Opération INFEKTION : Le cas d’une campagne de désinformation réussie sur le SIDA
« L’eau goutte à goutte creuse la pierre » (Théocrite) illustre parfaitement l’instrumentalisation réussie d’une rumeur , celle de la « fake news » qui continuerait d’impacter l’opinion publique 40 ans après sa première diffusion malgré les efforts des unités de « fact checking ». Ce fut le cas de l’opération INFEKTION durant la guerre froide. On parle alors de désinformation au lieu de « fake news » et le groupe de travail de mesures actives officie comme unité de « fact checking ».
Au début des années 80, le virus du SIDA se propage de façon incontrôlée en Amérique du Nord puis dans le monde. En 1983, la rumeur commence à circuler que le SIDA aurait été créé par le département de la Défense des États-Unis dans une installation de guerre biologique dans le Maryland. Voici la base de l’opération INFEKTION (ou « DENVER ») lancée conjointement par le KGB et la STASI. Sous la pression diplomatique américaine, cette large opération de désinformation fut finalement abandonnée en aout 1987. L’opération INFEKTION par son efficacité, reste à ce jour une des mesures anti-américaines les plus réussies du KGB de toute la guerre froide.
Un contexte de tensions politiques, idéologiques et sociales a favorisé la fabrication et la distribution de la désinformation selon un playbook efficace jusqu’à la riposte américaine en 1987. Ce cas d’affrontement informationnel politique a mis en lumière les capacités du bloc soviétique face aux États-Unis durant la guerre froide ainsi que les conséquences à long terme d’une campagne efficace de désinformation par l’usage à la rumeur dans la politique mais aussi dans la société en général.
Le contexte historique
L’invasion de l’Afghanistan par l’armée soviétique en décembre 1979 mit un terme à ce qu’il restait de la détente pour entrer dans une période de « guerre fraîche » rappelant l’atmosphère sous tension de l’après-guerre. Les tensions s’accrurent et se traduisirent par la détérioration des relations des blocs de l’Est et de l’Ouest. L’influence des deux superpuissances sur le monde fut également impactée. D’un côté, les États-Unis se heurtèrent dès 1979, en Iran à la chute du shah et à l’hostilité ouverte de l’ayatollah Khomeyni et du mouvement chiite (prise d’otages de Téhéran). De l’autre, l’URSS subissant les successions rapides à Leonid Brezhnev, fit face aux volontés d’autonomie de ses « clients » du Tiers-Monde et s’enlisa dans le conflit en Afghanistan. En effet, les soviétiques, empêtrés dans une guerre impitoyable, affrontèrent les résistants afghans assistés des États-Unis en raison de l’aide clandestine à la rébellion accordée par le président Carter lors de son mandat. A cette période, Ronald Reagan, Iouri Andropov étaient respectivement à la tête des deux superpuissances américaines et soviétiques.
Élu à Maison Blanche en 1980, le candidat républicain Ronald Reagan généra dès son arrivée peur et aversion plus que tout autre président au cours de la guerre froide. Ronald Reagan marqua un nouveau tournant pendant cette période, en adoptant une position ferme vis-à-vis de l’URSS. C’est le retour en force des États-Unis sur la scène internationale. Les États-Unis dénoncèrent le bloc soviétique comme « l’Empire du mal » et lancèrent en 1983, un ambitieux projet de défense antimissile censé rendre le territoire invulnérable : L'Initiative de défense stratégique, dite « guerre des étoiles ». Cette opération visait à contraindre financièrement l’URSS et les crédits alloués par le politburo dans la course à l’armement. Ce programme remit en question l'équilibre de la terreur, doctrine concrétisée en 1949 concernant la dissuasion nucléaire.
Le 12 novembre 1982, Iouri Andropov succéda à Leonid Brezhnev en tant que secrétaire général du parti communiste, jusqu’à sa mort en 1984. Nommé à la tête du KGB en 1967, cet homme cultivé, intelligent, affuté aux affaires étrangères et sans scrupule représenta la répression contre les dissidents jusqu’à sa nomination en 1982. Iouri Andropov était persuadé que Washington planifiait une guerre nucléaire. Les bureaux du KGB à l’étranger avaient d’ailleurs pour instruction d’être attentif au moindre signe de frappe. Au même moment, le SIDA émergea avant de se développer de façon exponentielle aux États-Unis puis en Europe et le reste du monde. Les connaissances scientifiques concernant cette nouvelle pandémie étaient alors limitées.
