Rapport de force informationnel entre les États-Unis et la Chine au sujet de la dette du Kenya
Le ratio de la dette publique du Kenya par rapport au PIB est passé de 34.3% en 2007 à 73.1% i. Concrètement, cette augmentation spectaculaire de près de quarante points en seize ans signifie que l’endettement du Kenya augmente plus vite que la croissance de sa production de richesse. À l’origine, la dette est un moyen de mobiliser des ressources financières en échange d’une promesse de remboursement à une échéance déterminée par le créancier, généralement avec des intérêts. Pour un État jeune comme le Kenya, indépendant depuis 1963, la dette est un outil indispensable pour développer son économie afin de répondre aux besoins vitaux de sa population sur son territoire, à savoir, l’alimentation, l’énergie, le transport, la santé, le logement et la défense. Or, à partir de 2018, le FMI, un des créanciers historiques du Kenya, a abaissé le classement de Nairobi de « risque faible » à « risque moyen » de surendettement suivi d’une dégradation supplémentaire aboutissant au statut de « risque élevé » en mai 2020ii.
Cet ultime déclassement du Kenya par le FMI tient en partie aux difficultés économiques provoquées par des facteurs externes liés aux impacts de la Covid-19. La crise de la dette au Kenya est devenue un sujet de préoccupation majeur pour les gouvernements successifs en raison des conséquences économiques qu’elle engendre sur la santé du pays et sur son développement à long-terme. Sur le plan intérieur, le surendettement alimente les inquiétudes et les débats politiques entre partis politiques et au sein de la population notamment en ce qui concerne la viabilité de la dette à long-terme, la transparence et la corruption mais aussi la possible perte de contrôle des actifs nationaux stratégiques au profit d’acteurs étrangers.
L’ancienne colonie britannique qui a arraché sa souveraineté nationale par la lutte armée dans les années 1950 est aujourd’hui dépendante de ses créanciers extérieurs, en premier lieu de la Chine. À ce titre, la question de la dette kenyane est également devenue un enjeu d’affrontement entre la Chine et les États-Unis. Dans cette nouvelle guerre froide, les deux grandes puissances économiques et géopolitiques du XXIe siècle s’affrontent par l’information pour déterminer la narration du récit des responsabilités du surendettement kenyan et de ses conséquences.
Des créanciers occidentaux à l’irruption de la Chine dans la dette kenyane
Si l’on analyse l’endettement du Kenya sous l’angle des créanciers extérieurs, nous pouvons décomposer son évolution en deux séquences : 1980 à 2010 puis 2010 jusqu’à aujourd’hui.
De 1980 à 2010, le modèle de la dette du Kenya correspondait à celui du Consensus de Washington, à savoir, que le FMI et la Banque Mondiale, tous les deux basés à Washington, accordaient des prêts concessionnels au Kenya à des taux favorables pour se développer. En contrepartie, Nairobi devait mettre en place une politique économique libérale : privatisation, abaissement des barrières douanières, dérèglementation, orthodoxie budgétaire.
Au début des années 2000, les prêts concessionnels représentaient environ les deux tiers de la dette extérieure. À cette même période, la Banque Mondiale, à elle seule, détenait 55% de la dette extérieure et environ 32 % de la dette totale. De son côté, les gouvernements NARC et Grande Coalition ont mis en place des ajustements structurels qui ont réduit la dette publique de 60% du PIB en 2023 à près de 40% en 2008. Cette réduction de la dette a préparé le terrain à des projets de développement d’infrastructures ambitieux.
L’irruption soudaine de Pékin dans la dette kenyane à partir de 2010 correspond à la mise en place du programme « Vision 2030 » lancé en juin 2008 par le président Mwai Kibaki. L’objectif de ce plan est de faire passer le Kenya de pays en sous-développement à un pays / revenu intermédiaire doté d’une économie industrialisée pour créer une classe moyenne. C’est dans ce contexte qu’en 2011, la Chine, au travers de la China EximBank a octroyé un prêt de 5,1 milliards de dollar au Kenya pour construire une ligne de chemin de fer à voie standard (SGR) reliant Mombasa à Nairobi et faisant de Pékin son premier créancier bilatéral devant le Japon et la France. Le chemin de fer fut construit par l’entreprise publique chinoise China Road and Bridge Corporation (CRBC). La finalité du SGR est d’une part de remplacer les chemins de fer coloniaux en fin de course et d’autre part de se connecter à la logistique ferroviaire entre l’Ouganda et le Kenya.
