Sabotage des Nord Stream : brouillage informationnel sur fond de conflits d’intérêts

Le lundi 26 septembre 2022, deux explosions sont détectées dans la mer Baltique, à quelques kilomètres de l’île danoise de Bornholm, par la Suède et le Danemark. Le constat est rapidement dressé : les gazoducs sous-marins Nord Stream 1 et 2, reliant la Russie à l’Allemagne, sont victimes de fuites spectaculaires et inexpliquées.

Alors que les pays membres de l’Alliance et leurs partenaires européens se mobilisent pour déterminer les causes de cet incident, les discours antagonisent la Russie, coupable idéal, accusée d’utiliser l’énergie comme outil de pression contre l’Occident.

Des gazoducs stratégiques aux enjeux économiques

D’une longueur de plus de 1 200 km, les gazoducs Nord Stream 1 et 2 ont été pensés afin d’alimenter le marché européen en gaz naturel russe à travers l’Allemagne et la mer Baltique. Avec une livraison annuelle de gaz de 55 milliards de m3 chacun, ils offraient une plus grande indépendance à l’Europe sur le plan énergétique, en lui fournissant du gaz naturel à moindre coût. Exploités par le consortium Nord Stream AG, les pipelines sont répartis de manière quasiment égale entre Russes, par le biais de l’entreprise publique et actionnaire majoritaire Gazprom (51%), et Occidentaux, via les entreprises Eon et Wintershall (Allemagne – 31%), Engie (France – 9%) et Gasunie (Pays-Bas – 9%).

Depuis toujours au cœur de la question de la dépendance énergétique, les gazoducs ont fait l’objet de nombreuses critiques du côté européen – notamment de l’Ukraine, contournée par les pipelines et qui ne bénéficiait donc pas des revenus de transit – comme du côté américain, qui craignait l’accroissement de l’influence russe sur l’Europe, allant même jusqu’à sanctionner les entreprises participant au projet.

Les approvisionnements en énergie ont toujours fait l’objet de forts enjeux politiques et économiques stratégiques et se retrouvent régulièrement utilisés comme levier de pression diplomatique. Avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Nord Stream 1 représentait jusqu’à 55% de l’approvisionnement en gaz de l’Allemagne. L’arrêt des livraisons début septembre pour cause de travaux techniques a été largement critiqué du côté occidental et envisagé comme une manière de faire pression après les sanctions européennes. Quant à son jumeau, sa mise en service avait été bloquée trois jours avant le début du conflit en Ukraine par l’Allemagne, bouleversant ainsi les attentes européennes.

Une volonté d'affaiblissement de la sécurité énergétique de l'Europe

Dans la nuit du dimanche 25 au lundi 26 septembre 2022, deux explosions sont repérées par des instituts sismologues suédois et danois en mer Baltique, et une première fuite de gaz est constatée sur le gazoduc Nord Stream 1. Depuis, quatre fuites ont été identifiées sur les deux gazoducs sous-marins, près de l’île de Bornholm, dans les zones économiques des deux pays scandinaves. Malgré leur inactivité, les pipelines étaient, au moment des faits, remplis d’environ 150 millions de m3 de gaz chacune.

En outre, cet incident intervient dans un contexte troublant, celui de l’inauguration du Baltic Pipe (mardi 28 septembre), un gazoduc d’une capacité annuelle de 10 milliards de m3 de gaz reliant la Norvège à la Pologne. Cette voie de livraison alternative est stratégique pour la Pologne, connue pour sa ferme opposition à Nord Stream 2 qui représentait une perte financière et de puissance conséquente sur le marché du gaz européen. Le sabotage des Nord Stream renforce la position de la Pologne et accessoirement de la Norvège sur le marché européen de l’énergie, par la mise hors-jeu de l’un de leurs principaux concurrents.

