Mandarin reprennent les codes parfois outranciers de la presse d’opinion américaine dont les techniques sont réutilisées par les médias alternatifs dits de « réinformation » présents sur les réseaux sociaux et faisant régulièrement la part belle aux contenus démagogiques sur des thématiques anxiogènes.
Décrédibilisation à l’international
Sur le plan international, la Chine déploie également une stratégie visant à décrédibiliser les Etats-Unis afin de se positionner comme un partenaire économique et militaire prioritaire et ainsi accroitre sa sphère d’influence dans une logique de contre-encerclement. Tandis que Pékin multiplie les opérations de communication afin de dénoncer l’ingérence américaine au sein du « Sud Global » par le biais de ses médias, elle choisit également d’avoir recours aux nouveaux vecteurs informationnels que sont Tiktok et les influenceurs. Alors que de nombreux décideurs américains appellent à la régulation ou l’interdiction de la plateforme vidéo commercialisée par l’entreprise chinoise Byte Dance, il semble évident que les objectifs de Pékin sont multiples : sur un plan politique, le PCC vise à rallier de plus en plus de nations à sa cause. En multipliant les liens de dépendance technologiques, financiers ou commerciaux, Pékin s’assure de disposer de puissants leviers stratégiques dans sa quête de suprématie mondiale.
La vidéo « American Dream or American Mirage? » publiée le 19 Mars 2024 par la chaîne de télévision CGTN est un exemple parmi d’autres de la stratégie de communication chinoise anti-américaine au sein du Sud Global :
« The American Dream. They say it’s for all, but is it really? […] Those rights have led to decay and addiction in the streets. […] Those who lost their homes won’t get them back. But strangely, the flames didn’t touch the rich. Coincidence? Two Americas emerge, side by side yet worlds apart. […] Incarceration rates reveal divided justice. […] Has the path to greatness become a trail of tears for the common man? »
Utilisant les technologies d’intelligence artificielle afin de générer les images animées servant d’arrière-plan à un discours particulièrement incisif à l’attention des populations du Tiers-Monde susceptible d’admirer la société américaine, cette vidéo vise à décrédibiliser la puissance étasunienne en s’attaquant à plusieurs de ses problèmes sociaux les plus criants : la crise des opioïdes, l’incarcération de masse des minorités ethniques, les problèmes économiques des plus précaires (inflation, prêts étudiants) et le sentiment de dépossession démocratique des classes populaires et moyennes face au pouvoir des élites américaines. Tandis que le vocabulaire utilisé vise à présenter les Etats-Unis comme une société en déclin terminal, l’accompagnement musical et les images utilisées cherchent à présenter la situation du pays comme inextricable.
En utilisant un sous-entendu teinté de complotisme vis-à-vis des récents incendies sur le territoire américain, la vidéo cherche également à accroitre la défiance entre la population américaine et ses représentants, tandis que la popularité des théories conspirationnistes reste élevée au sein de la population. (Scandale Epstein, Pizzagate, tentative d’assassinat de Donald Trump, Qanon, 11 septembre, etc)
En décrédibilisant activement Washington à l’étranger tout en stimulant les troubles et dissensions politiques au sein de la nation américaine, Pékin vise à déstabiliser la capacité des Etats-Unis à efficacement organiser et contrôler le commerce mondial grâce à l’hégémonie de leurs plus grandes firmes afin de promouvoir ses propres groupes. Enfin, en stimulant les mouvements politiques clivants sur le territoire étasunien, le PCC vise à saper l’unité politique de son principal adversaire et concurrent. Suivant l’adage de Raymond Aron selon lequel l’Etat-Nation doit être avant tout « Respecté à l'extérieur, en paix à l'intérieur », la stratégie chinoise vise à amplifier les contradictions de la société américaine afin de l’empêcher d’unifier ses forces productives internes contre son principal adversaire géostratégique.
En conclusion, la Chine dispose pour l’heure de relais d’opinion encore relativement modestes au sein de l’écosystème informationnel américain.
La portée encore limitée de la démarche informationnelle chinoise
Si ses moyens et les effets de son action restent encore limités, la Chine développe son action sur le territoire américain, motivée par la réussite de la stratégie de « guerre hybride » théorisé par son voisin russe et déployée contre les Etats occidentaux. Dotée d’une stratégie fermement établie et d’objectifs clairs, la Chine poursuit son action dans un double objectif : alimenter le sentiment anti-américain dans le monde (en ciblant le Sud Global) et saper l’unité politico-sociétale de son rival (en ciblant directement le public américain) par l’utilisation des réseaux sociaux et des contenus viraux.
Si les conséquences de ces actions de déstabilisation semblent pour l’heure encore marginales, les publications chinoises ne rencontrant encore qu’un faible écho, les moyens que Pékin développe progressivement seront probablement à même de jouer un rôle non négligeable dans l’élection Américaine de l’automne 2024.
Par le déploiement de structures telles que le State Department’s Global Engagement Center, les Etats-Unis semblent ainsi admettre que la meilleure défense dans la guerre informationnelle est la contre-attaque visant le narratif de l’adversaire. Nombre d’officiels américains s’alarment d’un risque d’ingérence chinoise accru dans les années à venir. Face aux développements exponentiels des technologies de manipulation de l’information par intelligence artificielle et à la marginalisation progressive des médias traditionnels, la stratégie de la tension déployée par Pékin cherche à mettre durement à l’épreuve la légitimité des institutions politiques étasuniennes. Mais insistons sur le fait que la matrice de guerre de l’information chinoise est encore tributaire des rigidités du système communiste. Contrairement à la Russie qui a su s’adapter au contexte médiatique occidental (Cf. Sputnik puis Russia Today) avant qu’elle en soit exclue depuis la guerre en Ukraine, la Chine communiste se parle d’abord à elle-même (objectif premier : le contrôle de sa population). Les médias chinois en langue étrangère copient le mode de présentation des actualités des télévisions occidentales mais n’innovent pas. Les instruments de propagande plus « militants » ont perdu beaucoup de leur intensité depuis la fin de l’ère maoïste. Et rappelons à ce propos que la tentative de créer une nouvelle internationale des partis communistes prochinois après le schisme sino-soviétique s’était traduit par un échec. Le PCC n’avait pas su recréer une dynamique subversive informationnelle semblable à celle du Komintern (apogée de l’art de la Guerre de l’information prosoviétique), ni même d’égaler la capacité d’influence du Kominform, le bureau d’information des partis communistes prosoviétiques entre 1947 et 1956.
Louis Kebers (MSIE44 de l’EGE)
Sources
2 - https://www.nytimes.com/2024/04/01/business/media/china-online-disinformation-us-election.html
9 - https://edition.cnn.com/2024/04/26/politics/blinken-china-interview-intl-hnk/index.html
10 - https://www.isdglobal.org/digital_dispatches/qanon-goes-to-china-via-russia/
11 - https://thediplomat.com/2020/06/with-support-for-black-lives-matter-china-crosses-a-thin-line/
12 - https://news.cgtn.com/news/2024-03-19/American-Dream-or-American-Mirage--1s64KCUAfaU/p.html
Pour aller pour loin :
- Christian Harbulot – L’art de la Guerre Economique
- Qiao Liang et Wang Xiangsui – La guerre hors limites
- Frank Kitson – Subversion, insurgency and peacekeeping
- https://www.ege.fr/infoguerre/les-ouighours-au-coeur-dune-guerre-geopolitique-et-informationnelle-entre-la-chine-et-les-etats-unis
- https://www.ege.fr/infoguerre/2020/11/tiktok-cas-exemplaire-de-guerre-numerique-entre-etats-unis-chine