Du côté de Nairobi, le modèle de financement semblait plus rapide et moins contraignant sur le plan politique que les financements occidentaux du FMI et de la Banque Mondiale. À cet égard, China EximBank, qui est sous la tutelle de l’autorité du Conseil d’État chinois, propose des financements rapides sans exigences de réformes politiques libérales mais à des taux plus élevés puisque le ratio des taux d’intérêt était de 1.5 contre 0.5 pour les institutions financières basés à Washington. Ce consensus de Pékin confortait tantôt les intérêts du président Kiroki visant à rénover et améliorer les infrastructures de transports tantôt la stratégie d’accroissement de puissance de la Chine par l’économie. Cette dernière considère que le Kenya est la porte d’entrée incontournable de l’Est de l’Afrique pour poursuivre sa dynamique de conquête économique par les Routes de la Soie d’où son intérêt pour l’installation d’un chemin de fer traversant le Kenya et pouvant s’étendre jusqu’en Ouganda. En 2018, le prêt pour la construction du SGR représentait 93% de la dette totale contractée auprès de la Chine. En 2020, la dette de la Chine représentait environ 67% de l’ensemble de la dette bilatérale du Kenya. iii
Les problèmes de surendettement du Kenya provoqués par la dette chinoise
La construction du chemin de fer commence à partir de 2014 tandis que sa mise en opération démarre à partir de 2017 pour les voyages de passagers et janvier 2018 pour le fret commercial. Le SGR prévoyait de transporter entre 5 et 10 millions de tonnes par an à une vitesse 120 kilomètres par heure faisant passer le temps de voyage de 10 heures à 4 heures tout en réduisant le coût du transport de 60% par rapport au système ferroviaire préexistant. Néanmoins, l’espoir de prospérité économique que devait apporter le SGR, tel que mis en avant par la Chine, ne dura pas. En effet, à peine trois ans après sa mise en service, un rapport publié en janvier 2020 atteste du fait que le projet SGR n’est pas rentable. Le coût des marchandises est 20 à 30% plus élevé que le transport routier classique malgré les subsides du gouvernement.
En outre, le gouvernement du Kenya a imposé que le fret qui se trouve au-delà de Mombasa soit acheminé par le SGR. D’un côté, cela a engendré des difficultés pour les petits commerçants qui ont vu les coûts de distribution augmenter à cause de l’acheminement des marchandises par voies ferroviaires. D’un autre côté, la capacité de l’Inland Container Depot (ICD) de Nairobi était insuffisante pour entreposer autant de marchandises provoquant des congestions qui ont entrainé des frais supplémentaires et des accidents fréquents avec les containers. Enfin, le contournement forcé du transport routier a causé une réduction des emplois chez les transporteurs routiers et la fermeture des entreprises de fret. iv
Alors que l’économie kenyane est frappée de plein fouet par la pandémie Covid-19 en 2020, il est devenu de plus en plus compliqué pour Nairobi de rembourser sa dette auprès de la Chine. La période de grâce du remboursement du prêt chinois de 5.1 milliards de dollar s’est terminée en juillet 2019 si bien que le pays devait rembourser 313 millions de dollars par an pour un projet très infructueux économiquement et logistiquement parlant. Cette charge de la dette a été additionnée par 160 millions dollar supplémentaires pour le segment Nairobi-Naivasha, lui aussi financé par la Chine. Par ailleurs, afin de rembourser sa dette, le Kenya s’est encore plus endetté auprès d’autres créanciers faisant rentrer le pays dans un cercle vicieux. La dégradation de la dette est telle que le ministre des Transports, Kipchumba Murkomen, a demandé à Pékin de renégocier les conditions de l’accords afin de prolonger l’échéance de remboursement à 50 ans au lieu de 20 ans en plus d’une réduction de 313 millions de dollars de remboursement annuel à 80 millions de dollars.v La même année, la question de la dette chinoise est devenue un enjeu électoral pour la présidentielle. William Ruto, candidat du parti UDA, a critiqué la politique des gouvernements précédents pour les emprunts massifs, de la corruption ainsi que de l’opacité des contrats d’infrastructures avec la Chine. Il a été élu président du Kenya le 9 août 2022vi.
