Spoutnik V : vaccin russe, comme outil d'influence

Spoutnik est le premier satellite envoyé dans l’espace en 1957, fer de lance de la glorieuse conquête spatiale russe. Par la suite, en 2014, ce même nom sera utilisé pour la plate-forme multimédia de l’agence de presse russe Rossiya Segodnya, qui à travers sa vocation internationale « cherche à rétablir la juste place de la Russie en tant que pays important aux bonnes intentions » 1 . En baptisant Spoutnik V le premier vaccin déclaré agir contre la COVID-19 , le pouvoir russe a voulu marquer les esprits, profitant de l’espoir que ce dernier portait dans le monde de 2020, en partie confiné. Comment se fait-il alors qu’aujourd’hui sa diffusion reste limitée ?

Selon Emmanuel Macron, nous sommes « face à une guerre mondiale d'un nouveau genre » à la suite « des attaques et aux velléités de déstabilisation - russes, chinoises - d'influence par le vaccin » 2 . Dès lors on peut se demander si les pays occidentaux ont tenté de contenir une nouvelle forme de puissance venant de la Russie, ou si ce pays s’est engagé dans un voyage sans retour, comme pour la chienne Laïka, passagère du Spoutnik 2, glorieuse victime de la conquête spatiale russe.

La rampe de lancement

Le vaccin a été mis au point par l'institut de recherche Gamaleïa, dépendant directement du Ministère de la santé de la fédération de Russie. Le 11 août 2020, alors que seuls sont réalisés les essais cliniques des phases 1 et 2, portant sur un nombre limité de personnes, Vladimir Poutine annonce que le vaccin va pouvoir être utilisé en Russie. Si le vaccin a pu être développé aussi rapidement c’est, d’après l’institut, parce qu’il utilise la technologie de l’adénovirus humain ayant déjà fait ses preuves par le passé, contrairement aux autres types de vaccin à ARNm.

Alors que de nouveaux vaccins sont autorisés, les Etats se livrent à une véritable compétition pour obtenir des doses auprès des différentes compagnies pharmaceutiques. Pour répondre aux besoins de leur population, un certain nombre de pays décident de se fournir en Spoutnik V. Il faut attendre le début de l’année 2021 pour que la troisième phase des essais cliniques, réalisée sur plus de 20.000 personnes, soit finalisée et les résultats publiés dans The Lancet, donnant alors une légitimité internationale au Spoutnik V.

Une mise sur orbite difficile

Dès lors, des pays comme l'Allemagne ou la France se disent prêts à fabriquer le Spoutnik V si « l'Agence européenne des médicaments (AEM) leur donne le feu vert ». En effet Emmanuel Macron considère qu’il s’agit d’ « une décision scientifique, pas une décision politique » 3.  Sans attendre cette autorisation, la Hongrie est le premier pays de l'Union européenne à enregistrer le vaccin, le 21 janvier 2021, pour une utilisation d'urgence 4. Mais des oppositions au vaccin russe se font rapidement connaître, générant alors des tensions. C’est le cas par exemple en Slovaquie, où le Premier ministre tente de suivre l’exemple de la Hongrie, mais sans avoir au préalable demandé l’aval de son gouvernement. Il aura beau déclarer qu’ « il est juste d’acheter le vaccin russe car le Covid ne connaît pas la géopolitique » 5, une grave crise politique suivra, se soldant par sa démission ainsi que celle d’une partie de son gouvernement, en mars 2021. Le Ministre des affaires étrangères, Ivan Korcok va alors jusqu’à évoquer une « opération de guerre hybride » 6.

Une volonté d'encerclement des pays occidentaux

Un an plus tard, en février 2022, le site officiel du Spoutnik V déclare que le vaccin a été approuvé dans 71 pays et que son efficacité atteindrait 97,6%. L'innocuité, l'efficacité et l'absence d'effets négatifs à long terme seraient prouvées grâce à plus de 250 études cliniques réalisées sur deux décennies 7. Force est de constater que le vaccin se vend bien, le montant des exportations atteindrait 1,36 milliard de dollars entre janvier et novembre 2021  8. Cependant, alors que l’étude du vaccin par l'Agence européenne des médicaments a démarré le 4 mars 2021, à la suite du dépôt de dossier par les autorités russes compétentes, celui-ci n’est toujours pas homologué en Europe, ni même par l’OMS. D’après certains médias russes, cette situation s’expliquerait par des « freins politiques » 9. Vladimir Poutine ira même jusqu’à déclarer que « plus nous devenons forts, plus cette politique d’endiguement est forte » 10.

