L’espionnage industriel est parfois le seul moyen pour un pays de rattraper son retard technologique sur ses voisins. Cette réalité, certains pays l’ont très vite compris. Ils en ont fait une affaire régalienne, rassemblant tous les moyens nécessaires à la réalisation d’un objectif essentiel : être premier. Si aujourd’hui la Chine manie l’arme à la perfection, l’URSS avait, avant elle, développé une pratique systématique du pillage systématique des techniques industrielles du monde occidental.
Un cas d'école d'espionnage industriel
16 février 1965 : Sergueï Pavlov, directeur du bureau parisien de la compagnie soviétique Aeroflot, est sommé de quitter la France. En sa possession sont retrouvés les plans du train d’atterrissage, des freins et de la cellule du Concorde.
C’est l’affaire Farewell, menée par la DST[i], qui leva le voile sur l’une des grandes affaires de l’espionnage industriel mené par l’URSS. La mission, surnommée « Bulle d’air », n’est en effet qu’une illustration parmi la pléthore de missions conduites par les soviétiques pendant la Guerre froide, à l’heure où ces derniers pratiquaient un espionnage industriel systématique. Ils cherchaient par-là à réaliser de précieuses économies en matière de recherche et de développement et le domaine aéronautique représentait alors un secteur hautement stratégique pour le bloc de l’Est, tant d’un point de vue militaire que civil.
L’affaire qui nous intéresse ici prend place dans le cadre du développement du Tupolev Tu-144, bientôt surnommé « Concordski » tant sa ressemblance avec le projet franco-britannique était frappante. En tout, trois agents russes furent impliqués et jugés tandis que d’autres furent soupçonnés sans qu’aucune preuve ne soit jamais apportée. Plus d’une décennie plus tard, c’est Serge Fabiew[ii] qui fut à son tour arrêté pour avoir dérobé de précieuses informations sur le Concorde à l’un de ses clients, Dassault. Ainsi, le projet d’un avion supersonique aura à lui seul donné lieu à l’une des grandes luttes d’intelligence économique de l’histoire de l’industrie.
Le renseignement économique au service de la puissance soviétique
Si le Tupolev Tu-144 a vu le jour, c’est donc en partie grâce à l’espionnage industriel au profit du GRU3, dont la cible principale furent les usines françaises de Sud-Aviation. La démarche de renseignement soviétique s’intégrait dans une recherche de puissance plus large de l’URSS.
En effet, le TU-144 était un enfant de la Guerre froide et donc un élément central de la compétition idéologique mais aussi technologique et géopolitique entre le bloc de l’Est et le bloc de l’Ouest. Le développement du TU-144 visait à démontrer la capacité de l’Union soviétique à rivaliser avec l’Occident sur le plan technologique. Les entreprises étaient alors des acteurs clés de leur puissance à l’échelle mondiale et la gestion centralisée de l’information un outil capital pour soutenir ces efforts.
Mais si cette démarche de renseignement fut un succès et leur permit d’obtenir de précieuses informations, l’URSS ne parvint pas à les exploiter de manière efficiente. Ainsi, le projet de développer un avion supersonique resta plus qu’inabouti. À la suite de deux crashs et après avoir uniquement survolé le ciel soviétique, la production prit fin en 1985, à peine dix ans après sa mise en service ; preuve que l’espionnage industriel n’a que peu d’intérêt sans les capacités nécessaires pour déchiffrer les technologies et pour les répliquer.
Un contre-renseignement français en difficulté face à un appareil soviétique bien ficelé
A l’époque, l’affaire « Concordski » met l’accent sur les lacunes françaises dans la protection des secrets industriels et de la propriété intellectuelle, ainsi que sur son incapacité à détecter à temps et à contrer efficacement l’espionnage industriel.
En France, la notion de guerre économique n’était pas systématiquement associée à l’orientation stratégique des services de renseignement, contrairement à l’Union soviétique. En 1959 paraît pourtant une ordonnance[iii] définissant le concept de défense globale et insistant sur la nécessité de protéger les entreprises dont le périmètre d’activité concerne les secteurs stratégiques du système de Défense.
Cependant, le texte se limitait à une approche sécuritaire de la protection du patrimoine et ne proposait aucune véritable stratégie de protection ou d’attaque. Or, la guerre économique a véritablement lieu quand un État choisit avec l’aide de ses propres multinationales et de son administration de proposer des méthodes afin de préserver ou de remporter des parts de marché. Les firmes deviennent alors le bras armé des États[iv].