Durant cette période de bipolarisation avec des affrontements plus ou moins ouverts, les services de renseignement jouèrent un rôle décisif dont la CIA aux États-Unis, le KGB pour l’URSS, la STASI (police secrète est-allemande). C’est dans ce contexte que le bloc soviétique décida de lancer des campagnes de mesures actives contre les États-Unis dans les années 80 en s’empressant de profiter des vulnérabilités des sociétés.
En 1981, pour lutter contre la désinformation agressive de l’Union soviétique, le groupe de travail des mesures actives fut formé durant l’administration Reagan : The “Active Measures Working Group” (AMWG) dont faisait partie le « Truth squad ». Ce groupe de travail d’abord dirigé par le United States Department of State le fut ensuite par le United States Information Agency (USIA).
Mesures actives, désinformation et playbook
Dans son analyse de 2009, Thomas Boghart distingua la pratique du renseignement des deux superpuissances. Quand les services de renseignements de l’Occident se concentraient sur la collecte des informations, les services soviétiques privilégiaient les opérations de tromperie pour influencer l’opinion. L’objectif de l’URSS, au cours de la guerre froide, était d’affaiblir ses opposants, dont les États-Unis le principal ennemi (glavny protivnik), et de générer un environnement favorable pour imposer les vues de Moscou et ses objectifs à l’international sur l’ensemble du globe. L’effritement des relations Est-Ouest motiva la décision de Moscou de recourir à des mesures actives.
Le dictionnaire du KGB définit les mesures actives (aktivinyye meropriatia) comme des « mesures prises par des agents visant à exercer une influence sur les politiques étrangères et la situation politique intérieure de pays-cibles dans les intérêts de l’Union Soviétique et d’autres pays de la communauté socialiste […], affaiblissant les positions politiques, militaires, économiques et idéologiques du capitalisme, sapant ses plans agressifs, dans le but de créer des conditions favorables à l’implémentation de la politique étrangère de l’Union Soviétique, et assurant la paix et le progrès social .»
Les mesures actives peuvent être appliquées sur le territoire national ou à l’extérieur. Elles comprennent notamment la propagande, le contrôle des médias, la désinformation, la contrefaçon de documents, le recours à des organisations de façades, même des assassinats politiques quand nécessaire. Ces mesures étaient gérées par un service dédié. Le service A du KGB, 1ère direction générale, était en charge des activités des contrefaçons de documents, des agents d’influence et de l’implantation de fausses histoires. On estime que 15 000 personnes étaient impliquées.
La désinformation faisait partie intégrante de la doctrine des mesures actives, qui représente l’art de l’affrontement informationnel politique. En 1923, Josef Staline fit créer un bureau spécial de désinformation (Dezinformatsiya) au sein du NKVD. Ce terme à consonance française fut inventé par Josef Staline, lui-même pour donner l’impression que le concept était d’origine française. La désinformation pourrait se résumer à la création et à la diffusion d’une information fausse en vue de nuire. Elle regroupe un ensemble de techniques de communication visant à tromper, influencer des personnes ou l’opinion publique pour protéger ses intérêts politiques, économiques ou militaires. L’information fausse ou faussée est à la fois « délibérément promue et accidentellement partagée ».
La rumeur et son instrumentalisation telle que dépeinte par le stratège Sun Tzu tient une place de choix dans une campagne de désinformation. La fabrication et la diffusion d’une rumeur à but politique ont pour objectif de déstabiliser l’adversaire. La déstabilisation par la rumeur reste une arme redoutable et efficace. Il est à noter que cette pratique n’est pas propre qu’au bloc soviétique. Elle fut également pratiquée par les Britanniques, les Français, les Américains…. Recruter un journaliste pour qu’il devienne un agent d’influence fait partie des pratiques courantes pour essayer d’influencer la politique d’un pays via les médias.
La motivation derrière le recours à la désinformation sera présentée de façon différente selon le bloc. Du point de vue occidental, la désinformation aura une motivation politique. Tandis que du point de vue soviétique, mener une campagne de désinformation, permettra de mettre en lumière de plus grandes vérités en exposant la vraie nature du capitalisme.