Une annonce de victoire qui interroge sur les moyens réels de la recherche médicale russe

Certains observateurs s’étonnent que ce soit le centre Gamaleïa qui ait pu gagner la course au vaccin. En effet, l’institut explique qu’il travaille depuis les années 80 sur la plateforme technologique utilisant les adénovirus, ce qui lui a déjà permis de développer avec succès un certain nombre de vaccins, notamment contre Ebola 11. Pourtant même si l’institut a effectivement tenté, par le passé, de produire quatre autres vaccins, il ne semble qu’aucun n’ait jamais pu être commercialisé 12. Dans le cas précis du vaccin produit pour lutter contre le virus Ebola, il sera autorisé en 2015, pour le territoire russe et en cas d’urgence sanitaire, en se basant sur les résultats de la première série de phases 1 et 2 portant sur 84 adultes. Par la suite, l’OMS rapporte, en 2018, que la Fédération de Russie soumettra à son autorisation le vaccin après l’étude de phase 3, alors en cours sur 2000 adultes en Guinée. Près de 4 années plus tard le vaccin n’est toujours pas homologué 13.

Ainsi il paraît difficile de penser que le centre Gamaleïa ait pu bénéficier des moyens humains et financiers suffisants pour remporter une compétition internationale alors acharnée. Le mauvais état des bâtiments tel que décrit par des observateurs locaux renforce ce sentiment 14. Par contre, il semble que la découverte du vaccin arrivait à point nommé pour un des principaux contributeurs de l’institut, M. Chubais, alors dans une situation financière délicate, et habitué aux opérations douteuses 15.

Manque de transparence et éléments scientifiques contradictoires

L’étude de phase 3 est primordiale pour déterminer plus précisément l’innocuité et l’efficacité des vaccins 16. Or une grande partie de la communauté scientifique internationale conteste les résultats obtenus pour le Spoutnik V. Ils seraient « incomplets, suspects et peu fiables » 17. Le principal grief est que les résultats sont identiques pour la plupart des participants à l'essai - ce qui en principe n’arrive jamais : en général, il y a toujours des différences selon les typologies de patients (tranches d’âges, sexe …). De plus, même si la publication dans la revue The Lancet confère une certaine légitimité au vaccin, celle-ci n’est jamais définitivement acquise. Il suffit de prendre l’exemple d’une étude récente sur l’hydroxychloroquine, retirée après sa publication 18.

En réalité, si le vaccin russe n’est toujours pas homologué, ni en Europe, ni par l’OMS, alors même que la fédération de Russie est partie intégrante de cette organisation, ce n’est pas tant pour « des raisons d’efficacité, mais de qualité de transparence des résultats et de la surveillance de la pharmacovigilance ». En effet, pour les autres vaccins vectorisés, à adénovirus humain, avec une plateforme identique à celle du Spoutnik (AstraZeneca & Johnson&Johnson), les scientifiques ont pu détecter un effet indésirable, rare mais grave. Rien de tel n’est décrit pour le Spoutnik V 19. Par ailleurs, suite à une étude parue dans The Lancet 20, l'Afrique du Sud a mis le vaccin sous surveillance en mars 2021, soupçonné d'accroître le risque d'infection au VIH déjà très présent dans ce pays.

Une guerre de l'information

Alors que de nombreux autres vaccins, respectant les protocoles scientifiques internationaux, sont aujourd’hui disponibles sur le marché, beaucoup considèrent que le produit miracle russe, au taux d’efficacité exceptionnel et sans aucun risque pour les patients, n’est finalement qu’une chimère. L’Allemagne, qui avait pourtant sérieusement envisagé d‘utiliser le Spoutnik V 21 a interdit récemment la diffusion de la chaîne russe RT en allemand. Youtube en a fait de même en Allemagne, invoquant le fait que « le média violait ses directives en matière de lutte contre la désinformation au sujet du Covid-19 » 22. En France, la communication autour du Spounik V a été considérée comme trop agressive sur les réseaux sociaux 23 . Pour finir, une étude publiée en décembre 2021 ayant testé l'efficacité de six vaccins face au variant Omicron observe qu'aucun des 11 patients complètement vaccinés avec le Spoutnik V n'avait généré d'anticorps neutralisants contre le variant Omicron, contredisant les informations du site officiel 24.

