Protectionnisme et courses aux subventions : la France à l’épreuve de la stratégie européenne

L’offensive américaine par l’annonce de l’IRA (Inflation Reduction Act) à l’été 2022 ne doit pas surprendre, malgré l’ampleur des aides annoncées : près de 370 milliards de dollars sous forme de subventions et de crédits d’impôts sur dix ans visant à favoriser la relocalisation sur le sol américain de productions d'industries stratégiques. Qualifiée par le commissaire européen responsable du Marché intérieur, Thierry Breton, de « défi existentiel pour l’Europe », l’IRA entraîne inévitablement dans son sillon les autres économies, qui n’ont d’autre choix que de suivre la tendance et tenter de trouver des réponses adaptées pour éviter l’étouffement. A défaut de pouvoir contrer le protectionnisme américain, et dans le cadre d’une Europe affaiblie (crise énergétique, déstabilisation des économies nationales, crise sociale), l’enjeu est de savoir comment les entreprises françaises peuvent tirer profit de l’IRA, directement et via l’Europe. Quelle peut être la réponse européenne aux aides massives américaines, et n’offre-telle pas déjà des outils exploitables et suffisamment puissants pour permettre à la France de développer les atouts dont elle est pourvue en termes de compétitivité, d’innovation et de productivité ? Le sujet n’est pas nouveau, mais trouve une résonnance particulière au moment où chaque Etat Membre cherche à se positionner de la manière la plus avantageuse dans la bataille aux subventions qui se profile. Pour sauver son économie, la France doit s’engager dans cette voie. Encore faut-il qu’elle se dote d’une politique efficace et intégrée d’intelligence économique afin de se mettre en phase d’« euro-compatibilité », en optimisant par le droit et les stratégies les potentialités de financement qu’offre l’Europe, comme le font déjà (et bien mieux !) d’autres Etats Membres, au premier rang desquels l’Allemagne. Mais la France est-elle culturellement prête à relever ce défi ?

L'Europe face à l'IRA : défi existentiel ou potentiel levier de croissance ?

Les subventions en cascade de l’IRA font notamment craindre à l'Europe une escalade dans la course aux subventions, une distorsion de concurrence et un exode de ses industries de l'autre côté de l'Atlantique (à tout le moins des « pertes de chance »).

La voie diplomatique depuis l’annonce de l’IRA à l’été 2022 s’étant révélée inefficace pour en atténuer les effets, les Européens ont pris conscience qu’ils sont de plus en plus pris en étau dans le bras de fer qui oppose les Etats-Unis et la Chine. La riposte juridique a également été envisagée, le recours plus évident étant pour eux de porter plainte à l'OMC. Cette option n’a pourtant jamais été à l’agenda, ni des Européens, ni des autres pays lésés par l’IRA qui respectent les règles multilatérales du commerce : la perspective d’une procédure longue et à l’issue incertaine apparaît d’emblée inefficiente pour contrer les effets d’un IRA déjà entré en vigueur. Au-delà de l’impact diplomatique négatif, en filigrane, une autre lecture apparait : largement excédentaire, la balance commerciale de l’UE vis-à-vis des Etats-Unis (155 milliards d’euros en 2021) place l’UE en position de force dans les négociations et commande de ne pas entrer dans une confrontation directe avec les Etats-Unis, lesquels encouragent d’ailleurs l’Europe à les imiter (non sans un certain cynisme). Le discours est clair : « faites votre IRA ».