Cette situation a servi de terreau à une guerre de l’information menée par les Américains contre les Chinois dans un contexte d’affrontements économiques.
La stratégie offensive américaine
L’approche américaine au Kenya s’inscrit dans une stratégie plus large d’endiguement de l’influence économique et diplomatique de la Chine sur le continent africain. En effet, en 2018, le conseiller américain à la sécurité nationale de Donald Trump, John Bolton, a désigné l’expansionnisme chinois comme étant une menace bien plus grande pour le continent africain que la pauvreté et l’islamisme. Lors d’un discours à la Heritage Foundation, il déclara que « les Chinois ciblent de manière délibérée et agressive leurs investissements dans la région pour gagner en avantage compétitif sur les États-Unis. À cela s’ajoute le fait que la Chine use de pots de vin, des accords opaques tout en utilisant stratégiquement la dette pour garder les États africains captifs de ses desiderata et de ses exigences ». Ce constat de l’avancée de chinoise en Afrique dans le cadre des Routes de la Soie transcende le clivage entre républicains et démocrates dans une logique de Realpolitik. Ainsi, l’ancien conseiller d’Obama, Grant T.Harris, considère que les États-Unis ne peuvent pas contrer une stratégie chinoise multiforme seulement par une course à l’investissement puisque les Chinois misent également sur leurs relations avec les autorités localesvii.
Concernant le Kenya, les Américains ont des intérêts militaires stratégiques depuis les années 1980 dans le pays depuis que les Kenyans ont accepté que la marine américaine ait un accès au port de Mombasa. Sans oublier que depuis le 11 septembre, Nairobi et Washington coopèrent militairement contre le groupe djihadiste Al-Shebab au nord-ouest du pays à la frontière somalienne. Les Américains disposent même de leur seconde plus grande base militaire au Kenya à camp Simba où 600 soldats sont stationnés.
C’est pourquoi, la Realpolitk américaine au Kenya consiste à dénoncer l’expansionnisme économique de Pékin en axant l’offensive informationnelle sur les problèmes de dette. De fait, les Américains ont repris le concept de « piège de la dette » inventé par le géostratège indien Brahma Chellaney en janvier 2017. Ce concept décrit la manière avec laquelle le gouvernement chinois utilise la dette de petits pays comme levier géopolitique. Chellaney fait référence à ce qu’il s’est passé au Sri Lanka en juillet 2017 avec le port de Hambantota. La Chine avait prêté de l’argent au gouvernement du Sri Lanka pour construire les infrastructures portuaires de Hambantota. Or, faute de rentabilité du port et en raison d’une dette impossible à rembourser pour Colombo, les autorités locales ont dû céder le port à la Chine pour un bail de 99 ansvii. Des craintes similaires ont eu lieu au Kenya à propos du port de Mombassa au moment de la publication du rapport d’enquête par le bureau de l’auditeur général du Kenya en 2018. Ce dernier a constaté que l’accord signé entre le gouvernement et Pékin prévoyait de céder des actifs des ports kenyans à la Chine si la dette n’était pas remboursée à terme.