En Union Soviétique, le complexe militaro-industriel[v] possédait cette indispensable emprise sur la gestion de l’information technologique, économique, scientifique et commercial. Une commission rassemblait les demandes des entreprises nationales en matière de renseignement économique, demandes qui transitaient directement par les ministères concernés. Cette même commission rédigeait ensuite un plan national permettant d’identifier les agences de renseignement adéquates afin de répondre aux besoins spécifiques des entreprises. Difficile alors pour la France de contrer le renseignement soviétique, à une époque où elle n’appréhendait guère la notion de guerre économique.
La protection contre l’espionnage industriel aurait nécessité une combinaison de mesures de sécurité, de sensibilisation et de coopération avec les services de renseignement. La Guerre froide était une période complexe et la France aurait dû être proactive pour préserver ses avantages technologiques et économiques.
Les leçons tirées par le renseignement français
Si les soviétiques sont parvenus à obtenir de précieuses informations, la DST a tout de même mené des opérations d’intoxication (notamment vis-à-vis de Sergueï Povlov), de déception et de démantèlement des cellules d’espionnage.
C’est aussi dans les années 1960 qu’est né le véritable besoin de mettre en place un service de contre-espionnage industriel au sein de cette dernière[vi], l’affaire Farewell8 étant l’exemple le plus parlant. Il faudra néanmoins attendre le décret du 22 décembre 1982[vii] pour voir réellement naitre la notion de protection du patrimoine économique et industriel de la Nation.
La DST avait enfin réalisé l’évolution vers la guerre et le renseignement économique, opérés par les soviétiques mais également les Américains. Elle en tira l’enseignement suivant : « la protection du patrimoine est fille du contre-espionnage, comme l’intelligence économique ».[viii] Vingt ans après le dernier vol du Concorde, force est pourtant de constater que son successeur[ix] sera américain.
Amélie Ambrose,
étudiante de la 2ème promotion en Renseignement et Intelligence Économique (RensIE)
Bibliographie
Deprau, Alexis. « Stratégie de sécurité nationale et protection du patrimoine économiqueindustriel de la Nation. Thèse effectuée, par Alexis Deprau sous la direction du Professeur
Devaux, Antoine. « Stratégie et renseignement économique », Stratégique, vol. 105, no. 1, 2014, pp. 161-174.
Gilli, Andrea, and Mauro Gilli. "Military Technology: the realities of imitation." CSS Analyses in Security Policy 238 (2019).
Mafart, Jean. « Espionnage », Hugues Moutouh éd., Dictionnaire du renseignement. Perrin, 2018, pp. 348-359.
Olivier Gohin, Université Paris II Panthéon-Assas », Sécurité globale, vol. 14, no. 2, 2018, pp. 97-114.
Pascal (J.-J.), in Guisnel (J.) et Korn-Brzoza (D.), Au service secret de la France. Les maîtres de l’espionnage se livrent enfin, Ed. de La Martinière, Paris, 2014, p. 373.
Warusfel (B.), « Le contre-espionnage : compléments d’ordre juridique et institutionnel », pp. 411-439, in Lacoste (P.) (dir.), Le Renseignement à la française, Economica, Paris, 1998, p. 429, p. 429.
Vidéo :
Nicolas Moinet, l’affaire du Concordski.
Notes
[i] Direction de la Surveillance du Territoire
[ii] Ingénieur d’origine russe propriétaire de l’entreprise SERGI (société générale d’études et de réalisations industrielles) 3 Renseignement militaire soviétique
[iii] Ordonnance n°59-147 du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense
[iv] Selon l’expression de Robert Gilpin
[v] Zaslavsky, Victor. "Le « complexe militaro-industriel » en Union soviétique." Commentaire 8.3 (1985): 830-839.
[vi] WARUSFEL (B.), « Le contre-espionnage : compléments d’ordre juridique et institutionnel », pp. 411-439, in LACOSTE 8 L’affaire Farewell est une affaire impliquant Vladimir Vetroc, un agent du KGB qui a transmis durant les années 80 des milliers de documents internes secrets du KGB à la DST.
[vii] Décret n°82-1100 du 22 décembre 1982 fixant les attributions de la direction de la surveillance du territoire.
[viii] PASCAL (J.-J.), in GUISNEL (J.) et KORN-BRZOZA (D.), Au service secret de la France. Les maîtres de l’espionnage se livrent enfin, Ed. de La Martinière, Paris, 2014, p. 373.
[ix] Avion supersonique ouverture développé par l’avionneur Boom Supersonic avec un objectif de mise en service en 2029