Rapports de force économiques et informationnels dans l’IA

"Celui qui deviendra leader en ce domaine sera le maître du monde", Vladimir Poutine, 2017.

Le potentiel de transformation de l'intelligence artificielle (IA), reconnu par Vladimir Poutine en 2017, témoigne d'une évolution dans la perception de cette technologie de simulation d’une intelligence humaine par des systèmes informatiques capables d’apprendre, de raisonner et de s’auto-améliorer. D'outil de développement économique à celui de levier stratégique de pouvoir géoéconomique, l'IA a aujourd'hui une place centrale dans la compétition technologique globale.

 La course effrénée à la recherche et l'application de l'IA, vecteur clé du futur de l'innovation technologique, aux secteurs considérés comme stratégiques est dominée par les États-Unis et la Chine. Alors que l'État américain mise sur la compétitivité de ses entreprises technologiques de la Silicon Valley, le Parti Communiste Chinois créée une synergie entre ses initiatives publiques et ses entreprises. Face à ces deux géants de l'industrie IA, l'UE n'investit pas la récupération de ce retard, mais adopte une stratégie de la Commission européenne de leadership en matière de régulation et de normalisation afin d'atteindre une position de garante de l'éthique et de la stabilisation de l'IA.

Le changement de paradigme

Il existe désormais deux mondes : un monde matériel et un monde immatériel. Les problématiques de guerre économique ne sont pas forcément similaires. Le monde matériel est encore fortement ancré dans des enjeux liés au contrôle physique des flux d’échange et aux problématiques géoéconomiques des territoires. Les rapports de force naissants au sein d’un monde immatériel en devenir sont d’une autre nature. Il s’agit davantage d’inscrire des phénomènes de dépendance sur la longue durée et de sortir des schémas classiques de la concurrence pour sa domination sans apparaître justement comme un conquérant. La manière dont les multinationales de la Sillicon Valley sont en train d’imposer leur système d’innovation technologique (cloud, cryptomonnaie, intelligence artificielle) au reste du monde occidental, est un cas d’école de dissimulation de la réalité offensive la guerre économique dans ce monde immatériel émergent. 

En apparence, il ne s’agit que d’une compétition de plus. Du programme d'échecs Turochamp, imaginé par Turing et Champernowne, à la conceptualisation de l'IA lors de la conférence de Dartmouth par McCarthy et Minsky en 1956, en passant par la création du premier réseau neuronal au mécanisme d'apprentissage inspiré du cerveau humain par Rosenblatt en 1957, jusqu'au développement de l'apprentissage profond dans les années 2000, pour culminer avec le triomphe d'AlphaGo de DeepMind sur Lee Sedol en 2016, l'IA s'est déplacée des laboratoires de recherche vers le cœur de l'économie mondiale.

L'IA révolutionne profondément la société humaine en apportant une efficacité sans précédent aux secteurs technologiques et industriels par des améliorations des systèmes de productions, de la robotique avancée, de la cybersécurité, des diagnostics de santé et des expériences utilisateurs des internautes.

Actrice clef de la compétition technologique internationale, l’IA s’imprègne dans le quotidien de toutes les populations à travers les créations matérielles et logicielles de grandes entreprises technologiques américaines.

Ces avancées induites par l’IA sont portées par l’innovation de ces entreprises, à l’avant-garde de la recherche et de son application.

Les acteurs privés anglosaxons premiers conquérants monde immatériel

La révolution multimodale de l’IA, transcendant le texte pour s’étendre à l’image, le son et la vidéo, a franchi un cap majeur avec le lancement de l’IA conversationnelle ChatGPT d’OpenAI. Cette plateforme, ouverte à tous gratuitement depuis novembre 2022, met à disposition plusieurs modèles de Large Language Models (LLM), modèles d’apprentissage automatique conçus pour comprendre le langage humain. Capables de générer des réponses à des questions, de créer du contenu et de synthétiser des informations, ces systèmes sont entraînés sur des ensembles de données textuelles d’approximativement 570Go de data filtrée, soit 45TB de texte plein.

