Réalités et perceptions – Renault face à la polémique à Vaulx-en-Velin

Le 2 mai 2022, Le Progrès titrait : « Renault ferme son site à Vaulx-en-Velin « zone de non-droit et de trafic ». Le lendemain, Actu.fr rebondissait « Près de Lyon. Renault quitte Vaulx-en-Velin : "les habitants ne gagnent plus assez d'argent" ». La polémique sur la fermeture de la concession Renault de Vaulx-en-Velin mais aussi sur les raisons de cette fermeture, débutait.  Or, deux réalités abonderaient dans le sens de Renault :

. Le premier : Vaulx-en-Velin est sans aucun doute l’une des villes les moins sûres de France, classée 328e sur 371 villes de plus de 22 500 habitants en termes de sécurité, avec 2474 crimes, délits et actes de délinquance enregistrés en 2021, en hausse de 33,7% (2020 ayant été une année marquée par la baisse générale des crimes et délits du fait du confinement notamment et de COVID en général – ce chiffre est assez conforme aux données des années précédentes). On enregistre toutefois une explosion du nombre de plaintes pour coups et blessures (+20% par rapport à la moyenne des années pré-COVID 2016-2019) et des violences intrafamiliales (+25% par rapport à cette même moyenne). Un constat par ailleurs partagé par une partie des habitants.

. Le second : le taux de pauvreté de la population de Vaulx-en-Velin est de 32% - « cela représente 5 323 ménages de Vaulx en Velin qui vivent avec un revenu mensuel inférieur à 751 euros » explique le site collaboratif ville-data.com, qui exploite l’open data (et donc des millions de données issues des institutions publiques) pour fournir des informations sur les communes de France. Cela fait de Vaulx-en-Velin l’une des communes les plus « pauvres » de France. Et donc pas forcément la plus attractive du point de vue commercial.

Factuellement, les éléments du rapport présenté à la mi-avril par Renault devant les élus du CSE (comité social et économique, qui est l’instance représentative du personnel de l'entreprise) pour justifier la fermeture de la concession de Vaulx-en-Velin au 31 décembre 2022, seraient donc fondés : « zones de trafic et de non-droit » défavorables à l’activité, établissement entouré de « populations à faibles revenus par foyer, inférieurs à la moyenne nationale ». Du point de vue de la rentabilité et de l’attractivité de la concession, donc plus largement du point de vue commercial et marketing, un tel site peut sembler « à risques », d’autant plus qu’il jouxte un centre commercial, le Carré de Soie » présenté comme périclitant.

Mise sous tension par les conséquences de la guerre en Ukraine, le Groupe subit en parallèle un amoncellement de facteurs négatifs avec notamment un chiffre d’affaires en recul au premier trimestre 2022, l’annonce du retrait de Russie - marché stratégique - et en corollaire le désengagement d’AvtoVAZ (Lada), avec en prime la hausse des matières premières et la pénurie des semi-conducteurs en trame de fond. Bref, un contexte troublé qui oblige à procéder à des arbitrages drastiques – ce serait un choix de bon sens qui serait fait en fermant une concession peu rentable et à l’avenir incertain.

Reprise et réinterprétation des propos, exploitation politique

Même si les propos tenus par Renault sont techniquement factuels pour l’essentiel, ils sont repris et interprétés : « discrimination » de Renault vis-à-vis des habitants de Vaulx-en-Velin selon le délégué CGT Amara Fenniche cité par le Progrès, responsabilité du gouvernement, actionnaire de Renault, pour Ange Vidal, élue d’opposition (gauche radicale) à la Mairie de Vaulx-en-Velin qui interpelle sénateurs et élus du Lyonnais pour dénoncer cette attitude

L’agitation autour de cette décision met un certain temps à produire des effets mais la sensibilité du sujet, particulièrement en contexte électoral, ravive la polémique. Alors que quelques tweets orientés à l’extrême droite fustigent les effets de l’insécurité en ré-exploitant les arguments utilisés par Renault, Ivan Bouchier, préfet délégué du Rhône délégué à la sécurité, et la maire de Vaulx-en-Velin Hélène Geoffroy, maire PS de la commune, exigent alors dans un courrier co-signé de rencontrer le groupe : « nous condamnons la facilité intellectuelle consistant à stigmatiser la commune et ses habitants pour justifier cette décision » expliquent-ils. Plusieurs semaines après la décision de Renault, annoncée le 15 avril dernier, tous les ingrédients étaient réunis pour que la polémique prenne de l’ampleur..

Le risque de "paradoxe", facteur clef des crises réputationnelles

Alors que le Groupe Renault annonce s’engager pour l’économie française et pour la lutte contre les inégalités, quitter une zone économiquement fragile et socialement sensible pour des raisons de rentabilité fait plus que poser question dans un univers au centre duquel se place désormais la responsabilité sociale et sociétale.

