Rex Patrick, figure de la guerre de l’information contre Naval Group en Australie
“Gouverner, c’est faire croire.” Nicolas Machiavel, Le Prince, 1532.
La guerre informationnelle consiste à faire croire quelque chose dans le but d’obtenir un avantage, d’atteindre un objectif ou encore de modifier des rapports de force. Faire croire est la clé pour gouverner dans l’échiquier économique, politique ou sociétal. Depuis 2016, pour faire échouer le “contrat du siècle” entre l’industriel français Naval Group et l’Australie, plusieurs acteurs économiques et politiques mènent une guerre de l’information.
Dans notre précédent article consacré aux origines de la guerre de l’information contre Naval Group en Australie, nous avons montré comment une opération d’influence menée en septembre 2016 dans le journal The Australian avait établi les grands axes de la guerre informationnelle contre Naval Group en Australie. La réputation de Naval Group avait été préalablement mise à mal, en août 2016, par la divulgation dans la presse australienne du Scorpene Leak. Ces attaques informationnelles ne parviennent cependant pas à empêcher la signature du premier contrat de Naval Group avec l’Australie le 30 septembre 2016.
Ce contrat n’était pas le contrat final d’engagement entre l’Australie et Naval Group, mais le premier d’une série de trois dont les signatures doivent s’étendre jusqu’en 2023. Le second contrat ou accord de partenariat stratégique (Strategic Partnering Agreement) a été signé le 11 février 2019. Il encadrera la coopération entre les deux partenaires pour les 50 prochaines années, mais aussi tous les futurs contrats du projet.
Ce phasage dans la signature des contrats va permettre la mise en œuvre d’une guerre prolongée de l’information afin de faire échouer la signature des contrats à venir jusqu’en 2023. Les publications de médias australiens qui annonçaient en mars 2021 que le contrat avec Naval Group “avait coulé et n’allait pas refaire surface” nous montrent clairement que cette guerre informationnelle fait toujours rage.
Entre la signature du premier contrat en 2016 et la signature de l’accord de partenariat stratégique en 2019, nous allons nous intéresser à l’un des acteurs principaux de cette guerre informationnelle contre Naval Group, le sénateur Rex Patrick.
Rex Patrick fut à l’origine de la diffusion du Scorpene Leak à la presse australienne en août 2016, il était alors conseiller du sénateur Nick Xenophon. Devenu sénateur le 15 novembre 2017, il ne tarda pas à poursuivre ses attaques vis-à-vis de Naval Group.
Faire croire que la France n'est pas un partenaire fiable pour l'Australie
Tout juste élu, Rex Patrick a donné le 18 janvier 2018 une longue interview consacrée au programme de la nouvelle flotte de sous-marins.En août 2016, il avait fait la Une des journaux pour avoir révélé à la presse australienne la fuite de 22 000 pages de documents classifiés sur les sous-marins Scorpène vendus par Naval group à l’Inde. Une opération d’influence peu reluisante dans la forme, qui visait à discréditer Naval Group “à qui l’on ne pouvait pas confier un secret”.
18 mois plus tard, tout juste élu sénateur, Rex Patrick ne manque pas l’opportunité de revenir sur le sujet. Lorsqu’on lui adresse la question sur ce sujet, il ne peut retenir sa joie : “Je suis très heureux de pouvoir parler de ça”. De la manière la plus habile qui soit, le sénateur va simultanément lever les suspicions sur ses motivations et attaquer à nouveau l’industriel français. Un cas d’école de storytelling et de redéfinition de la vérité par le point de vue.
Pour attaquer l’industriel français, Rex Patrick va répéter plusieurs fois des faits qui ne sont en réalité que des hypothèses jamais démontrées : “Je savais qu’il y avait une faille de sécurité en France.” ; “Je savais qu’il y avait une fuite dans cette entreprise française.” ; “Tout le monde s’en souvient [... ] il y avait une fuite massive dans la sécurité des français.” La relecture que Rex Patrick fait de cet événement tient du génie : “Lorsque j’ai su que la France était engagée [dans l’appel d’offres], je n’ai pas voulu en parler. En parler aurait peut-être été fatal pour la France. Comme j’encourageais la concurrence, je ne voulais pas détruire la chance de la France. J’ai attendu, et seulement quand la France a gagné, j’ai su que j’avais un problème parce que je savais qu’il y avait une fuite dans cette entreprise française, et qu’il fallait régler ce problème.”
Rex Patrick, protecteur bienveillant des intérêts français. Il fallait oser ! Il aurait d’abord gardé le silence pour protéger les intérêts de la France, et ensuite aurait été forcé de parler pour protéger la sécurité de son pays et aider les français à s’améliorer. Rex Patrick établit un nouveau storytelling ; La torpille Scorpene Leak, qui a failli couler l’industriel français en Australie, avait en réalité pour objectif de le protéger. Cette interview fut surtout une belle occasion de rappeler les fondamentaux de son travail de sape de la crédibilité de Naval Group en Australie : La France n’est pas fiable. Si la vérité avait été connue plus tôt, la France n’aurait eu aucune chance. Sa victoire est donc le fait d’un malentendu. La France doit régler ses problèmes de sécurité pour ne pas mettre l’Australie en danger. La France constitue un risque pour la sécurité australienne.