L'avènement de ce site internet (ChatGPT) et la possibilité d'interagir avec des outils d'IA en ligne via une interface conversationnelle ont suscité un engouement mondial pour l'intelligence artificielle. L'intérêt énorme pour ce secteur a créé une croissance des valeurs boursières liées à l’IA telles que Nvidia, plus grande entreprise productrice de microprocesseurs (nécessaires à l’entraînement des IA) dont l’action a grimpé de 250% en un an.

L’enthousiasme pour ChatGPT a remis au premier plan l’IA comme futur vecteur des avancées technologiques futures, mais aussi les vieux débats sur l’idée d’IA libres du bon vouloir de grandes entreprises technologiques, transparents et non censurés, ainsi que celui sur leur potentielle future dangerosité, rappelant les mises en garde de la science-fiction, illustrées par Philippe K. Dick ou la saga Terminator notamment.

Les leaders de l’IA sont aujourd’hui les grandes entreprises technologiques américaines telles que OpenAI, Google, Microsoft, X(Twitter)/Tesla, Meta (Facebook), et IBM qui ont pour chacune d’entre elles développent des modèles d’IA spécialisées, ainsi que des modèles conversationnels LLM depuis la création de ChatGPT.

OpenAI, initialement organisation à but non lucrative à vocation de création d’IA open-source, est devenue une entreprise privée qui développe et diffuse des modèles d’IA propriétaires. L’entreprise ne partage pas pour le moment ses modèles d’IA LLM GPT3 et GPT4 capables d’accéder à internet en temps réel pour chercher des informations, mais cela pourrait arriver prochainement pour les vieux modèles d’après certains experts.

Google, avec ses initiatives telles que DeepMind et TensorFlow, a posé des jalons influençant profondément la compréhension du machine learning et la recherche fondamentale en IA. Cette entreprise est d’ailleurs à l’origine de la création de la technologie des transformers, à l’origine de la création des LLM tels que ChatGPT.

Meta est la seule grande entreprise technologique à avoir ouvert son IA LLM au public à travers un partage open-source de ses modèles LLama et LLama2.

X a révélé son IA générative Grōk concurrente de ChatGPT est une IA ayant accès en temps réel aux informations du réseau social. L’idée d’Elon Musk était de créer une IA capable de comprendre les lois de l’univers et de ne pas se censurer.

Microsoft, leader dans le domaine de l’IA, a été pris de cours par la technologie d’IA générative ChatGPT et a décidé de financer OpenIA à hauteur de plusieurs milliards de dollars pour intégrer cette technologie dans ses logiciels Office et sa plateforme cloud Azure.

Ses investissements en recherche visent à faire progresser les capacités de l’IA depuis de nombreuses années, notamment dans le domaine de la vision par ordinateur, très important pour de nombreux projets technologiques futurs, notamment le projet Réplication de drones chasseurs pilotés par l’armée américaine avec un contrat à hauteur de 5.8 milliards de dollars.

IBM est une figure historique dans le domaine de l’IA qui innove pour intégrer l’IA dans des solutions d’entreprise pour l’analyse de données, la cybersécurité et la santé.

Les nouveaux entrants dans le monde immatériel

Sur le continent asiatique, les géants technologiques chinois BATHX (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei et Xiaomi) émergent comme des forces puissantes dans le paysage de l'IA.

Ces entreprises, par leurs investissements massifs dans la recherche et l'innovation en IA et une collaboration étroite avec les initiatives gouvernementale en matière de surveillance de masse, ont la particularité de pouvoir utiliser les données des citoyens chinois sans aucune limite réglementaire.

La Chine est ainsi un laboratoire à ciel ouvert de l’application des technologies d’IA, où les entreprises technologiques se partagent les savoirs et les secteurs selon la volonté du pouvoir politique.

Alibaba a ainsi été chargé du développement du LLM Tongyi Qianwen afin de démocratiser les LLM et les technologies d’IA quelques mois seulement après la diffusion de ChatGPT par OpenIA.

Dans le sillage de l’enthousiasme suscité par les avancées des géants technologiques américains et chinois dans l’IA générative, le rôle des développeurs open source devient d’autant plus pertinent. Ces passionnés de technologie contribuent de manière significative à la progression de l’IA en créant des outils et des plateformes qui prônent la transparence et l’accessibilité.

