Sky ECC et EncroChat : quand la technologie redessine les rapports de force entre criminels et forces de l'ordre
Le verdict est tombé ce 29 octobre 2024 au tribunal correctionnel de Bruxelles, où des peines allant de 14 à 17 années de prison ont été requises contre les principaux accusés dans l’affaire du procès « Encro ». Cette affaire tout à fait inédite est aujourd’hui l’un des plus gros dossiers de justice de Belgique jamais constaté et envoie un signal fort pour les autres membres de l’Union Européenne ainsi que ses criminels. Ce procès d’une large ampleur a permis de mettre derrière les barreaux les têtes pensantes d’une organisation criminelles agissant en toute impunité et participant largement au trafic de drogue de cocaïne et Belgique mais aussi en Europe. Effectivement, au tribunal, plus d’une centaine de prévenus attendent leurs jugements dans ce procès qui dure depuis début 2024. Un procès qui dure notamment à cause ou grâce aux données de deux applications, EncroChat et Sky ECC. Ces entreprises de télécommunication sont l’une des explications à l’impunité et la discrétion des criminels. Elles ont permis d’aux criminels puis aux forces de l’ordre et la justice de redessiner, influencer le rapport de force entre ces deux parties. Un nouveau jeu du chat et de la souris, aux enjeux technologiques sur lesquels les pouvoirs publics semblent avoir finalement réussi à reprendre l’ascendant ; comme le prouve le procès Belge qui touche progressivement à sa fin.
Deux plateformes cryptées, rapidement prisées par les criminels
EncroChat et Sky ECC sont des plateformes de messagerie cryptée, respectivement néerlandaise et canadiennes conçues pour offrir une confidentialité maximale à leurs utilisateurs. EncroChat, active jusqu’en 2020, permettait d’envoyer des messages, des photos et des appels avec un cryptage de bout en bout, garantissant ainsi une protection totale contre l’interception. De même, Sky ECC offrait des services similaires, avec des fonctionnalités de suppression automatique des messages et de dissimulation d’identité. Ces plateformes ont été particulièrement prisées par des organisations criminelles cherchant à échapper à la surveillance des forces de l’ordre, devenant des outils centraux pour coordonner leurs activités en toute discrétion.
Les plateformes de messagerie cryptée comme EncroChat et Sky ECC ont été rapidement adoptées par les réseaux criminels en raison de leurs fonctionnalités de sécurité avancées. En offrant un cryptage de bout en bout, ces services garantissaient que seul l’émetteur et le destinataire peuvent déchiffrer les messages, rendant toute tentative d’interception inefficace. De plus, les options de suppression automatique, disponible sur Sky ECC, des messages après lecture ou après un certain délai permettent d’effacer les traces de communications, évitant ainsi l’accumulation de preuves compromettantes. Ces messageries ont également proposé des appareils spécialement conçus pour la sécurité, dépourvus de fonctionnalités classiques comme les caméras, les GPS, ou encore le Bluetooth, pour réduire les risques de localisation et de piratage. Cette protection renforcée des communications a rapidement attiré des organisations criminelles cherchant à coordonner leurs activités de manière discrète et sécurisée. Elles ont pu se structurer en réseaux décentralisés, minimisant ainsi l’exposition et la vulnérabilité face aux forces de l’ordre.
Une technologie permettant de redéfinir le rapport de force
Cette nouvelle technologie, utilisé pour des fins illégales a sans aucun doute permis au monde criminel de prendre l’avantage dans le rapport de force qu’il entretien avec les autorités et les services de renseignement. Ceux-ci étant dépassés, presque sans le savoir, par un usage presque détourné de ces messageries. Ces deux systèmes de messagerie ont permis une sécurisation certaines des échanges et des discussions criminelles comme l’ont révélé d’ailleurs le décryptage par la suite de ces échanges. Le chiffrage des informations, couplé à une politique des entreprises que sont EncroChat et Sky ECC de non-coopération vis-à-vis des autorités ont sérieusement empêché et freiné les autorités des pays à mettre la main sur ces hors-la-loi. Cette politique est particulièrement compréhensible quand on sait que la vaste majorité de leurs utilisateurs gravitait autour d’activités criminelles en tout genre, allant du dealer de quartier aux tueurs à gages recrutés sur ces applications en passant par des activités de blanchiment d’argent. La cheffe du centre de lutte contre les criminalités numériques de la gendarmerie, déclarait d’ailleurs en 2020 dans le journal Le Monde que la « quasi-totalité » des utilisateurs d’EncroChat étaient liés de près ou de loin au crime. En somme, une nouvelle limite technique et technologique avait été clairement établi, redessinant les traits d’un rapport de force désormais clairement à l’avantage du crime et de ses acteurs plutôt que pour celui des autorités.