L’administration américaine a repris le concept de « piège de la dette » pour dénoncer la politique chinoise en Afrique dès 2017 quand le ministre des affaires étrangères, Rex Tillerson, a dénoncé les prêts chinois pour financer des projets d’infrastructures comme une forme de prédation économique en contraste avec l’approche des États-Unis qui « poursuivent, développent une croissance durable qui consolide les institutions et renforce l’État de droit et permet aux États africains de rester sur leurs deux pieds […]
Les Chinois encouragent la dépendance par la dette moyennant des contrats opaques, des pratiques de prêts prédateurs et des accords corrompus qui appauvrissent des nations endettées et sape leur souveraineté. ». Ces éléments de langage vont être relayés dans la presse anglo-saxonne à partir du 4 septembre 2018 dans un article du Financial Times qui pointe du doigt le piège dans lequel le Kenya est tombé en empruntant de l’argent auprès de la Chine pour construire le chemin de fer Mombasa-Nairobi par accord corrompu qui vise à faire du pays un État-client de Pékin.ix Le jour qui suit la publication de l’article du Financial Times, une partie de la presse locale kenyanne a relayé la thématique du piège de par la dette chinoise. x xi
De plus, le sujet du chemin de fer Mombasa-Nairobi et son corollaire, la dette, sont devenus des sujets d’attention majeurs pour les médias kenyans. On observe une augmentation de 100% en termes de nombre de sujets parmi les articles qui font référence à la Chine dans la presse kenyane entre 2018 et 2019 (figure 1)xii.
(figure 1. Graphique montrant la distribution d’articles selon les sujets relatifs à la Chine dans la presse kenyane entre 2013 et 2023)
La dénonciation de l’endettement du Kenya auprès de la Chine ne s’arrête pas là. En mai 2023, trois sources, en partie anonyme, ont envoyé à l’agence de presse anglo-saxonne Reuters des preuves d’une opération de cyber-espionnage chinoise contre le gouvernement kenyanxiii . Une des sources est un analyste du renseignement basé en Afrique de l’Est. Une autre source est l’entreprise américaine de cybersécurité Palo Alto Networks. Ils ont identifié les auteurs comme étant le groupe « Backdoor Diplomacy » qui est une communauté de recherche en cybersécurité qui soutenu par l’État chinois pour l’épauler dans ses objectifs stratégiques à travers le monde. L’opération a eu lieu entre la fin de 2019 jusqu’à au moins 2022. Des documents de huit ministères dont celui des finances et des affaires étrangères ainsi que le bureau du président kenyan ont été volés. L’objectif de l’opération de cyberespionage était de connaître les capacités du gouvernement kenyan à rembourser ses dettes. Au Kenya l’information va être reprise par la presse locale le jour même dégradant encore plus l’image de la Chine auprès des autorités politiques et de la population xiv xv.
De cette manière, l’offensive informationnelle américaine consiste à dévoiler « le piège de la dette du Kenya et la cyberattaque chinoise pour pointer du doigt les contradictions du discours du Parti Communiste Chinois. Ce dernier explique que les Routes de la Soie s’inscrivent dans une optique pacifique « win-win » (gagnant-gagnant) vertueuse puisque la Chine et le Kenya ont un « avenir commun ».
La stratégie chinoise : approche systémique par le contenant et de défense par le contenu
Dans le cadre des routes de la soie, le Kenya a été ciblé par la Chine pour des raisons géographique, économique et géologique. En effet, dans son projet de conquête économique du monde, le Kenya a une position géographique stratégique puisqu’il a des frontières avec l’Ouganda et la Tanzanie en plus de posséder des infrastructures portuaires et ferroviaires qui lui permet d’avoir des voies communications marchandes avec les pays d’Afrique de l’Est et du Centre. Cela permet à la Chine d’avoir un point d’appui dans l’Indo-Pacifique lui offrant éventuellement l’opportunité d’élargir le collier de Perle aux ports kenyans. En outre, l’économie du Kenya est une des plus dynamique dans la région portée en partie par une démographie idéale pour l’achat de biens manufacturés chinois. Son sous-sol est riche en zirconium et en titanium que la Chine importe massivement en comparaison avec les autres produits kenyans xvi.