Concernant le risque de délocalisations massives d’entreprises européennes aux Etats-Unis tant redoutées par l’Europe, le sujet peut être nuancé tout en étant traité avec prudence. Le CEPII, un groupe de réflexion gouvernemental, considère que le plan de relance américain pourrait ne pas avoir de fortes conséquences sur la délocalisation des entreprises européennes, puisque « la localisation d'une activité de production dépend de nombreux facteurs et l'Union européenne a des atouts en termes d'attractivité des investissements directs étrangers », ajoutant à cela que les critères d’obtention d’aides sont très restrictifs, donc difficiles à remplir. Nicolas Ravailhe (Institut francophone de stratégies européennes) estime également que ces délocalisations auront bien lieu mais seront moindres que prévu : les Etats-Unis n’étant pas dans le marché intérieur européen, ces exodes représentent un coût pour les entreprises françaises et européennes ainsi qu’une complexité dans leur mise en œuvre, notamment dans certains secteurs dont les acteurs européens pourraient bien se passer. Il s’agirait davantage, selon lui, de profiter de l’IRA « pour aller chercher des relais de croissance et faire grandir nos industries […]. Pour les entreprises déjà implantées, c'est un bon moyen de se développer ». Autrement dit, suivons l’exemple de l’Allemagne – où la culture de l’intelligence économique est bien plus prégnante que dans l’Hexagone – qui sait parfaitement utiliser les fonds européens pour installer une usine de production dans un autre Etat membre où le coût du travail est plus avantageux, tout en maintenant ses emplois sur le sol national.

Manœuvres en terrain miné

L’enjeu est donc de pouvoir capter les aides américaines afin de développer les industries françaises et européennes, sans pour autant perdre en souveraineté industrielle et technologique. Rappelons à cet effet que le dispositif de l’IRA n’est pas limité au bénéfice des entreprises exclusivement américaines, mais est conditionné à une industrialisation (assemblage des produits, extractions des matières premières, composants des batteries pour les véhicules électriques…) sur le sol américain ou celui des Etats d’Amérique du Nord partenaires du plan. L’exercice est toutefois périlleux, puisqu’il s’agirait d’utiliser l’IRA comme levier de croissance en déployant certaines entreprises ou pans d’activité outre-Atlantique, sans pour autant tomber dans la captation d’une partie de la propriété et du savoir-faire des entreprises européennes concernées. Il n’est pas nécessaire à ce stade de rappeler le potentiel de prédation des Etats-Unis sur des activités étrangères jugées stratégiques et la puissance de son arsenal juridique (en ce compris extraterritorial) comme outil de pression au service de ses intérêts. Car bien entendu, les crédits ne s'appliquent pas aux véhicules électriques dont les chaines d’approvisionnement, de production et d’assemblage se situent en Europe ou en Chine. Le vrai défi consiste donc à trouver le point d’équilibre entre préservation de la souveraineté et réindustrialisation via les entreprises françaises.

De la même façon qu’elle peut tirer profit de l’IRA, il apparait nécessaire pour la France de mieux optimiser le potentiel de financements européens pour parvenir à contrer l’effondrement économique à laquelle elle fait face depuis plusieurs années (164 milliards d'euros de déficit commercial en 2022). « Un financement substantiel des industries européennes existe déjà » selon le CEPII, qui rappelle que les montants des subventions américaines sont à relativiser : ils représentent environ 0,17 % du PIB américain par an pendant dix ans, ce qui est, en termes relatifs, inférieur aux aides européennes dans le secteur (évaluées à 0,5% du PIB européen). Comparativement, la France fait proportionnellement autant que l’IRA en termes de subventions avec le plan France 2030 qui équivaut à 2 % du PIB français sur dix ans.

Les réponses de l'Union Européenne : optimiser oui, endetter encore... non

L’hétérogénéité de l’Europe, tant sur le plan commercial (en témoigne la stratégie d’accumulation d’excédents commerciaux de l’Allemagne et des Pays-Bas) que budgétaire (politiques des finances publiques très différentes d’un pays européen à l’autre), ralentit sensiblement la prise de décision pour apporter une réponse rapide et coordonnée à l’IRA. Cette disparité s’illustre notamment autour du débat concernant l’adoption du paquet protectionniste Buy European Act, qui retrouve une légitimité de circonstance et divise les Etats Membres. Si ce n’est pour contrer, à tout le moins désormais pour répondre efficacement à la loi américaine, ce projet sur la table depuis plusieurs années viserait à protéger le marché intérieur de plusieurs manières : étendre la réciprocité par l’imposition de pénalités et droits de douane à l’encontre des Etats-Unis et de la Chine, mieux surveiller les risques de prise de contrôle d’entreprises stratégiques européennes, développer et orienter les aides d’Etat au service de capacités industrielles innovantes ou encore lutter contre les délocalisations. Ces objectifs nécessiteraient une application méthodique de l'intelligence économique dans et par l’Union Européenne, en ayant pour leviers d’action l'innovation, les financements, le droit et la stratégie politique.