Leur approche collaborative et ouverte est en contraste avec le modèle propriétaire des grandes entreprises, en mettant l’accent sur l’innovation partagée, la démocratisation du savoir, et l’information en source ouverte incensurable.

Parallèlement, l’essor rapide de l’IA a ravivé les préoccupations des militants et penseurs qui alertent sur les risques de ces technologies puissantes. Inspirés par des visions dystopiques de la science-fiction, ces groupes mettent en lumière des scénarios où, sans une régulation adéquate et une réflexion éthique, l'IA pourrait échapper à notre contrôle.

Les militants De l’IA Risk Movement appellent ainsi à une vigilance forte et à un cadre règlementaire capable de prévenir les futurs dangers que pourraient engendrer des IA plus puissantes et plus autonomes.

Alors que les géants technologiques américains et chinois sculptent le paysage de l'intelligence artificielle avec leurs avancées révolutionnaires et que les communautés open source s'efforcent de maintenir le domaine de l'IA ouvert et accessible, il est crucial de dévoiler la nature des rapports de force qui se dessinent.

Nature des rapports de force et stratégies des acteurs de l’IA

Dans le vaste domaine de l'intelligence artificielle, les rapports de force se définissent par des luttes économiques, technologiques et idéologiques.

Les grandes entreprises, telles que les GAFAM et les BATHX, poursuivent leur objectif de monétisation et de contrôle des technologies d'IA, appuyées par d'énormes investissements en R&D et des manœuvres stratégiques telles que des alliances et des acquisitions visant à consolider leur position de marché dominante mais aussi à attirer les talents d’aujourd’hui et de demain de l’IA.

Cet environnement concurrentiel pousse les entreprises américaines à plaider pour un cadre réglementaire renforcé, espérant ainsi ériger des barrières à l'entrée qui restreindraient l'accès des startups. Cela limiterait également la capacité des développeurs open source à innover, et permettrait de les freiner par manque de ressources financières pour répondre à des réglementations strictes.

En parallèle, les entreprises chinoises, profitant d'un accès sans précédent aux données des citoyens dans un cadre réglementaire moins contraignant, connaissent une croissance fulgurante, évoluant sans les contraintes éthiques souvent observées en Occident.

Les dynamiques économiques et idéologiques du domaine de l'IA sont rendues encore plus complexes par l'activisme des développeurs open source. Ceux-ci luttent contre les géants technologiques pour maintenir le flux d'informations libre et sans entrave, dans un effort de préserver la liberté d'expression et de pensée. Ils aspirent à créer des modèles d'IA ouverts et transparents, qui pourraient rivaliser avec les modèles propriétaires des grandes entreprises, envisageant un "bien commun technologique" largement accessible et à l'épreuve de la censure. Ces modèles ouverts, s'ils sont réalisés, pourraient remettre en question la nécessité d'une réglementation étatique stricte de l'IA, en offrant des alternatives décentralisées aux utilisateurs qui la rendrait obsolète.

Si les développeurs open source réussissent à créer des modèles performants, ouverts et transparents, les États pourraient être tentés d'introduire des mesures de contrôles d'utilisation de logiciels non approuvés pour empêcher les citoyens d’utiliser des outils d’IA considérés comme dangereux. Cette situation soulève de nombreux problèmes de faisabilité en Occident et des questions profondes sur les libertés fondamentales. 

Cette situation crée une tension notable entre les entreprises et les développeurs open source les entreprises cherchent à sécuriser leur contrôle technologique et économique, tandis que les développeurs open source et les militants s'efforcent de façonner un futur où l'IA est développée et utilisée de manière éthique et sûre.

L’IA Risk Movement s'est formé autour des préoccupations concernant les dangers de l'intelligence artificielle. Ils exercent une influence croissante sur les politiques publiques, militent pour une IA éthique et sûre, et alertent sur les risques de dépendance excessive envers la technologie. Ce mouvement met en lumière comment les capacités humaines fondamentales pourraient être usurpées par des machines, menaçant de transformer radicalement la société, que ce soit par l'augmentation du chômage ou par la dégradation de notre capacité à penser de manière autonome.

Ces militants souhaitent que l'avancement rapide de l'IA ne mène à une réglementation répressive, limitant la création open source par des exigences réglementaires onéreuses, telles que des "permis IA" - une position que des personnalités comme Sam Altman d'OpenAI semblent soutenir.

