L’acquisition de l’arme nucléaire par le Pakistan s’inscrit dans une toile historique et géopolitique complexe, enchevêtrée dans les fils de la rivalité régionale, du nationalisme et des manœuvres clandestines d’espionnage.
Abdul Qadeer Khan, souvent appelé le "père de la bombe atomique pakistanaise", se trouve au centre de cette toile d'intrigues, ayant orchestré un réseau prolifique de transfert technologique nucléaire. Cette entreprise audacieuse n'était pas seulement un exploit scientifique et technique, mais aussi une opération d'espionnage sophistiquée, dont les ramifications se font encore sentir aujourd'hui.
Dans l'ombre de la partition de l'Inde en 1947, le Pakistan naissant se trouvait dans une position précaire, éclipsé par la taille et la puissance de son voisin, l’Inde. Dans les années 1970, le sous-continent indien était un chaudron de tensions politiques et militaires. La défaite du Pakistan et la création du Bangladesh en 1971 avaient laissé des cicatrices profondes et un désir ardent de revanche. Zulfikar Ali Bhutto, alors Premier Ministre du Pakistan, a juré de doter le pays de l'arme atomique, déclarant même qu'il était prêt à “manger de l'herbe” pour financer ce projet titanesque.
Le voisin et rival, l'Inde, avait mené son premier test nucléaire en 1974, baptisé "Smiling Buddha", élevant ainsi les enjeux sécuritaires dans la région. Le Pakistan, ne voulant pas être laissé pour compte, a intensifié ses efforts pour acquérir la technologie et l'expertise nécessaires à la fabrication d'une bombe atomique.
Le rêve nucléaire pakistanais a pris forme sous l’impulsion du Dr Abdul Qadeer Khan, un scientifique aux ambitions démesurées et au patriotisme ardent.
Le réseau secret de Khan : espionnage et transfert technologique
Khan, alors employé d’une filiale d’Urenco aux Pays-Bas, a orchestré un réseau d’espionnage industriel sophistiqué, détournant technologies et savoir-faire pour alimenter le programme nucléaire clandestin du Pakistan. Les centrifugeuses, les composants cruciaux pour l'enrichissement de l'uranium, ont été reproduites avec une précision chirurgicale, échappant aux yeux scrutateurs des agences de renseignement locales.
L’une des personnes centrales de son réseau fut Henk Slebos, un Néerlandais qu’il a rencontré durant ses études. Au fur et à mesure que leur amitié se développait, Slebos est devenu un collaborateur clé de Khan dans son projet d'acquisition de technologies nucléaires. Slebos a utilisé son entreprise comme façade pour acheter et expédier des composants sensibles et des technologies du monde entier vers le Pakistan. Il a joué un rôle crucial en agissant comme intermédiaire, utilisant son réseau d'affaires et sa connaissance du commerce international pour faciliter les transactions. Au fil du temps, les activités de Slebos ont attiré l'attention des autorités. Il a été arrêté et jugé à plusieurs reprises mais n’a pas réellement été inquiété.
Cependant, le réseau de Khan ne se limitait pas à l'acquisition de technologie pour le Pakistan. Il a également facilité la prolifération nucléaire, vendant la technologie et l'expertise du Pakistan à des pays comme la Libye, l'Iran et la Corée du Nord.
Ces transactions lucratives ont non seulement aidé à financer le programme nucléaire pakistanais, mais ont également contribué à la dissémination de la technologie nucléaire à travers le monde, suscitant l'inquiétude de la communauté internationale. Khan était considéré par un ancien directeur de la CIA comme “au moins aussi dangereux d’Oussama Ben Laden”.
Les failles du contre-espionnage et les défis de la non-prolifération
L’efficacité des opérations de contre-espionnage occidentales est remise en question par la pérennité du réseau de Khan, d’autant plus que la majorité des intermédiaires étaient Européens. Il y a eu aussi un certain laisser faire de la part des Américains qui ne voyaient pas d’un mauvais œil l'existence d’une bombe pakistanaise. Les services secrets néerlandais et internationaux étaient parfaitement au courant de ce qui se passait aux Pays-Bas mais il semblerait que les Américains aient, à deux reprises, expressément demandé aux Néerlandais de ne pas arrêter Khan.
Cela souligne l'extrême faiblesse des services de renseignements locaux et leur soumission aux décisions américaines car sans les médias ou les renseignements étrangers une partie des procès liés à Khan aux Pays-Bas n'auraient probablement jamais eu lieu.
Pour prévenir de futurs scandales de prolifération, il est impératif de renforcer le contrôle des exportations, en élargissant la liste des biens stratégiques nécessitant une licence d'exportation. Le cas du réseau de Khan illustre comment de nombreux biens ont pu être exportés librement sans infraction, faute d’exigence de licence.
Bien que le réseau de Khan ait été démantelé, les questions qu'il soulève demeurent pertinentes. Comment assurer la sécurité des technologies et des matériaux nucléaires mais pas que ? Comment prévenir la prolifération et promouvoir le désarmement ?
Raphael Deville,
étudiant de la 2ème promotion en Renseignement et Intelligence Économique (RensIE)
Sources :
Albright, David, et Corey Hinderstein. Unraveling the A. Q. Khan and future proliferation networks . Washington Quarterly, no 2, 2005.
Boquérat, Gilles. Le Pakistan en 100 questions, 2018.
Chellaney, Brahma. The India-Pakistan-China Stategic Triangle and the Role of Nuclear Weapons. IFRI, 2002.
NBC News. Pakistan’s Nuclear Father, Master Spy, 2003. https://www.nbcnews.com/id/wbna3340760.
Slijper, Frank. Project Butter Factory : Henk Slebos and the A.Q. Khan Nuclear Network. Transnational Institute, 2007.