A défaut – pour le moment – d’obtenir un Buy European Act, projet soutenu par la France depuis plusieurs années, cette dernière réclame des aides équivalentes à travers la création d'un grand fonds européen de souveraineté, pour accroitre l'autonomie stratégique du vieux continent et favoriser une industrie « made in Europe ». Si la proposition fait son chemin, soutenue notamment par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, elle a été rejetée lors du dernier sommet européen. En cause, la réticence de l’Allemagne et de certains Etats de de l'Europe du Nord, traditionnellement opposés à l’idées de subventions massives, qui préfèrent privilégier une modification du cadre des aides d'États plutôt que d’alimenter un fonds européen de souveraineté qu’ils estiment risqué, coûteux (rappelons que l’Europe est déjà engagée dans le vaste plan de relance européen financé par un emprunt commun et le « NextGenerationEU ») et qui renforcerait la compétitivité de certains de leurs concurrents européens.

C’est la direction que semble prendre pour le moment la Commission européenne, privilégiant l’assouplissement du cadre des aides d'État à de nouveaux financements, afin de les rendre « plus accessibles et prédictibles » ; cela permettrait ainsi à chaque État membre de décider de la meilleure façon de soutenir ses propres industries mais risquerait, selon certains observateurs, d’alimenter des distorsions au sein même du marché unique. Il est également envisagé de « réorienter » les fonds européens existants vers l’industrie verte et davantage optimiser les programmes existants. A cet égard, la France et l’Allemagne ont appelé la Commission européenne à optimiser et accélérer la procédure d'approbation des subventions relative au programme Important Project of Common European Interest (IPCEI), lequel vise à promouvoir l'innovation dans des domaines industriels stratégiques.

Il est toutefois nécessaire de rappeler ici que le bénéfice des subventions et aides d’Etat n’étant pas limité aux entreprises dont les capitaux sont détenus par des Européens, ce type de dispositif bénéficie tout autant aux acteurs économiques extra-européens, faisant du marché unique un formidable relai de croissance pour les investisseurs étrangers.

Enfin, la modification des règles de concurrence européenne apparait pour certains comme une nécessité tant elle représente un frein pour la souveraineté économique des entreprises européennes, considérant l’absence de règles équitables au niveau mondial. Elaborées dans le cadre de la constitution d’un grand marché unique, il apparaitrait judicieux d’adapter les règles de concurrence européennes à la réalité de la guerre économique, et concevoir une politique de concurrence plus vaste et mieux adaptée aux enjeux stratégiques de l’Europe dans un monde globalisé.

Les perspectives Françaises dans le jeu des chaises musicales européen

Le décrochage économique de la France malgré les potentialités de financement existantes au sein de l’Union Européenne conduit à s’interroger sur la stratégie française dans le marché intérieur. Il apparait de manière évidente qu’il existe un décalage entre dans la vision du projet européen par la France et celle de ses partenaires européens. La balance commerciale de la France ne cesse de se détériorer, principalement en raison du manque d’organisation, d’anticipation et de vision stratégique qui ont fait prendre à l’Europe des décisions desservant de plus en plus l’hexagone. La culture française du libre-échange, intégrée à son ADN, étant devenue inopérante face au modèle America First, la nécessité de percevoir une Europe stratégique comme un outil au service de la compétitivité de son tissu économique apparait essentielle… et urgente. Pourtant, il n’existe pas encore d’approche opérationnelle sérieuse pour y parvenir. Contrairement aux idées reçues, la France accorde moins d’aides à ses entreprises que l’Allemagne, et ces aides ne pas toujours accordées de manière stratégique et efficace. Manque d’anticipation ou refus de la réalité ? Les deux, assurément. Le manque de lisibilité et d’identification des points faibles comme des potentiels de croissance, qui procèdent d’une application de l'intelligence économique dans notre pays, entrainent une « dispersion de l'action qui empêche d'avoir une vision et une stratégie globale » selon la sénatrice de Paris, Marie-Noëlle Lienemann.