Pour servir ses investissements par l’endettement, la Chine a une approche systémique par le contenant qui précède le lancement officiel des Routes de la Soie au Kenya en 2013. Les Chinois ont savamment préparé le terrain informationnel au Kenya par la structuration des nouvelles technologies de l’information et de la communication pour y projeter ses propres agences de presse afin de contrôler l’information de sa création, à la circulation jusqu’à sa diffusion. Dès 2004, le géant des Télécom chinois ZTE s’est implanté au Kenya en donnant 10 millions $ à Telkom Kenya pour l’aider à rénover et structurer ses équipements de télécommunication. À partir de 2006, une série de médias chinois proches du PCC se sont installés à Nairobi. La première était China Radio International qui émet même des ondes sur une fréquence octroyée en partenariat avec l’entreprise public Kenya Broadcasting Corporation pour une programmation de dix-neuf heures par jour en anglais, en chinois et en swahili. Puis en 2006, l’agence de presse Xinhua News Agency, contrôlée par le conseil d’État chinois, a ouvert son bureau à Nairobi. 150 journalistes produisent 1800 reportages par mois sur tout le continent africain. Elle est en partie relayé par le China Daily qui a également un bureau à Nairobi et qui est connu pour être le porte-parole du parti communiste chinois. Xinhua a conclu un accord de partenariat avec le Kenyan National Media Group, la plus grande organisation médiatique d’Afrique centrale et orientale. Cela lui donne un accès de diffusion à 28 millions de followers sur les réseaux sociaux, 11 millions de vues par mois, 8 radios et 90 000 journaux en circulation par jour. D’autre part, la China Global Television Network (CGTN), contrôlée par le département de la propagande du parti communiste chinois, a son plus grand bureau à l’étranger à Nairobi. Elle emploie des journalistes locaux pour présenter des programmes comme Africa Lives et Faces to Africa. Les programmes de CGTN sont à leur tour relayés par l’entreprise chinoise StarTime qui, depuis 2012, vend des antennes satellites à prix bas pour rendre la télévision accessible à tous les kenyans. En 2017, 1,2 millions de Kenyans s’étaient abonnés à StarTimes. De surcroît, des journalistes kenyans sont formés en Chine parmi les 2000 autres journalistes africains dans le cadre du Belt and Road Journalist Network pour travailler ensuite pour des médias locaux ou chinois au Kenya. L’objectif de Pékin est de concurrencer les médias locaux et occidentaux comme France 24, Voice of America, Reuters ou encore la BBC qui dispose de son plus grand centre de diffusion et de formation de journaliste en dehors du Royaume-Uni.xvii De cette manière, les Chinois peuvent à leur tour imposer un récit des évènements qui sert leurs intérêts par la contestation de la globalisation occidentale portée par les États-Unis sur le plan médiatique. À cet égard, l’ambassadeur chinois à Nairobi, Liu Guanyuan, a déclaré au cours d’un séminaire fin 2013 que « les médias chinois et africains doivent briser le monopole actuel du discours occidental »xix. Cette approche offensive par le contenant pour le contrôle systémique de l’information (création, circulation, diffusion), se mêle à une approche défensive par le contenu en ce qui concerne l’endettement du Kenya.
Pour se défendre face aux accusations américaines concernant le piège de la dette et du cyber espionnage, les médias chinois ou influencés par la Chine ont multiplié les démentis et les accusations contre les médias occidentaux et plus particulièrement américains. La défense de Pékin, à travers China Daily basé à Nairobi, consiste à essayer de ridiculiser (figure 3 ) le concept de « piège de la dette » en mettant en avant que la Chine aide à développer le continent africain grâce à ses investissements dans une relation « gagnant-gagnant ». De la même manière, le journal porte-parole du parti communiste chinois met en avant les déclarations de l’ancien président Uhuru qui a démenti les accusations concernant le piège de la dette tout en rappelant les bénéfices que le Kenya peut tirer du chemin de fer SGR qu’il s’est engagé à construirexx. Le média CGTN va même jusqu’à dénoncer les États-Unis comme responsable du piège de la dette par l’aide au financementxxi.