La thèse de la défaillance technique, originellement imaginée, est rapidement écartée par la localisation des trois brèches détectées, et leur écart de seulement quelques kilomètres sur une infrastructure de plus de 1 000 km. La piste du sabotage, dénoncée par l’OTAN qui s’est dit prête à « se défendre face à l’utilisation, à des fins coercitives, du levier de l’énergie et d’autres tactiques hybrides », est confirmée par un rapport suédois et danois, indiquant que les fuites étaient dues « à des explosions sous-marines correspondant à des centaines de kilos de TNT ». Cette attaque délibérée serait donc une atteinte à la sécurité énergétique de l’Allemagne ainsi qu’à l’ensemble du continent européen, à l’aube de l’émergence d’une crise énergétique sans précédent.

De fait, même si la Russie n’était déjà plus considérée comme un fournisseur de gaz stable et que ses livraisons avaient fortement diminué, l’Europe continuait toujours ses importations et espérait une normalisation de cette situation dès la fin du conflit en Ukraine. Ce sabotage rebat les cartes de l’organisation des pays européens qui doivent compenser les pertes d’apport en gaz en composant avec les États-Unis – dont le gaz est plus cher – et la Norvège – pour qui la situation se révèle étonnamment favorable, devenant ainsi le premier fournisseur en gaz naturel du continent.

Accusations, contre-accusations et démentis : les dessous d'une guerre informationnelle partiale

La piste d’un sabotage se confirmant, la réaction de la communauté internationale ne s’est pas fait attendre et tous les regards se sont immédiatement tournés vers la Russie, coupable idéal et antagoniste principal des dernières tensions qui agitent le continent européen. Si l’Union européenne a, dans un premier temps, joué la carte de la neutralité en condamnant ces actes inacceptables et affirmant que ces incidents entraîneraient une réponse « ferme » et « unie », il semble aujourd’hui évident que ces déclarations ne concernent pas tous les suspects de manière égale.

Alors que des preuves se font attendre pour déterminer les circonstances exactes et les responsables de cet acte, certains n’hésitent pas à se positionner et clamer la responsabilité de la Russie. Mykhaïlo Podoljak, conseiller à la présidence ukrainienne, affirme que ce sabotage « n’est rien de plus qu’une attaque terroriste planifiée par la Russie », avant de supprimer son tweet. Le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, laisse sous-entendre une implication russe et indique qu’il marque « la prochaine étape de l’escalade de la situation en Ukraine ». Profitant de l’inauguration du Baltic Pipe, il rajoute « l’ère de la domination russe dans le domaine du gaz, marquée par le chantage, les menaces et l’extorsion, touche à sa fin ». « Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que l’énergie ne soit plus un instrument du pouvoir russe », a également déclaré Mette Frederiksen, Premier ministre du Danemark.

Derrière ces allégations destinées à diaboliser Moscou, l’intention est claire : pas de place au doute, la Russie est forcément coupable. Cette prise de position est d’ailleurs notable dans la ligne éditoriale d’importants journaux occidentaux, tels que le New York Times, The Guardian, le Washington Post – qui reprennent la responsabilité russe dans leurs gros titres, ou encore The Telegraph – qui déterre, pour sa première de couverture, une ancienne image de Vladimir Poutine à bord d’un submersible.

Côté américain, après avoir refusé de confirmer un acte de sabotage, Washington a annoncé que si cela s’avérait, « ce n’est clairement dans l’intérêt de personne ». C’est sans compter le tweet de Radosław Sikorski, eurodéputé polonais, qui publie une photo des bouillonnements dues aux fuites de gaz avec la mention « Thanks USA ». De quoi faire peser le doute sur la « version officielle » ressassée…

Face aux accusations sans preuve de certains pays occidentaux, la Russie s’est elle aussi engagée dans cette lutte informationnelle en diffusant une vidéo du président Joe Biden, datant de février 2022, dans laquelle celui-ci affirme qu’il mettrait fin à Nord Stream 2 en cas d’invasion de l’Ukraine par la Russie. En légende : « Le président américain est obligé de répondre à la question de savoir si les États-Unis ont mis à exécution leur menace ». L’objectif du Kremlin est de réorienter les soupçons sur son grand rival, qui lorgne sur le marché européen du gaz et a tout intérêt à désunir l’Europe et la Russie de manière définitive.