Les mesures actives visent à affaiblir l’Ouest. Une fois les vulnérabilités des sociétés identifiées, comme celles touchant à la liberté d’expression et les principes démocratiques, la désinformation « concernant les actions des Autorités publiques, en diminuant leur autorité et en discréditant les structures administratives » est propagée dans la population.
A key element of subversion campaigns is “spreading disinformation among the population about the work of state bodies, undermining their authority, and discrediting administrative structures.” A key element of subversion campaigns is “spreading disinformation among the population about the work of state bodies, undermining their authority, and discrediting administrative structures.”
Le modèle des mesures actives (ou playbook) de type désinformation est souvent décrit comme-suit :
- Trouver les failles
- Créer le mensonge
- Enrober le mensonge autour d’un noyau de vérité
- Donner l’impression que l’information vient d’ailleurs
- Identifier un idiot utile
- Nier, nier, nier même si la verité est evidente
- Laisser trainer, l’accumulation des opérations ayant un effet politique majeur à long terme
Le lancement de la campagne de désinformation sur le SIDA
Le 17 juillet 1983, les premiers signes de la campagne apparaissaient avec la publication dans le journal indien pro-soviétique, The Patriot, d’une lettre anonyme d’un scientifique et anthropologue américain dit reconnu mais non nommé. Cette lettre intitulée « AIDS may invade India : Mystery desease caused by US experiments » (en français, « Il se peut que le SIDA envahisse l’Inde : une maladie mystérieuse issue d’expériences américaines ») révélait que le SIDA aurait été développé dans un laboratoire militaire américain. The Patriot, quotidien pro-Soviétique alors tiré à environ 35 000 exemplaires par jour, aurait servi de véhicule de désinformation soviétique. Selon un transfuge du KGB vers la Grande-Bretagne, Ilya Dzerkvelov, le journal The Patriot aurait été créé en 1962 à des seules fins de désinformation. La rumeur était officiellement lancée.
En 1984, Ronald Reagan fut réélu pour un second mandat aux Etats-Unis et Mikhail Gorbatchev succédait à Iouri Andropov après son décès en URSS. Le 30 octobre 1985, le contenu de l’article du Patriot fut repris par le journal russe Literaturnaya Gazeta, très influent à cette époque et alors utilisé comme un organe de propagande. En 1986, la rumeur gagna en ampleur avec la publication texte, intitulé « Le SIDA, sa nature et ses origines » par un professeur à la retraite de l’Université Humboldt de Berlin (RDA), Jakob Segal, co-signé par son épouse Lilli Segal et un troisième auteur. Ils y affirmaient que le virus aurait été créé artificiellement à Fort Detrick, le principal laboratoire du United States Army Medical Research Institute of Infections Deseases. La même année, The Truth, publication américaine de gauche anticapitaliste, titrait : « Le SIDA est une guerre bactériologique du gouvernement américain contre les gays et les noirs ». La rumeur continue de se répandre. On pouvait lire dans la presse progressiste de dizaines de pays du monde que le SIDA aurait été créé dans un laboratoire du département de la Défense et que des prisonniers américains avaient été utilisés comme cobayes pour des expériences militaires.
En 1987, le rapport Segal continua de circuler avec une édition proposée par la branche australienne de la Fondation Bertrand Russell pour la Paix. La rumeur devenue virale gagna en ampleur. Le 30 mars 1987 représenta un moment charnière dans la campagne de désinformation. Le présentateur vedette Dan Rather annonça en direct, sur CBS News Evening, qu’une publication militaire soviétique affirmait que l’épidémie mondiale de SIDA avait commencé suite à sa fuite d’un laboratoire américain menant des expériences bactériologiques. Sans le vouloir, c’est une information erronée qui fut diffusée à des millions de téléspectateurs américains.
Le rôle du rapport Segal
Afin d’apporter une base scientifique à la rumeur, les services soviétiques partirent du témoignage du professeur Jakob Segal, biophysicien est-allemand à la retraite l’Université Humboldt (RDA). Jakob Segal fut présenté comme un scientifique français sans préciser qu’il était né en Russie et citoyen Est-Allemand afin de gommer toute proximité avec le bloc soviétique. L’étude de 1986, faisant office de caution scientifique, fut diffusée massivement par la presse soviétique, notamment lors de la huitième Conférence des Non-Alignés en septembre 1986, sous le titre “AIDS : USA home-made evil, NOT out of AFRICA” et relayé dans le monde entier.