Faire croire qu'il y a un problème sur le volet financier du contrat avec Naval Group
L’élection de Rex Patrick comme sénateur en novembre 2017, coïncide avec la reprise des hostilités à l’égard de Naval Group dans la presse australienne. Dès le 15 décembre 2017, deux articles de presse (ABC.NET et SMH.COM) font l’écho de suspicion de malversation financière dans l’attribution du contrat à Naval Group. Qui est à l’origine de ces “révélations” ? Le sénateur Rex Patrick. Des allégations jamais démontrées qui révèlent un nouvel axe d’attaque dans la stratégie de guerre informationnelle de Rex Patrick, ainsi qu’une nouvelle méthode. Pour l’axe d’attaque, le volet financier du partenariat et pour la méthode, l’utilisation de fausses informations.
Les 17 et 18 janvier 2018 deux nouveaux articles de presse se font l’écho des convictions de Rex Patrick sur l’augmentation des coûts du projet. Pour lui, Naval Group est en retard et cela amènera obligatoirement une “explosion du prix”. Une information aussitôt démentie par le ministre de la défense Christopher Pyne : “Le projet de sous-marins est dans les temps et dans le budget. Toute suggestion du contraire est manifestement fausse.”
Il s’agissait donc d’une fausse information diffusée par Rex Patrick, et relayée par la presse, à des fins d’influence de l’opinion publique et de la classe politique, en vue d’anéantir le partenariat entre Naval Group et l’Australie. La métaphore du canari employée par Rex Patrick est on ne peut plus explicite : “Ces signaux marquants sont comme le canari dans la mine de charbon. Dans ce cas, le canari est tombé du perchoir”.
Le 29 mai 2018, il laisse entendre dans la presse que le coût de la construction des sous-marins ne sera pas de 50 milliards mais de 100 milliards : “Des bébés à 100 milliards de dollars : la Défense révèle le coût réel des nouveaux sous-marins pour les contribuables.” Il faut lire l’article, qui est payant, pour comprendre qu’il s’agit du coût de la construction et du coût de la maintenance pendant toute leur durée de vie… Un montant sera annoncé à 200 milliards quelques jours plus tard et atteindra même les 225 milliards fin 2019. De fausses informations également démenties par le ministre de la défense Christopher Pyne le 8 octobre 2018 : “L'enveloppe budgétaire n'a pas changé pour les 12 sous-marins. C'est un projet de 50 milliards de dollars. C'était au début, et c'est toujours le cas maintenant".
Le 21 juin 2018 il publie un communiqué de presse sous le titre : “Trente milliards de dollars méritent des questions. Vive inquiétude quant au coût des sous-marins.” Selon un article de presse paru le même jour, Rex Patrick aurait révélé au sénat que l’allemand TKMS avait fait une offre pour la construction des 12 sous-marins à 20 milliards de dollars. Une information en réalité publique et connue depuis 2016. Une opération qui permet au sénateur de véhiculer l’idée que Naval Group est 30 milliards trop cher. Rex Patrick se garde bien d’expliquer que l’enveloppe de 50 milliards ne comprend pas uniquement le design et la construction des sous-marins par Naval Group, mais aussi la construction du chantier d’Adélaïde, où seront construit les futurs sous-marins, le transfert de technologie à l’Australie ainsi que le système d’armement réalisé par l’américain Lockheed-Martin.
Faire croire que le gouvernement australien et Naval Group sont en crise
A l’approche de la signature de l’accord de partenariat stratégique, plusieurs fausses informations circulent dans les médias visant à faire croire que le gouvernement australien serait sur le point de faire marche arrière. Ces fausses informations fleurissent-elles sur un terreau préparé avec soin et de longue date par Rex Patrick ? Le 28 septembre 2018, le journaliste Andrew Greene déclare : “Le gouvernement est devenu tellement frustré par la société française choisie pour construire la prochaine flotte de sous-marins australiens que le ministre de la Défense, Christopher Pyne, a refusé de rencontrer de hauts responsables en visite dans le pays cette semaine.”. Une information démentie quelques jours plus tard par Christopher Pyne : "J'ai passé dimanche soir et tout le lundi avec Florence Parly à Adélaïde, alors cette histoire que j'ai refusée de rencontrer les Français est complètement fausse.”.
Courant octobre, face aux attaques répétées de Rex Patrick disant que “le projet est hors de contrôle”, Christopher Pyne doit s’employer dans la presse à faire savoir que le contrat avec Naval Group est toujours d’actualité !