Aux origines du décrochage : le refus de la puissance ?

La doctrine du libre-échange en matière commerciale, récente à l’échelle de l’histoire des relations internationales, a fait très largement consensus depuis l’après-guerre sous l’impulsion des Etats-Unis, imprégnant durablement la conception française et européenne des échanges commerciaux. Si l’on doit saluer le formidable essor en termes de croissance et de développement que l’ouverture des marchés a rendu possible, permettant dans le même temps à l’Europe d’enterrer des dérives d’une mentalité nationaliste conceptuellement rattachée aux périodes traumatisantes des conflits du XXe siècle, le refus d’élites européennes – et en premier lieu celles de la France – de considérer les rapports de force mondiaux sous l’angle de la guerre économique illustre indéniablement ce que certains observateurs ont qualifié de refus de puissance. La France, par ses relatons étroites avec les Etats-Unis, a longtemps été enfermée dans une vision post nationaliste et a choisi d’ignorer la tendance de long terme qui se dessinait à travers le retour de blocs géographiques protectionnistes et les évolutions des rapports de force géopolitiques et géoéconomiques… et ce, malgré l’enchaînement des crises depuis 2008 entraînant un frémissement protectionniste dans le monde entier. Engourdie dans une vision résolument libérale depuis des décennies et toujours bercée par l’illusion d’un multilatéralisme pacifiste, la France accuse un retard considérable pour remettre la question de la souveraineté au cœur de ses préoccupations, comme en témoigne la politique publique d’intelligence économique française ces dernières années. Si certains acteurs pointent ces lacunes depuis quelques années, la machine politique, juridique et administrative n’a pas pris la mesure de ce décalage avec la réalité et la nécessité de repenser la puissance par l’économie.

Pourtant, deuxième puissance économique de l’UE derrière l’Allemagne, la France représente à elle seule plus de 17% du PIB de l’Union en 2019. Résolument engagée dès l’origine dans toutes les étapes de la construction européenne, du traité de Rome (1957) jusqu’au plan de relance européen historique adopté en 2021, l’économie française est notamment portée par plusieurs secteurs où elle excelle, bénéficiant à ce titre du marché unique. Figurant parmi les pays premières destinations touristiques du monde, elle est aussi la première puissance agricole du continent et n’a pas à pâlir de sa position dans le domaine agroalimentaire ou encore celui du luxe. Mais la perte de vitesse dans les secteurs comme ceux de l’automobile, l’aérospatiale, la pharmacie ou la pétrochimie nous invite à repenser la stratégie de la France dans et via l'Union européenne, à travers les accords conclus avec des pays tiers. Car « sans une stratégie d'intelligence économique solide, nous risquons de nous faire dépouiller ». Le phénomène semble pourtant bien installé dans la durée.

 

Clémence Moulonguet,
étudiante de la 41ème promotion MSIE

 

Sources

Antoine Bouët, Inflation Reduction Act – Comment l’Union européenne peut-elle répondre ? (cepii.fr) – Rapport du Cepii, février 2023.

Jean-Yves Trochon, « La lutte contre les cartels illicites », dans Manuel d’intelligence économique, 3e édition (PUF).

Nicolas Ravailhe, « Protectionnisme : comme on ne peut pas arrêter l'IRA des USA... autant en profiter ! », La Tribune 21 février 2023.

Marie-Noëlle Lienemann : « Sans une stratégie d'intelligence économique solide, nous risquons de nous faire dépouiller » | Portail de l'IE (portail-ie.fr)), 14 mars 2023.

Olivier Notan, EURACTIV « L’Allemagne refuse un emprunt commun européen pour faire face aux États-Unis – EURACTIV.fr » 6 décembre 2022.

Analyse institut Montaigne (L'Institut Montaigne éclaire : Que peut faire l'Europe face à la loi américaine sur la réduction de l'inflation (Inflation Reduction Act) ? | Institut Montaigne) 7 décembre 2022.

European Commission, Speech by President von der Leyen at the College of Europe in Bruges, 4 décembre 2022.