Un défi technologique surmonté avec succès, un rapport de force qui mue
Mené par Eurojust, une unité de coopération judiciaire Européenne est finalement parvenue à déchiffrer une immense partie des données d’EncroChat. En effet, la limite technologique, bien qu’elle fût longue à être surmonté, a été franchie. A noter que des téléphones équipés d’EncroChat avait été parfaitement identifiés par la gendarmerie française depuis 2017 dans le cadre de nombreuses enquêtes de stupéfiants, impliquant ce genre d’appareils. Or, même en leur possession, ces téléphones ne semblaient de prime abord d’aucune aide, tant ils étaient sécurisés, parfois physiquement avec des fonctionnalités des dits téléphones, détruites. Les appareils photos ou les systèmes Bluetooth, détruits ou désactivés par les criminels pour davantage limiter les fuites. Néanmoins, conscients du problème, les autorités françaises et néerlandaises ont pu s’en saisir et travailler afin de rendre ces données exploitables. Ainsi, une enquête est lancée sous le contrôle d’Eurojust, avec ces mêmes autorités françaises et néerlandaises. Cette enquête ont notamment permis d’identifier la localisation des serveurs qui se situe en réalité en France. Effectivement toutes ces données étaient hébergées dans les serveurs d’OVH Cloud dans le Nord de la France autour de la ville de Lille, plus précisément à Roubaix.
Quoiqu’il en soit, les impacts de cette enquête conjointe entre deux pays ont eu des conséquences majeures, à la fois sur les nombreuses arrestations qui se sont produites suites au déchiffrage des données, que sur le rapport de force que nous étudions. En effet, cette enquête et prouesse technique de réussir à déchiffrer des données réputées inaccessible a eu des effets immédiats avec plus de 6 500 criminels arrêté depuis 2020 au sein de l’Union Européenne, quand le Royaume-Uni avait annoncé avoir déjà interpellé plus de 700 suspects directement après l’accès aux discussions nouvellement disponibles. En somme, en Europe, ce sont des milliers de criminels qui sont révélés au grand jour, nombreux sont arrêtés, des kilos de drogues sont saisis et des crimes sont déjoués par les autorités. De plus, à la suite des succès de décrypter les données d’EncroChat, les autorités ont réussis en 2021, soit un an plus tard, de déchiffrer les discussions Sky ECC, aussi hébergés par OVH. Cela permettant de faire davantage grimper en flèche le nombre d’arrestations réalisé. Mais ces conséquences bien réelles et décisives, marquent un point plus important encore, c’est que les cartes sont rebattues et le rapport de force évolue encore.
L’ascendant, qui était auparavant largement du côté des criminels grâce à des outils de cryptage sophistiqués, est désormais massivement en faveur des autorités et des pouvoirs publics. Cette évolution ne se limite pas à une simple victoire technologique ; elle représente un changement fondamental dans la dynamique de pouvoir. Les criminels, autrefois en mesure d'agir en toute impunité, se retrouvent maintenant à la merci de stratégies d'enquête innovantes qui exploitent leurs propres outils contre eux.
La crainte de la détection, qui avait été minimisée par des années de cryptage impénétrable, revient au premier plan, transformant ainsi leur manière d'opérer. Cette transformation du rapport de force redéfinit les règles du jeu dans le monde du crime organisé, où la technologie, au lieu de servir de refuge, devient un champ de bataille sur lequel les forces de l'ordre peuvent reprendre l'initiative. Les autorités, armées d'outils d'infiltration et d'interception, font désormais face à des criminels qui ne peuvent plus se fier à leur ancien sentiment d'immunité, établissant ainsi une nouvelle ère de vigilance et de lutte active contre le crime.
Un problème légal, éthique et moral dans l’exploitation des données
Les révélations sur le déchiffrage des messageries chiffrées EncroChat et Sky ECC ont bouleversé le rapport de force entre les criminels et les forces de l’ordre. Les gendarmes français, en cassant les codes de ces plateformes autrefois réputées inviolables, ont pris un net ascendant technologique sur les réseaux criminels. Toutefois, cette victoire est loin d’être incontestée et soulève des débats houleux sur la légalité et l’éthique des moyens employés, remettant en question l’exploitation de ces données en justice.
