SIDEWALK Labs Toronto : des rapports de force dans un environnement complexe et incertain autour de la smart city
Le mythe de la smart city semble faire consensus dans le champ politique, économique et cultuel au niveau mondial. Mais que recouvre ce concept ? Quelles sont les projets et réalités observés ? Quel changement de paradigme peut être anticipé ? Parmi les projets emblématiques, à forte visibilité internationale, qui alimentent fantasmes et caricatures, nous pouvons identifier la smart city en devenir de Songdo en Corée du Sud, mais plus encore le projet Sidewalk Labs Toronto qui délivre un retour d’expérience en capitalisant sur les questions clés posées par le concept.
Projet né en octobre 2017, Quayside est l’aménagement d’une friche industrielle proche du lac Ontario de 5 ha, à proximité du petit Manathan (citée des affaires) de Toronto capitale économique du Canada. Ce projet est porté par Waterfront Toronto, une autorité publique canadienne qui réunit le gouvernement canadien, la province de l’Ontario et la ville de Toronto. L’aménagement a été confié à Sidewalk Labs, une filiale d’Alphabet, la maison-mère de Google. Il est à noter que l’ambition initiale de Sidewalk Labs portait sur une proposition foncière de 77 hectares, cette dernière ayant été refusée par Waterfront Toronto.
Ce projet ambitieux, une référence au niveau mondial, vise à expérimenter et développer un prototype à l’échelle 1 d’une smart city, une vitrine mondiale pour Sidewalks Labs (Google), pouvant à terme être déployée ailleurs dans le monde, en fonction du retour d’expérience de ce pilote.
Toutefois, après plus de 2 années de travaux exploratoires, d’intelligence collective et 50M$ d’investissement, le 07 Mai 2020 Sidewalk Labs, annonce la fin de ce projet. Le Président de SIDEWLAK Labs M. Dan Doctoroff avance un motif économique pour justifier le retrait définitif de ce projet. En effet la crise sanitaire actuelle (COVID19) aura inévitablement des répercussions sur le marché immobilier de la ville, rendant le projet difficilement viable. Aussi, au dire de certains commentateurs, de ce point de vue, la crise provoquée par le Coronavirus leur offrait semble-t-il le prétexte de partir.
Cette hypothèse étant posée, quelles pourraient être les raisons véritables qui ont conduit Sidewalk Labs (Google) à abandonner le projet ?
Les parties prenantes « le bon, la brute et le truand »
Les parties prenantes sont multiples, cependant nous pouvons cartographier les acteurs principaux, et tenter d’éclairer les jeux d’acteurs et les stratégies d’influence à l’œuvre, au sein d’un écosystème complexe.Tout d’abord il y a Sidewalk Labs (Google), avec une ambition autour des enjeux de la smart city, développant une vision, une promesse, et un storytelling magnifié inscrit plus globalement dans une stratégie d’influence.
Puis, Waterfront Toronto l’acteur public, le territoire d’expérimentation. Enfin, les conseils de Waterfront Toronto, l’organisation à but non lucratif Open North associé à Monsieur Jacques Priol, Président-fondateur de la société de conseil CIVITEO, Président de l’observatoire Data Publica, et expert de la gestion des données publiques notamment dans le cadre des smart cities. Par sa connaissance éclairée du sujet, ce dernier est un commentateur (voire critique) du projet; il nous propose un retour d’expérience édifiant en tant qu’auteur du livre “Ne laissez pas Google gérer nos villes !”. Livre très remarqué en France et souvent cité lors de conférences publiques.
Monsieur Jacques Priol est à l’évidence un acteur agissant, engagé, un témoin légitime, étant donné sa mission opérationnelle dans le projet de Toronto , en tant qu’expert dans différents panels d’études et consultant à la suite d’un appel d’offres, pour la ville de Toronto aux côtés d’Open North. Cette organisation légitime développe une expertise spécifique, adressant les enjeux de la smart city, dont la gouvernance et la gestion des données, l’inclusion numérique, et l’éthique de l’intelligence artificielle. Enfin, le citoyen est l’acteur central de ce projet, le concept de smart city est pensé, imaginé pour lui, il en est le centre et la raison d’être. Ce dernier doit cependant être envisagé aussi sous l’angle du consommateur, afin d’appréhender l’environnement dans son ensemble.
S’il ne nous appartient pas de qualifier chacun de ses acteurs à priori, il est cependant à noter que l’échec et l’abandon de ce projet met en évidence une guerre de l’information à l’encontre de Sidewalk Labs (Google) en mobilisant la peur, l’incertain et le doute (FUD – Fear, uncertainty and doubt) . Cette technique rhétorique utilisée notamment dans la vente, le marketing, les relations publiques et le discours politique, consiste à tenter d'influencer autrui en diffusant des informations négatives, souvent vagues et inspirant la peur.
L’excellence de Sidewalk Labs (Google) dans le BIG DATA, son hégémonie potentielle évoquant pour les autres acteurs, une toute puissance, une prise de contrôle par un acteur privé de l’intérêt général ; nourrissant ainsi des suspicions, une peur de scénarios futurs possibles anticipés dans les ouvrages "1984" de Georges Orwell, ou le "Le meilleur des mondes" d’Aldous Huxley. Ce contexte n’étant pas favorable à une collaboration fructueuse entre les acteurs cités.