Le 22 novembre 2018, The Guardian titre : “Le patron des sous-marins français convoqué à Canberra pour des entretiens de crise.”. La situation serait si grave et la crise si importante que le patron de Naval Group aurait été sommé de se rendre à Canberra par le gouvernement australien... Dans une note en bas de l’article The Guardian ajoutera plus tard : “Une porte-parole du constructeur naval de France Naval Group a déclaré par e-mail ce matin: «Hervé Guillou, PDG de Naval Group, se rend très régulièrement en Australie et s’est rendu en Australie à la fin de cette semaine pour discuter avec le CoA. Elle a ajouté: «Je confirme qu'il n'y a pas de problème dans les négociations. Nous travaillons avec le Commonwealth d'Australie en vue de la conclusion rapide de l'accord de partenariat stratégique (et) nous sommes convaincus que nous parviendrons bientôt à un accord équitable et durable pour fournir la capacité Future Submarine au cours des 30 prochaines années.”.
Hypothèses sur les motivations de Rex Patrick
Membre de l’opposition, Rex Patrick est certainement dans son rôle en contestant les décisions du gouvernement australien sur un projet d’une telle importance politique au regard des enjeux financiers mais aussi géopolitiques. Rex Patrick, qui a créé en janvier 2021 son propre parti, le Rex Patrick Team (REX), a de grandes ambitions politiques. Ce sujet pourrait bien se trouver au cœur des débats à l’approche des prochaines élections fédérales australiennes de 2022. Il pourrait également être dans son rôle de sénateur de l’Australie du sud lorsqu’il s’oppose à la délocalisation de 700 emplois à Perth à l’ouest de l’Australie, suite à la mise en place du nouveau programme de construction de Naval Group sur le site d’Adélaïde. Ces motivations politiques ne sont peut-être pas les seules. Dans un article du 24 mars 2021, le journaliste Michel Cabirol rapporte que Rex Patrick "a été proche des intérêts allemands en Australie. Entre 1995 et 2008, il a effectivement travaillé pour Sonartech Atlas, une filiale de la société allemande Atlas Elektronik qui a eu comme propriétaire... à partir de 2006 ThyssenKrupp Marine Systems (TKMS)”. Le combat de Rex Patrick servirait-il aussi des intérêts allemands ?
L’allemand TKMS (ThyssenKrupp Marine Systems) qui n’a pas remporté l’appel d’offres pour le contrat australien serait-il un mauvais perdant, tentant coûte que coûte de faire échouer le contrat français pour le récupérer ? La déception allemande s’apprécie d’autant mieux lorsque l’on considère que les sous-marins de la classe Collins furent en réalité construits depuis 1999 par l’Allemagne, via sa filiale suédoise TKMS AB. Une filiale issue du rachat de Kockums en 1999. Les sous-marins produits pour l’Australie entre 1999 et 2003 l’ont été par la filiale allemande TKMS AB en Suède. Ce n’est qu’en 2014 que la filière industrielle repassera sous pavillon suédois entre les mains de Saab. L’industriel allemand pouvait donc se percevoir comme le successeur naturel du programme Collins. Et certainement pas le suédois Saab, qui n’a d’ailleurs pas été retenu dans la shortlist de l’appel d’offres puisque dans les faits, il n’a jamais construit de sous-marins pour l’Australie.
En décembre 2015, pendant la période de l’appel d’offres, l’allemand TKMS proposa de racheter l’industriel naval australien ASC pour créer une filiale australienne de TKMS. Filière à qui reviendrait naturellement la construction de la nouvelle flotte de sous-marins. Un modèle déjà mis en œuvre par l’Allemagne lors du rachat en 1999 de l'industriel Kockums en Suède. Cette proposition fut déclinée par l’Australie.
L'industriel allemand voulait tellement le contrat qu’en mars 2016 il proposa de réaliser la construction des 12 sous-marins pour 20 milliards de dollars seulement au lieu des 50 milliards prévus dans le programme australien SEA1000. Ce qui eut pour conséquence principale de donner à Rex Patrick, qui selon des sources privées soutenait la candidature allemande, la “preuve” que Naval Group était en réalité 30 milliards de dollars trop cher. Ces rapports de force entre industriels doivent aussi se considérer dans un contexte plus large. La France et l’Allemagne se livrent une guerre commerciale impitoyable pour la vente de sous-marins. Si l’Australie devait rompre son contrat avec Naval Group, et ne pas choisir TKMS à sa place, cela pourrait quand même avantager TKMS sur d’autres marchés.
Une bataille gagnée, mais pas la guerre
L’accord de partenariat stratégique (Strategic Partnering Agreement) sera finalement bel et bien signé le 11 février 2019. Comme Florence Parly, Ministre des armées, l’a exprimé ce jour-là dans son discours, il n’est que le début d’un long voyage : “Ainsi, alors que nous nous embarquons dans ce long voyage ensemble, je ne peux que nous dire à tous : bon vent, et vive le partenariat franco-australien”. C’est certes une victoire importante, mais certainement pas la fin de la guerre. Le sénateur Rex Patrick continue sa guerre de l’information contre Naval Group, comme en témoigne sa récente déclaration du 27 avril 2021 dans laquelle il affirme que l’Australie devrait “saborder” le contrat avec Naval Group.
Guillaume Anjou
Auditeur de la 36ème promotion MSIE