Un bilan plus que mitigé

Au premier abord, le Spoutnik V semble donc avoir rempli sa mission : il a aidé le pouvoir russe dans son processus de reconquête d’influence dans un certain nombre de pays. Pourtant le jeu pourrait finalement se révéler risqué. En effet, en cas de crise sanitaire grave (Covid-19, Ebola …), et alors que des millions de vies sont en jeu, il paraît légitime de vouloir accélérer le processus de mise à disposition. Toutefois aujourd’hui ce principe est contesté par un nombre croissant d’individus qui s’interrogent sur les risques de vaccins développés aussi rapidement. Dans ce contexte, le cas du Spoutnik V, inoculé sans même attendre les résultats de la phase 3 des études cliniques, est emblématique et a certainement aidé au développement des divers mouvements « anti-vax ». Ce phénomène ne devrait pas être pour déplaire au Kremlin qui regarde certainement d’un bon œil toute tentative de déstabilisation des démocraties occidentales. Mais la population russe défie également les autorités, avec seulement 35% de vaccinés en novembre 2021, un des taux de vaccination parmi les plus faibles en Europe, alors que le taux de mortalité en Russie est l’un des plus importants 25.

 

Pierre Sicard

 

 

­­­_____Notes _____________

  1. Histoire des agences de presse en Russie — Wikipédia (wikipedia.org)
  2. Pour la Russie, Moscou et Pékin n'utilisent pas leurs vaccins comme des «outils d'influence» (lefigaro.fr)
  3. Le Spoutnik V est en orbite : un triomphe scientifique et politique pour la Russie | Coronavirus | Radio-Canada.ca
  4. Russia Sputnik V Covid-19 Vaccine News: Hungary First EU Nation to Approve Shot - Bloomberg
  5. En Slovaquie, le vaccin Spoutnik V fait tomber le Premier ministre – Libération (liberation.fr)
  6. En Slovaquie, le premier ministre forcé de démissionner après avoir importé le vaccin russe Spoutnik V (lemonde.fr)
  7. À propos de Sputnik V (sputnikvaccine.com)
  8. La Russie a exporté des vaccins pour plus d’un milliard de dollars en 2021 - 02.02.2022, Sputnik France (sputniknews.com)
  9. Des freins politiques sont-ils à l'origine des retards dans l'homologation de Spoutnik V par l'UE ? — RT en français
  10. Géopolitique – Poutine accuse les Occidentaux d’utiliser Navalny | Tribune de Genève (tdg.ch)
  11. Vaccins précedents (sputnikvaccine.com)
  12. Sputnik V is a scam - Edward Slavsquat (substack.com)
  13. 2_Ebola_SAGE2018Oct_BgDoc_20180919.pdf (who.int)
  14. Разруха, убожество и новый лимузин для начальства: как выглядит Институт Гамалеи (newizv.ru)
  15. Sputnik V: It's what oligarchs crave! - Edward Slavsquat (substack.com)
  16. Quelles sont les trois phases d'un essai clinique ? - Sciences et Avenir
  17. Institut de recherche Gamaleïa d'épidémiologie et de microbiologie — Wikipédia (wikipedia.org)
  18. « The Lancet » annonce le retrait de son étude sur l’hydroxychloroquine (lemonde.fr)
  19. ABC (infovac.fr)
  20. Brève | Le vaccin Spoutnik V favorise-t-il l'infection au Sida ? (futura-sciences.com)
  21. Covid-19 : l’Allemagne mise aussi sur le vaccin russe Spoutnik V (la-croix.com)
  22. L’Allemagne interdit la diffusion de la chaîne russe RT en allemand (lemonde.fr)
  23. Vaccins : sur les réseaux sociaux, Spoutnik V à la conquête des Occidentaux (lefigaro.fr)
  24. Sinopharm, Johnson & Johnson, Sputnik vaccines weaker against omicron - study - Gulf Business
  25. Covid-19 : en Russie, une hécatombe sur fond de défiance envers l’Etat (lemonde.fr)