L’un des aspects les plus critiqués est le mode de collecte des données. Plutôt que de cibler des individus ou des communications spécifiques, les forces de l'ordre ont choisi une stratégie de captation massive de l’intégralité des flux de données d’EncroChat. Ce procédé a permis d’inverser le rapport de force en mettant à nu des organisations criminelles dans leur entièreté, et non des individus identifiés en amont des enquêtes. Cette façon d’opérer modifie par ailleurs en un sens les méthodes de travail des forces de l’ordre. Cette captation non discriminée et automatisée n’a pas visé seulement des suspects, mais des milliers d’utilisateurs, créant une tension entre efficacité répressive et respect des droits fondamentaux.
Le bras de fer juridique qui s’en est suivi place en exergue une atteinte présumée aux droits de la défense. La restriction d’accès au dossier technique de Lille, invoquée au nom du secret de la défense nationale, crée un déséquilibre dans les procédures. En effet, elle accentue ici, la position en faveur de l’accusation. Privés d’informations essentielles sur les méthodes employées, les avocats ne peuvent pleinement évaluer la légalité des preuves produites contre leurs clients. C’est une fracture nette entre les prérogatives des enquêteurs et les droits des suspects, soulevant des interrogations sur l’équité du processus judiciaire.
Au-delà de l’aspect strictement légal, cette surveillance globale interpelle sur la gestion des données personnelles des utilisateurs dits « de bonne foi ». En émettant un avis public pour permettre à ces derniers de demander l’effacement de leurs informations, les autorités françaises reconnaissent implicitement l’ampleur de la collecte et son impact potentiel sur des innocents. Ce geste, en apparence anodin, cristallise un nouveau rapport de force : celui entre la protection des droits individuels et la puissance de l’État, dans un contexte où la frontière entre sécurité et vie privée devient de plus en plus floue.
Cette tension se répercute également sur le plan international. La coopération judiciaire européenne repose sur la confiance mutuelle quant à la légalité des preuves partagées, mais des voix s’élèvent déjà aux Pays-Bas et ailleurs pour questionner la validité des éléments recueillis par la France. Si la méthode employée venait à être invalidée, l’équilibre entre la lutte contre le crime organisé et le respect des droits de l’Homme pourrait basculer, entraînant un risque de fragilisation des dossiers en cours et de rééquilibrage du rapport de force en faveur des organisations criminelles.
En définitive, l’affaire EncroChat interroge profondément sur les limites de l’action des forces de l’ordre à l’ère des communications chiffrées. Alors que les outils numériques redessinent les rapports de force entre délinquants et enquêteurs, la légitimité des moyens mis en œuvre et leur compatibilité avec les principes de justice et de droits fondamentaux restent des questions cruciales, et les décisions à venir dessineront l’avenir de cette lutte complexe.
Les limites de la créativité criminelle
Cette affaire tout à fait inédite permet ainsi à la fois de redéfinir le rapport de force entre les enquêteurs et les criminels mais aussi avec la justice et les avocats souhaitant apporter une défense juste à des clients lourdement incriminés par leur propres messages. Un rapport de force en somme, plus complexe qu’il n’y parait, car par son mode de déchiffrage, il interpelle et oblige les forces en présence à questionner leurs propres acquis. Ces bases de données que son EncroChat et Sky ECC, bien que parfaitement juteuses et compromettantes pour les délinquants en question, n’éradiquera pas la criminalité mais nous permet d’entrevoir le futur et déjà en quelque sorte le présent des enquêteurs et des nouveaux défis qui se présentent à eux, ainsi qu’aux acteurs de ce rapport de force. Effectivement, la course technologique et la traque des nouveaux instruments de communication de ceux qui agissent sous les radars à toujours été clé, mais est aujourd’hui définie par une course technologique et d’influence. Il faut savoir reporter cette guerre technologique mais aussi réussir (pour les pouvoirs publics) à faire accepter ses méthodes auprès de l’opinion publique, de la justice et dans notre cas ici, la défense. D’autant que si ces points ne sont pas établis, il est limpide que cela influencera le rapport de force que ces deux parties clés entretiennent l’une et l’autre.
Joseph Tedeschi (SIE 28 del’EGE)
Sources