L'un des plus grands motifs d'inquiétude réside dans la peur que des développeurs open source, en quête d'une IA libre et non censurée, ne mettent à disposition des outils puissants susceptibles de propager des informations nuisibles ou fausses, comparables à une "bombe nucléaire numérique". Cette crainte repose sur l'idée que des IA non régulées pourraient donner libre accès à toute information, sans considération pour les conséquences éthiques ou sociales. En somme, l’IA Risk Movement s'efforce de balancer entre l'innovation technologique et la nécessité de garder l'IA dans les limites d'un développement responsable et contrôlé.

La conquête silencieuse du monde immatériel

Il ressort que les grandes entreprises technologiques, notamment les GAFAM et les BATHX, ont actuellement l'ascendant dans le domaine de l'IA, grâce à leurs investissements massifs en R&D, leur capacité à façonner les cadres réglementaires et à absorber les innovations émergentes. Ces entreprises ont remporté d'importantes victoires en termes d'innovation et de pénétration du marché, bien que leur hégémonie soit régulièrement contestée par les questions éthiques et les appels à une régulation plus stricte.

Les entreprises chinoises, qui utilisent les données de manière plus libre, affichent une croissance impressionnante, défiant directement la suprématie occidentale et modifiant le paysage mondial de l'IA.

Les développeurs open source subissent pour le moment des revers en raison de la pression exercée par les grandes entreprises pour établir des réglementations qui pourraient restreindre la création open source et l'innovation indépendante, mais pourraient sortir semi-victorieux par le partage décentralisé d’une IA libre et transparente performante au niveau de GPT4 qui rendrait toute règlementation stricte difficile à justifier.

Au sein de cet échiquier complexe, l‘IA Risk Movement émerge comme un acteur influent, grâce à membres vigilants face aux potentiels dérapages de l'IA. Les défis posés par ces militants ne sont pas vains et peuvent mener à des politiques qui encouragent une innovation responsable.

Ils exercent cependant une pression croissante pour l'adoption de cadres éthiques et de régulations qui pourraient contrebalancer en faveur des grandes entreprises. En effet, la création d’obstacles insurmontables pour les innovateurs indépendants consoliderait ainsi le monopole des acteurs établis.

La course à l’IA qui se joue entre les entreprises américaines et chinoises sera un déterminant important du futur leader économique global. Dans cette lutte, les États-Unis dépendent de leurs entreprises technologiques, qu’ils se doivent d’armer économiquement pour gagner et de protéger, malgré leur propre volonté.La Chine a pour avantage d’exercer un contrôle stratégique de ses entreprises technologiques et de ne pas avoir d’éthique sur l’utilisation des données des citoyens chinois comme des populations de la région Asie-Pacifique pour utiliser l’IA dans son propre processus de conquête du monde immatériel.

 

Gabriel Ginioux,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)

Sources

AFP-BFM, “Le G7 définit un code de conduite pour une intelligence artificielle sûre et digne de confiance”, 29 octobre 2023.

Akash Sriram, Mrinmay Dey, “Musk’s xAI set to launch first AI model to select group”, Reuters, 4 novembre 2023.

Florian Dèbes, “OpenAI : pourquoi le créateur de ChatGPT vaut déjà 29 milliards de dollars”, Les Échos, 6 janvier 2023. 

Jean Bernard Mateu, Jean-Jacques Pluchart, “L’économie de l’intelligence artificielle”, Revue d’économie financière n°135, 2019/3, pages 257 à 272.

Nirina R., “Pourquoi l’IA commence à devenir un serpent qui se mord la queue ?”, lebigdata.fr, 24 octobre 2023.

Podcast The Joe Rogan Experience: Lex Fridman, scientifique américain et chercheur en IA et véhicules autonomes, 31 janvier 2023.

Podcast The Joe Rogan Experience: Marc Andreessen, spécialiste américain de l’IA, Juillet 2022.

Podcast The Joe Rogan Experience: Michio Kaku, Scientifique américain d’origine japonaise, doctorant en physique théorique, 2 mai 2023.

Podcast The Joe Rogan Experience: Sam Altman, CEO de OpenAI, 6 Octobre 2023.