Producteurs locaux pris en étau dans la bataille informationnelle entre grande distribution et industriels
En pleine crise du COVID, tous les Français ont pu constater que l’intégralité de la chaine alimentaire a été maintenue. L’organisation des agriculteurs, des transformateurs et des distributeurs a permis de garantir la continuité de l’approvisionnement alimentaire des Français. La crise du covid a bénéficié positivement à l’égard de tous ces acteurs de la chaine alimentaire, et a mis fin au « distribashing », tout en renforçant le « consommer français », « consommer locale » dans l’esprit des consommateurs. Cette nouvelle perception fragile acquise lors les derniers confinements n’altère pas un rapport de force inéluctable entre la grande distribution et ses fournisseurs.
Comment la grande distribution tente de modifier son apparence auprès du public depuis quelques années ? La culture du fort.
Soucieux d’une image qui contribue au succès commercial, les acteurs de la grande distribution veulent être perçu à la fois comme bienveillant à l’égard des producteurs, et comme garant du juste prix et de la qualité à l’égard des consommateurs.
L’exemple du lait d’origine bovine :
Le lait est un produit de consommation courante, que l’on consomme à l’état brut, ou dans des produits transformés.
En 2015, le prix du lait s'est effondré sous l'effet de la surproduction et de " la volatilité " des cours mondiaux. Beaucoup d'éleveurs endettés ont mis la clef sous la porte. Des producteurs en colère déversaient des tonnes de lait dans les champs. Des action choc pour protester contre la chute des prix. L’une des décisions consistait à rendre obligatoire la mention d’origine, pour soutenir les producteurs locaux.
Le lait était devenu le candidat idéal d’une stratégie de communication du fort à partir d’un produit de grande consommation.
La grande distribution a établi des relations de partenariat avec les producteurs locaux. Ils ont développé leur propre marque de distribution sur cette denrée en y associant des messages très proches.
En février 2018, Intermarché lance le lait « Les éleveurs vous disent MERCI ! ». La marge du producteur est même renseignée sur l’emballage.
Auchan lance ses premiers laits « équitables » en marque propre en Novembre 2018. La sémantique « militant du bon, du sain et du local », L’engagement sur le long terme, la juste rémunération des éleveurs. La filière responsable Auchan.
Carrefour a également sa propre marque, accompagnée de communication sous forme de vidéo dans l’apparence amateur, filmée avec un simple téléphone portable, ce qui donne un côté « sans filtre » et « sans gros moyen » pour la communication. A la rencontre du producteur local. La durée maximal est de 4 minutes. On y met en avant la qualité, le local, et la juste rémunération.
Chez Leclerc, un accord est conclu avec 3 acteurs majeurs de la filière française de lait de consommation qui regroupent 25 000 éleveurs. Michel Edouard Leclerc explique lui-même la stratégie dans une vidéo où sont également présent le couple de petit producteur, et le gérant de la coopérative.
Première grille de lecture
En affichant son engagement auprès des consommateurs, la grande distribution atteint l’objectif de la clémence des consommateurs. Cela implique par voie de conséquence un impossible retour en arrière, qui contribue au rééquilibre du rapport de force. La grande distribution ne peut plus se permettre d’imposer des pertes aux producteurs locaux. Ce message serait en totale contradiction avec la volonté affichée sur les briques de lait.
L’équation est gagnante pour chaque acteur : la grande distribution redore son blason, les producteurs locaux pérennisent leur production et le consommateur s’y retrouve, en ayant accès à des produits locaux (ce qui répond par ailleurs au courant d’idée associant économie et écologie).
Enfin, les messages respectifs de la grande distribution et des producteurs locaux se rapportent à leur métier respectif, produire, distribuer, sans dévier sur une forme de militantisme.
La communication « positive » des transformateurs
Du coté des transformateurs, le groupe Danone communique en France (danone.fr) sur ses méthodes de production, sur le bio et la transition agricole. Jusqu’ici, c’est une communication focalisée sur l’agroalimentaire.
Lorsque l’on consulte le site danone.com, le message porte plus sur la Responsabilité Sociétale des Entreprises RSE- Danone, l’entreprise à mission – il s’agit d’une communication articulée sur l’utilité sociale de l’entreprise face aux défis environnementaux, s’engageant pour le climat, et allant dans le sens de produits tournés vers la santé des consommateurs, le bien-être des animaux et une agriculture durable. Coté management, on retrouve les messages de diversité et inclusion basés sur l’égalité homme- femme.
Le groupe DANONE communique sur ce qu’il fait et sur son ambition, mais pas sur « ce qu’il faut faire », ni « pour quelle cause se battre ».
Son concurrent Unilever fait preuve d’une approche différente. Sur le plan visuel, le site web d’Unilever propose une représentation uniforme d’un monde en harmonie à partir de dessins multicolores inspiré du style de peinture naïf haïtien. Au premier plan, on ne parle pas des produits de la marque, mais de la planète et de la société jusqu’à évoquer le contrat avec la société civile et la planète. En se penchant sur l’activité alimentation d’Unilever, le groupe affiche son souci et son engagement pour résoudre le problème de la nutrition.
Pourtant, parmi plus de 400 produits, certains sont en contradictions avec le message annoncé. Les glaces Carte d’or, Ben & Jerry, les sauces Amora ne sont pas vraiment reconnues pour leurs qualités nutritives.