Créer de la qualité de vie, pas de la technologie
La question majeure qui est posée par les opposants au projet est la suivante : « doit-on laisser la gestion de nos villes à Google ? ». Un parti pris évoquant la peur, l’incertain et le doute d’une perte de contrôle et une perte de souveraineté pour les acteurs locaux, la mise en danger perçue de la démocratie, la captation d’un bien commun à savoir l’espace public ou l’open data par un acteur privé, et la non-poursuite de l’intérêt général de façon plus globale.
Tous projets de smart city est un projet politique car il dessine les politiques publiques en devenir, à ce titre les élus, les associations, les acteurs de la vie publique, se doivent de comprendre les enjeux associés pour ne pas subir. Ils doivent tout particulièrement prendre en mains la gestion des données de leurs villes, développer une culture de la données (data mindset) efficiente, en définissant un cadre de gouvernance propice à imaginer des villes intelligentes plus démocratiques et inclusives.
Ces données ayant pour caractéristiques d’être anonymisées dans une logique éthique respectant la « vie privée » des citoyens ; permettant un cadre de confiance comme condition préalable à la réussite de ce type de projet, et l’engagement des parties prenantes.
Le cadre de confiance ayant été déficient dans le projet de Toronto, ceci explique en partie son échec. En effet, ce dernier suscitait dès sa genèse une forte défiance des Torontois ; la population n’ayant pas confiance en Sidewalk Labs (Google) pour gérer des données personnelles. Les craintes sur la confidentialité et le risque d’un usage mercantile des données ont monté une partie de la population contre le projet.
Les données personnelles étant au cœur de la fabrique de la smart city, chaque collectivité locale ou territoriale, doit définir sa propre doctrine en matière de gestion des données personnelles, de sorte à l’imposer comme cadre référentiel à tous les opérateurs sur son territoire, y compris dans ce cas à Sidewalk Labs (Google) sur ce quartier de Quay Side. En France depuis la loi pour une République numérique de 2016, les collectivités locales de plus de 3 500 habitants sont tenues de publier, dans un format ouvert et exploitable, les données revêtant un intérêt économique, social, sanitaire ou environnemental.
Un appel à l’open data difficile à gérer cependant pour les petites villes
Le rôle de tiers de confiance revenant naturellement aux collectivités locales ; ce dispositif destiné à informer les citoyens sur l’utilisation de leurs données. Associé à la confiance, un autre élément essentiel est à prendre en considération, il s’agit de la transparence, et plus particulièrement la transparence des algorithmes (IA éthique & biais cognitifs), pour définir le contrat social associé à l'intelligence artificielle, dans le cadre de la ville intelligente. A titre d’exemple, les villes d’Amsterdam et d’Helsinki viennent de créer un registre public sur lequel figureront l’ensemble des intelligences artificielles (IA) qu’elles ont conçues.
Une première mondiale qui ouvre la voie à une nouvelle gouvernance des algorithmes, assure Hubert Beroche, président de Urban AI. En synthèse la peur ici mise en scène, anticipée, suggérée par les opposants ou sceptiques d’une smart city, désincarnée, sécuritaire, froide, techno-centrée ; invoque la peur d’un capitalisme de surveillance, associé potentiellement à la notion de crédit social des citoyens développé actuellement en Chine ; en fait l’antithèse de la ville intelligente bienveillante, inclusive, et démocratique souhaitée.
Une mise en perspective
Dans le cas d’étude de Sidewalk Labs (Google) Toronto, pouvons-nous parler de gagnants ou de perdants ? A l’évidence non, même si cette initiative se caractérise par un échec ; la vision smart city portée par Google à Toronto ne voyant pas le jour.Toutefois, cette initiative infructueuse à mis en évidence des questions clés à considérer pour l’émergence de la ville intelligente. Ce retour d’expérience est un capital qu’il faudra valoriser, et mettre en perspective pour de futurs succès. Pour autant, l'échec de la Google City sonne-t-il le glas de la "smart city à la française" ?
Pouvons-nous imaginer une alternative responsable, une ambition partagée, une vision commune, une dynamique privée d’intérêt général en écho à l’open data ; pour le développement d’un bien commun (voire d’un actif), une ville authentique, désirable et durable, ainsi plus démocratique et inclusive ; en réponse aux enjeux contemporains de développement des métropoles et centres urbains, à savoir les enjeux environnementaux, sociaux et économiques ? En fait imaginer une alternative intelligente au « vivons heureux, vivons cachés », une fable contemporaine fantasmée, dans un environnement post-digital incertain. Pouvons-nous légitimement nous interroger quant à l’émergence possible, souhaitable, d’une alternative française voire européenne, affranchie des technologies des GAFAM, autonome et culturellement ancrée ?
Quels modèles économiques développer alors pour les collectivités, les territoires, à l’exemple de Smart City Lyon . Pouvons-nous, devons-nous de même, dans un autre cadre conceptuel, évoluer vers un concept de ville déviante , une régénérescence, une renaissance de la smart city ? Autant de questions ouvertes, en attente de réponses incarnées.
« Le roi est mort vive le roi »
Oui à l’évidence Sidewalk Labs (Google) développe encore et toujours de grandes ambitions concernant l’avènement de sa vision pour la ville intelligente dans le monde contemporain ; en donnant naissance à une stratégie d’essaimage, tout en capitalisant sur l’expérience de Toronto. En conclusion me semble-t-il de nouvelles perspectives s’ouvrent, laissant place à un imaginaire collectif commun. « Rien ne va plus les jeux sont faits », à suivre !.....
Patrick Blancheton