(figure 2. Caricature publiée sur le site de CGTN en 2018 montrant les États-Unis comme responsable du piège de la dette par l’aide au développement)
Pour se défendre, les Chinois font appel à des professeurs ou directeurs de centres de réflexion kenyans alignés avec la politique de Pékin dans leur pays. En 2019, l’agence de presse Xinhua a mobilisé l’économiste et professeur d’Université kenyan Benard Ayieko qui a expliqué que le piège de la dette chinois au Kenya est une « farce » et que les investissements chinois sont une chance pour le Kenya car il peut diversifier son portefeuille de créanciersxxii. Dans le même ordre d’idées, le journal kenyan The Star a publié en septembre 2024 un article de Stephen Ndegua, le directeur du centre de réflexion South-South influencé par la Chine. Dans son article, Ndegua loue les apports économiques chinois au Kenya en ne faisant aucune critique sur les problèmes de dette ou de la rentabilité du chemin de fer SGR xxiii. Les médias chinois sont même allés jusqu’à mobiliser le pouvoir politique kenyan pour démentir les accusations du piège lors d’un entretien télévisé téléversé sur Youtube. En novembre 2023, CGTN a invité l’actuel président kenyan, William Ruto, à démentir le « mythe du piège de la dette » chinois afin de contrecarrer les médias occidentaux de manière explicite (figure 6) xiv. Au cours de l’entretien, le président a expliqué que la relation sino-kenyane était « gagnant-gagnante » et solide. Dans son argumentaire, il a expliqué que le Kenya choisissait d’emprunter à tous ceux qui contribuent à aider la population kenyane tout en mettant sur un pied d’égalité la Chine, le FMI, la Banque Mondiale, l’Union Européenne et les États-Unis qui sont également des créanciers du Kenya.
Quant à l’opération de cyber-espionnage, le média chinois China Global South a publié un article quelques jours après la révélation du rapport par Reuters. Il a mis l’emphase sur les deux déclarations de démenti de la part de l’ambassadeur de Chine et du gouvernement kenyanxxv. Le premier considère les accusations de Reuters comme étant « sans fondements, suréalistes et n’ayant aucun sens puisque la Chine est, elle aussi, victime de cyber-espionnage et que les cyberattaques sont difficiles à retracer ». Le deuxième est allé dans le même sens tout en rajoutant que « la majeure partie du système de réseau de communication utilisé par le gouvernement kenyan est d’origine chinoise, donc, il est raisonnable de penser que si le pays à l’origine de l’attaque voulait infiltrer le même système qu’il a contribué à installer, il serait inutile d’utiliser un groupe tiers pour mener une opération de cyber-espionnage ».
Le rapprochement économique et diplomatique américano-kenyan : une défaite pour la Chine ?
Ce type d’attaque informationnelle américaine a terni la réputation de la Chine introduisant de manière durable un soupçon quant au projet des Routes de la Soie. Pékin continue jusqu’à aujourd’hui de se battre contre les liens étroits qui sont faits entre la rentabilité de son projet de chemin de fer SGR et la dette du Kenya. Cela explique en partie le rapprochement entre le Kenya et les États-Unis lors de la visite officielle de William Ruto en mai 2024 à Washington. À cette occasion, les deux pays ont lancé la « Nairobi-Washington Vision » qui fait appel aux créanciers du Kenya, notamment la Chine, à suspendre des dettes pour aider à alléger le fardeau financier du pays.