Si la stratégie de discréditation n’avait pas encore été utilisée dans le débat du cui bono, les Etats-Unis ont déclaré, vendredi 30 septembre, qu’il était « ridicule » et « absurde » d’insinuer une part de responsabilité occidentale dans l’incident des Nord Stream. Tout comme le Kremlin a répondu qu’il était « stupide et absurde » de soupçonner la Russie comme l’avait fait une grande partie de l’Occident, alors même que le gaz s’échappait toujours des pipelines et que la zone était encore inaccessible.

Pour Washington, il est nécessaire de déconstruire le discours offensif de la Russie – qui pourrait amener l’opinion publique à s’interroger sur leurs intérêts à commettre une tel acte – et l’a assimilé à « une campagne de désinformation scandaleuse ». En effet, que penser des avantages mercantiles qu’auraient les États-Unis à voir les gazoducs Nord Stream 1 et 2 inactifs pour une durée indéterminée ? La mise en lumière des « énormes bénéfices réalisés par les fournisseurs américains de gaz naturel liquéfié (GNL), qui ont multiplié leurs approvisionnements sur le continent européen », tels que mentionnés par Dmitri Peskov – porte-parole du Kremlin, pourrait questionner. Il semblerait que le marché du GNL des États-Unis soit l’un des grands gagnants de ce sabotage, si l’on considère que l’Europe doit compenser sa perte d’apports en gaz et que la Commission européenne soutient favorablement ce partenariat entre alliés…

Une confrontation destinée à verrouiller l'opinion publique

Bien qu’il soit particulièrement complexe, dans ce brouillard informationnel, de déterminer ce que pense réellement l’opinion publique de ce sabotage, il semblerait que cette guerre d’information soit un succès pour l’Occident – plus précisément l’Ukraine, les États-Unis et l’ensemble des détracteurs de la Russie. En effet, elle signe une rupture totale entre Moscou et le continent européen, en le rapprochant du marché américain, alors même que cet incident intervient dans un contexte où de nombreux acteurs auraient pu avoir des motivations suffisantes pour justifier un tel acte : la Norvège, devenant le premier fournisseur de gaz naturel en Europe et bénéficiant de la hausse des prix du marché ; la Suède, grande ennemie de la Russie et pour qui Bornholm représente une zone de contrôle géostratégique ; la Chine, qui pourrait envisager cet acte comme un moyen de concentrer les importations russes vers son territoire – après avoir déclaré acheter le gaz russe en yuans et en roubles ; ou encore l’Ukraine, les États-Unis, la Russie et la Pologne, dont les intérêts ont déjà été évoqués de manière non exhaustive.

Sans nous arrêter à un décryptage binaire de la situation actuelle, il est également possible que l’attaque présumée ait impliqué une coalition de plusieurs acteurs ou qu’elle ait été menée par des acteurs non étatiques. En effet, il faut se garder de sous-estimer les moyens des grandes puissances financières, notamment du lobby du gaz et du pétrole, qui auraient tout à gagner d’une dépendance de l’Europe à leurs produits.

Qui que ce soit le coupable, le sabotage des Nord Stream a atteint sa volonté de déstabilisation profonde de l’Europe, et les stratégies de tromperie et de contre-information (diabolisation, discréditation, décontextualisation), utilisées par l’ensemble des acteurs, ont occupé l’espace informationnel – particulièrement celui des réseaux sociaux – afin de convaincre le plus grand nombre de la responsabilité russe.

 

Sixtine de Faletans (SIE 26 de l’EGE).

Sources

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Le secrétaire d’État américain Antony Blinken répète son opposition au projet de gazoduc Nord Stream 2. (2021, 23 mars). Connaissance des Énergies.

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Qui a vraiment intérêt au sabotage des gazoducs Nord Stream ? (2022, 29 septembre). Transitions & Energies.

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