Semi-conducteurs : l’Europe pris en étau entre la Chine et les États-Unis

La récente crise sanitaire engendrée par le SARS-COV19 a mis en évidence une fragilité certaine du système économique européen et mondial actuel marquée par une dépendance des pays développés envers les pays dits en voie de développement dont principalement la Chine. Peut-on qualifier la Chine de pays en développement, cette dernière se plaçant effectivement à la deuxième place du classement des puissances mondiales en fonction de leur PIB selon les sources de Statista[i] ?

Le confinement a mis en exergue une vraie question de dépendance européenne quant à l’approvisionnement de biens plus stratégiques qui impactent directement la survie de l’activité économique en Europe. En effet, l’Asie, dont la Chine, a profité de la phase de mondialisation occidentale pour s’illustrer en quelques décennies comme le berceau de l’industrie mondiale et le centre de production qui dessert l’ensemble de la planète, à titre d’exemples, en masques sanitaires, produits transformés comme le bois contreplaqué ou aggloméré mais surtout semi-conducteurs.

L'UE a fait le choix de la dépendance à l'égard de la Chine

Ces semi-conducteurs sont utilisés notamment dans l’électronique et la haute technologie. L’industrie de l’automobile et des technologies de l’information a été particulièrement touchée par cette pénurie. Le cabinet AlixPartner[v] évalue le manque à gagner de 110 milliards de dollars en 2021 à l’échelle mondiale dans le secteur de l’automobile. Ce phénomène de pénurie s’est accentué par la généralisation du télétravail dans les entreprises et son adoption permanente dans l’organisation du travail. Ce constat de dépendance aux semi-conducteurs notamment de dernière génération (5nm et 2nm), a mis en alerte les différents gouvernements de l’Union Européenne et a conduit ces derniers à prendre des mesures collégiales (notamment en tête de file l’Allemagne et la France) pour investir[vi] massivement dans la construction d’usines de fabrication de semi-conducteurs en Europe. L’analyse du secteur des semi-conducteurs montre que l’exportation de semi-conducteurs provient principalement d’Asie dont les principaux acteurs[vii] sont respectivement la Chine, Taïwan, la Corée du Sud et le Japon.

Selon les sources du rapport BCG[viii], la Chine et Taïwan ont respectivement une capacité de production tout type de semi-conducteurs confondus, de près de 24% et 21% des semi-conducteurs mondiaux devant la Corée du Sud (19%), le Japon (13%) et les Etats-Unis (10%), l’Europe ne représentant que 8% (qui plus est, ancienne génération de semi-conducteurs).

L'annexion de Taïwan  par la Chine accentuerait cette dépendance 

D’un point de vue géopolitique, la Chine de Xi Jinping a toujours manifesté son souhait d’annexer Taïwan de gré ou de force. Depuis le début de l’année 2021, près de six cents avions de combat chinois[ix] ont pénétré dans la zone de défense aérienne taiwanaise. Ce « défilé » aérien s’est intensifié à chaque sommation verbale des américains. Philip Davidson, chef du commandement du Pacifique des États-Unis, a d’ailleurs averti le comité des forces armées du Sénat américain le 9 mars 2021 qu’il serait difficile d’empêcher l’invasion de Taïwan[x] par la Chine.

L’annexion de Taïwan par la Chine élèverait sa capacité de production de semi-conducteurs a minima à 45% à l’échelle mondiale, lui garantissant une hégémonie dans ce secteur névralgique. Pour contrer les tentatives chinoises, les États-Unis envisagent avec Intel d’investir 80 milliards d’euros en Europe et son allié sud-coréen, Samsung, prévoit un investissement de 175 milliards d’euros d’ici 2023[xi]. L’Union Européenne, dans un élan de prise de conscience, prévoit une loi sur les semi-conducteurs[xii] visant à garantir la souveraineté européenne. Courant mai 2021, l’Union Européenne a renforcé les mesures régaliennes envers les entreprises étrangères afin notamment de contraindre le développement des filiales d’entreprises chinoises en Europe et surtout favorisées les entreprises locales. Les mesures « souverainistes » de l’Union Européenne ont d’ailleurs conduit la Chinese Chamber of Commerce to the EU[xiii] à réagir en leur demandant de traiter équitablement les entreprises chinoises installés en Europe afin d’accélérer les investissements futurs et les accords commerciaux bilatéraux après avec dénoncer une forme de repli sur soi et un déclin de l’activité de ses entreprises en Europe.