La situation est symptomatique : la plupart des grandes entreprises sont massivement engagées dans des actions de « RSE ». Simple « green washing » ou « social washing » pour les unes, réels engagements pour réduire l’empreinte environnementale ou améliorer l’ « inclusion » pour les autres, les postures sont très variables et les sommes engagées souvent très conséquentes. Et souvent, les efforts consentis apportent des résultats concrets.

Sauf que ces efforts portent sur des enjeux macroscopiques, à l’échelle des communications dites « corporate », et même s’ils se traduisent souvent par des projets « locaux », ces actions sont décorrélées des réalités opérationnelles et du terrain, des contextes particuliers, fût-ce à très petite échelle, où naissent pourtant les crises. Pour les acteurs impactés (comme ici la population de Vaulx-en-Velin et leurs élus), ces politiques apparaissent hors-sol, artificielles, voire hypocrites puisqu’ils n’en bénéficient pas dans leur réalité ou, pire, subissent des politiques contraires à ces engagements généraux !

Il y a dès lors génération d'un "paradoxe", élément central des crises réputationnelles.

Dès lors qu’un paradoxe[i] apparaît entre les attendus et le constaté, les conditions d’une crise réputationnelle majeure sont réunies.

  • Les attendus, ce sont les engagements, promesses et postures véhiculées par la communication d’une entreprise autour de sa gouvernance (et ses responsabilités) ou de ses marques (par exemple la fiabilité, la sécurité, son caractère « eco-friendly »).
  • Le constaté, c’est ce que dénonce des observateurs à l’échelle locale face à une situation spécifique : incident, défaillance, déni de service, pollution ou, comme ici avec Renault, décision qui apparaît comme la preuve du non-respect des promesses de la marque (exemple de la Classe A de Mercedes en 1997) ou du non-respect de ses engagements sociétaux et environnementaux de l’entreprise.  

L’enjeu est donc de parvenir à préserver en toute occasion une cohérence : cohérence entre la politique menée, les décisions stratégiques, leur réalité opérationnelle, et les discours liés aux engagements. Cela implique une maturité que la plupart des groupes n’ont pas car elle passe par une fusion des objectifs opérationnels, de maîtrise des risques et de responsabilité sociale et sociétale, trop souvent appréhendés en silos.

Seule cette cohérence peut soutenir la crédibilité et la confiance des parties prenantes des acteurs politiques et économiques : Renault ne représente pas qu’une entreprise française prise dans les tourments de crises successives mais symbolise également le désaxage potentiel de l’’industrie française face aux besoins du pays, dans un contexte où les autorités soulignent les enjeux de relocalisation, de rebond industriel, de responsabilité des entreprises.

Par ailleurs, l’entreprise ne questionne à aucun moment son rôle sur le territoire et commet dans sa posture initiale une erreur d’imputation : « l’insécurité et la pauvreté génèrent une baisse d’activité ». Le territoire est dans cette représentation un simple réceptacle d'activités, comme un paysage, sans interaction. Bien sûr, Renault seul a un pouvoir limité. Mais il est du rôle des entreprises comme des pouvoirs publics d’agir en coordination sur les paramètres que dénonce ici Renault.

Bien sûr, les acteurs impliqués (élus, préfecture, syndicats…) qui critiquent la posture de Renault auraient eux-mêmes pu intervenir en amont de la décision prise : remontée d’alerte, analyse des attentes des entreprises, réponse aux enjeux, etc. De même, aucune concertation, aucun projet alternatif ne semble avoir été envisagé par Renault pour éviter une fermeture pure et simple. La maire de Vaulx-en-Velin, Mme Hélène Geoffroy affirme même que ni la Police nationale, ni la Préfecture, ni la Municipalité n’ont jamais été contactées par Renault au sujet des questions d’insécurité.  L’absence d’approche systémique des problématiques d’activité économique, d’emploi, de sécurité et d’attractivité peuvent également être pointées du doigt.

L’épilogue de l’affaire se résume au rétropédalage de Renault sur la question de la sécurité : « La notion de sécurité ne constitue en aucun cas un motif de la décision, aucun incident notable n’étant à déplorer sur le site de Lyon Est. » affirmera dans un communiqué l’entreprise interpelée par les autorités, afin d’apaiser les tensions. Et pendant ce temps-là, les voitures continuent de brûler dans les « quartiers » …

 

Patrick CANSELL, PhD, enseignant Gestion de Crise à l’Ecole de Guerre Economique et spécialiste de la gestion et de la communication de crise (ARTEM Information & Stratégies)
Marie HEGLY, économiste et stratège à impact - fondatrice de Guava&Co (Dijon)
Avec nos remerciements à Stéphanie CASSILDE, PhD, économiste du développement et sociologie, Ronin Institute for Independent Research, pour sa contribution

 

Note

[i] Concept mis en exergue dans les enseignements de Patrick Cansell sur la Communication de Crise.