Le Président Ruto a incité les chefs d’État africains à se tourner davantage vers les pays occidentaux pour se financer mais aussi vers la Banque Mondiale afin d’obtenir des prêts avec des intérêts plus bas. Le Kenya est désormais considéré comme un allié crucial par les États-Unis en Afrique de l’Est où la Chine et la Russie sont très actifs de sorte que le Kenya est le premier pays d’Afrique subsaharienne à recevoir le statut d’allié majeur sans faire partie de l’OTAN (« non-NATO ally). Mais encore, au cours de sa visite dans capitale américaine, un contrat de 3.6 milliards de dollar a été signé pour la construction d’une autoroute à quatre voies de 440 km qui reliera le port de Mombassa à Nairobi pour concurrencer le fret commercial non-rentable du SGR chinois. Il est prévu que la société américaine Everstrong soit le commanditaire du projet en partenariat avec l’entreprise kenyane Trans Africa Concession (TRAC) qui s’occupera du système de péage pendant trente ans. Le gouvernement kenyan n’aura rien à rembourser car ce seront les taxes récoltées aux péages par la TRAC qui vont payer la dette à l’entreprise Everstrongxxvi. De cette façon, les Américains ont trouvé un moyen alternatif probablement plus rentable, avantageux pour le gouvernement kenyan que l’approche chinoise.
Néanmoins, bien qu’il y ait eu un rapprochement avec Washington, le président Ruto n’écarte toujours pas de se tourner vers la Chine pour se financer. En effet, la dette du Kenya est de 120 milliards dollars en juin 2024 et va augmenter de 46 millions de dollars l’année prochaine. Par ailleurs, à la demande du FMI et de la Banque Mondiale, Ruto a voulu faire passer une loi de finance en juin 2024 pour taxer les biens et services du quotidien de la population kenyane. Son objectif est de faire 2.7 milliards de dollars d’économie sur une année et 80 milliards de dollar à terme dans un pays où 60 % des taxes récoltées sont destinées à rembourser la dette. Cela a provoqué des protestations violentes qui ont fait 39 morts et 360 blessés. Xxvii Quelques mois plus tard, en septembre 2024, le chef d’État kenyan s’est rendu au Forum Chine-Afrique pour la coopération pour y rencontrer des ministres et des entreprises privées chinoises. À la même occasion, le Kenya a rejoint la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures afin d’avoir accès à des prêts concessionnels plus avantageux pour rembourser sa dette et financer d’éventuels projets d’infrastructuresxxviii. Ainsi, grâce à l’offensive informationnelle contre la Chine au Kenya, les États-Unis gagnent du terrain étant tant que créancier plus responsable et arrangeants. Mais Pékin constitue encore un prêteur important pour le Kenya dans une optique pragmatique et opportuniste alors que le pays est rentré dans un cercle vicieux de surendettement.
Y.R (SIE 28 de l’EGE)
Sources
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Kenya Wants to Renegotiate Loans for Chinese-Built Railway. Voice of America.
https://www.voanews.com/a/kenya-wants-to-renegotiate-loans-for-chinese-built-railway-/6796765.html
After Anti-China Campaign, Kenya’s Ruto Does About-Face. Voice of America.
https://www.voanews.com/a/after-anti-china-campaign-kenya-s-ruto-does-about-face/6769282.html
vii. Bolton Outlines a Strategy for Africa That’s Really About Countering China. New York Times.
https://www.nytimes.com/2018/12/13/us/politics/john-bolton-africa-china.html
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https://www.ft.com/content/e46bf2e2-af90-11e8-99ca-68cf89602132
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Has Kenya fallen into China's debt trap diplomacy ?. NTV Kenya.
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Debunking the debt trap myth: How investments drive Kenya’s development. The Star.
Kenyan president: China's 'debt trap' is a myth, a rumor. CGTN.
https://www.youtube.com/watch?v=Yd-EsyPLfhg&t=57s
Both Kenya and China Dismiss Reuters Report on Chinese Hacking as “Sheer Nonsense” and “Sponsored Propaganda”. China Global South.
American Company to Manage Nairobi - Mombasa Expressway for 30 Years. Kenyans
American Company to Manage Nairobi - Mombasa Expressway for 30 Years - Kenyans.co.ke
Kenya William Ruto IMF protests tax bill. Foreign Policy.
https://foreignpolicy.com/2024/07/03/kenya-william-ruto-imf-protests-tax-bill/
Kenya China close in on SGR extension, Rironi-Mau Summit road deal. DiploBrief.
Kenya, China close in on SGR extension, Rironi-Mau Summit road deal – DiploBrief