De plus, lorsque que Ben & Jerry boycotte les ventes de glaces dans les territoires palestiniens occupés par Israël, alors Unilever assume ses contradictions en reconnaissant les droits de la marque Ben & Jerry, et en assurant en même temps la continuité des affaires du groupe Unilever en Israël. Démonstration que les affaires restent la priorité, en dépit de la communication coporate qui prône la croissance partagée.
Unilever prend position en matière de nutrition « positive » et investit dans les substituts laitiers d'origine végétale (the vegetarian butcher). L’argumentaire supportant la fabrication de denrée à partir de substitut végétal s’appuie sur l’intérêt général de nourrir la planète, de façon « healthy » et en limitant l’empreinte carbone et pour le bien-être des animaux.
Unilever n’est pas le seul acteur dans le domaine de la production de substitut de viande à base végétal.
L’entreprise américaine Beyond Meat est dans la course à la prise de part de marché et leur ambassadeur Leonardo Di Caprio exploite le même discours qu’Unilever, en nous encourageant à manger des burgers « beyond meat » d’origine végétal pour lutter contre le changement climatique. S’attaquant à la filière bovine, il se charge également d’être la solution pour le lait en faisant savoir qu’il fait partie du conseil de développement de la société Perfect day, entreprise spécialisée dans les laits alternatifs à base végétale.
Un possible formatage des esprits ?
On peut avancer 3 raisons : D’une part ces entreprises collent au courant de pensée de la RSE des entreprises. Elles vont plus loin dans le but de créer un lien encore plus fort entre la marque, ses clients et le mode de vie. Jusqu’ici, rien de nouveau, l’action est menée à différente échelle et avec différents moyens par chacun des acteurs mais certains glissent sur le terrain du wokisme tel que décrit plus haut.
D’autre part l’émergence du marché des « viandes » d’origine végétale (dont la création de la demande est opérée par les nouveaux entrants Beyond Meat, Perfect Day) correspond à un élargissement de gamme que l’industriel Unilever ne peut laisser passer.
Enfin, lorsque l’on est l’entreprise exemplaire en matière de RSE et de développement durable, ces entreprises deviennent une référence auprès de l’opinion public, au point de dicter demain à la sphère politique le plan nutrition d’une nation, ou de faire passer l’acquisition d’une entreprise pour un acte de bienveillance.
Alors que Danone s’en tient à l’entreprise à mission, Unilever, Beyond Meat, Perfect day … formatent les esprits en prétendant être de ceux qui déterminent ce qui est bon pour le consommateur. Avec des moyens de communication très importants, ils répandent l’idée qu’ils sont la solution à partir de leur vision du monde sur la base d’un agenda qu’ils déroulent sous nos yeux. Ces multinationales font prendre un virage alimentaire aux générations à venir.
Cœur de métier et guerre de l'information
La bataille des substituts à base végétal (produits en usine) face à la filière bovine et laitière (locale), nous amène à décrypter la situation, en tenant compte de l’agenda d’acteurs industriels qui façonnent les consommateurs sur une longue période.
On ne peut plus s’en tenir au « distribashing » national naïf qui décrivait l’affrontement des gentils producteurs locaux contre des distributeurs dominants. Les véritables enjeux pour la filière bovine résident sur sa capacité à résister sur le champ de bataille de l’information.
Les producteurs français de la filière agro-alimentaire ainsi que la grande distribution pourraient revoir leur stratégie en organisant une riposte qui s’inscrive dans une perceptive de confrontation informationnelle qui dépasse les problématiques de cœur de métier. Les parties prenantes françaises pourraient prendre la main, en tant qu’interlocuteur privilégié du consommateur (ultime décideur), et non laisser ce dernier subir un encerclement cognitif qui ne dit pas son nom de la part des industriels anglo-saxons.
Coté distribution, avec qui veut elle négocier demain ? Va-t-elle subir le développement des Unilever et Beyond Meat dans ses gondoles ou rééquilibrer le rapport de force en s’appuyant sur une plus forte collaboration avec les producteurs français ?
Coté filière bovine, il s’agit de prendre toute la mesure du problème pour passer du saupoudrage médiatique en rayon à un plan de défense informationnel envers l’ensemble des consommateurs pour les sensibilisés aux choix alimentaires. Démontrer de façon tangible, et faire savoir que la filière bovine et les producteurs locaux français sont également capables de RSE, également sensibles au bien-être animal, également attentifs au dérèglement climatique, inclusifs et compétents pour élevés un cheptel en vue de viandes et de lait aux qualités nutritives démontrées.
Quelques chiffres à garder à l’esprit : CA de Danone : 23 milliards, CA d’Unilever 51 milliards, CA Filière bovine France 33 milliards (2016) , CA filière lait France 29 milliards (2016), Beyond Meat 406 millions USD en 2020 avec une progression de l’ordre de 30% par rapport à 2019, Perfect Day (levée de fond 2020 de 300 millions USD).
Alors que les producteurs locaux avaient obtenu l’étiquetage obligatoire de l’origine du lait depuis 2017, le conseil d’état a annulé cette décision en mars 2021 suite à une requête du groupe LACTALIS. Cette décision déclenche un nouvel affrontement entre fermiers locaux et le groupe industriel LACTALIS, alors que la bataille est aussi ailleurs.
Christophe Gauthier
Auditeur de la 37ème promotion MSIE