Vers une restructuration de l'industrie européenne de semi-conducteurs ?

D’un point de vue européen, la pénurie des semi-conducteurs se présente comme l’effet « black swan » théorisé par Nassim Nicholas Taleb qui remet en question le choix du « fabless[xiv]» de l’industrie européenne avec le biais cognitif que la rupture de la chaîne de production ne se produirait jamais à l’aune de notre époque moderne digitale et connectée eu égard aux engagements de niveau de service et qualité de service qui ne prend pas systématiquement en considération la dimension imprévisible.

Dans la continuité des mesures protectionnistes envers les entreprises chinoises évoqué précédemment, l’Union Européenne s’est rapproché des États-Unis dans sa stratégie de coopération dans l’implantation d’usine de fabrication de semi-conducteurs en Europe. Intel prévoit, en effet, d’investir 80 milliards d’euros dans la production de semi-conducteurs en Europe au cours des dix prochaines années selon son PDG.

Comme l’a si bien analysé le groupe RSIE 2 de l’EGE dans son rapport intitulé « La Guerre des semi-conducteurs » de juillet 2019, la France dispose d’un savoir-faire qualitatif en matière de fabrication de semi-conducteur avec ses fleurons (Soitec et STI – outre les querelles entre la France et l’Italie) qui s’illustrent parfaitement comme des acteurs sérieux et capables de fabriquer de bout en bout jusqu’au « packaging[xv]», sur l’échiquier de cette guerre mondiale des semi-conducteurs.

Il est regrettable de constater que les balbutiements en matière d’investissement et les premiers signes d’une volonté claire de se doter d’une « megafab » européenne souveraine capable de satisfaire ses demandes de semi-conducteurs en Europe, ne se réalisent qu’en septembre 2021 pendant la pénurie, avec la « European chip act »[xvi].

Outre cette volonté de réindustrialiser la France dans le domaine des semi-conducteurs, il convient de s’interroger sur la potentielle hausse du prix des produits finis. L’Europe est-elle en mesure d’absorber, d’un point de vue social, la hausse potentielle des prix liée à la répercussion du coût de fabrication compte tenu du coût du travail plus élevé en Europe que la Chine ou Taiwan ?

Par ailleurs, la fabrication de semi-conducteurs requiert une quantité importante d’eau. Pour exemple, TSMC[xvii] (Taïwan) consommerait 150000 tonnes d’eau par jour dans le cadre de sa production, qui, rappelons-le, représente 21% de la production mondiale.  De facto, le choix de produire les semi-conducteurs en Europe vient en dissonance avec les ambitions européenne sur la question écologique et responsabilité environnementale eu égard à la Directive-Cadre européenne sur l’eau[xviii]

Enfin, l’Inde via le groupe Tata[xix] se lance également dans la fabrication de semi-conducteurs et pourrait devenir un acteur majeur supplémentaire dans cet échiquier quasi bipolaire entre les forces américaines et les forces chinoises.

 

Jean Hoang

Notes

[i] A la première place, les Etats-Unis avec 22.675 milliards de dollars de PIB, la Chine avec 16.64 milliards de dollars et le Japon avec 5.378 milliards de dollars - Source Statista. Étrangement, cette deuxième place n’empêche pas la France de lui verser encore 140 millions d’euros en 2020 au titre de l’aide publique au développement[ii]. Comme l’a souligné le député Marc Le Fur dans son rapport sur l’Aide Publique au Développement[iii] en annexe de la loi de finance 2022, il « est impératif de considérer la Chine comme un pays développé ».

[iv] G. Loewenstein [1996] : Out of Control : Visceral Influences on Behavior, Organizational Behavior and Human Decision Processes, 65(3), pp.272-292

[x] Page 80 du livre « La mondialisation dangereuse » - Alexandre Del Valle, Jacques Soppelsa

[xiv] Article JDD du 7 mai 2021 : fabless : terme indiquant le choix de ne pas disposer d’usine dans son pays de fabrication mais d’utiliser les ressources étrangères bas coût.

[xv] Le « packaging » est une étape dans la fabrication des semi-conducteurs qui consiste à découper et assembler les circuits imprimés pour former les processeurs.