Le rapport Segal reçut une couverture dans près de 80 pays et fut traduit dans près de 30 langues, principalement dans des publications socialistes /de gauche et d’extrême-gauche. Le but d’une campagne de désinformation est d’influencer l’opinion publique dans la direction souhaitée afin d’atteindre des objectifs stratégiques cachés. L’objectif tactique de l’opération INFEKTION, était de diffuser des jugements souhaités par la désinformation, de déstabiliser l’adversaire en minant la confiance de l’opinion publique quant à ce dernier dans le monde entier. L’objectif stratégique, quant à lui, était de discréditer et de décrédibiliser les États-Unis, l’ennemi.
D’après Ladislav Bittman, ancien agent spécialisé dans la désinformation des services d’intelligence tchécoslovaques StB (Státní Bezpečnost en tchèque, Štátna bezpečnosť en slovaque), la campagne de désinformation cherchait à changer la perception de la réalité de chaque américain à un point tel que malgré l’abondance d’informations, personne ne pourrait arriver à une conclusion dans l’intérêt de se défendre soi-même, sa famille, sa communauté ou encore son pays. De manière générale, en trompant le jugement et la capacité de compréhension de l’opinion publique, la désinformation veut provoquer l’émotion par la diffusion d’informations altérées.
Du point de vue américain, les analystes de l’United-States Department of State pensaient que cette campagne de désinformation menée par le KGB cherchait à affaiblir la crédibilité des États-Unis, favoriser l’anti-américanisme, isoler les Américains à l’étranger, créer des tensions entre les pays d’accueil et les États-Unis concernant la présence de bases militaires américaines (présentées comme cause de l’apparition du SIDA chez les populations locales). Ils supputèrent également qu’il aurait pu s’agir d’une façon de détourner l’attention internationale du programme d’armement nucléaire de l’URSS, mais aussi en partie en représailles des accusations américaines faites aux soviétiques quant à leur recours à des armes chimiques en Asie du Sud-Est (Yellow Rain).
L’implication de la STASI dans la campagne de désinformation et l’opération « DENVER »
La police secrète est-allemande, la STASI, également impliquée dans cette campagne de désinformation, lui donna comme nom de code : Opération « DENVER ». Son but était d’ « exposer les dangers pour l’humanité découlant de la recherche, de la production et de l’utilisation des armes biologiques, et de renforcer les sentiments anti-américains dans le monde et de déclencher des controverses politiques nationales aux États-Unis ».
La Stasi présenta une étude scientifique ainsi que d’autres documents démontrant que le SIDA résultait du fruit de la recherche sur les armes bactériologiques aux États-Unis et non en Afrique. Maîtres dans l’art de la dezinformatsiya, les services soviétiques eurent recours à un panel de techniques et d’activités clandestines destinées à faire fuiter de fausses informations dans les médias étrangers en utilisant notamment la rumeur décrite par Jean-François REVEL, ancien directeur de l’Express, comme « le plus vieux média du monde ». Pour s’assurer de l’efficacité de la rumeur, l’émetteur de la désinformation doit connaitre la mentalité du récepteur ciblé afin d’anticiper ses réactions. En effet, le système de valeurs, les normes et la perception du monde exercent une influence importante sur le comportement. Dans ce domaine, les spécialistes soviétiques et est-allemands avaient une excellente connaissance de la psyche humaine et du fonctionnement de la rumeur et de sa croissance.
La tactique soviétique de la diffusion de la rumeur suit un schéma bien-établi. Globalement la méthode consiste à cibler des publics spécifiques en passant par la presse internationale, les médias de masse et le bouche-à-oreille et à faire passer la fausse thèse de multiplicateurs d'esprit aux multiplicateurs involontaires. En pratique, l’histoire fut d’abord publiée dans un média extérieur à l’URSS, avant d’être reprise plus tard par les médias soviétiques et présentée comme le travail d’investigation d’autrui. Oleg Kalugin, ancien agent du KGB, décrivait cette tactique comme la tentative systématique de relayer la rumeur en passant par des médias de pays du tiers-monde comme l’Inde ou la Thaïlande dans le but de donner de l’acceptabilité à une histoire là où a priori personne n’irait vérifier son origine.
Dans le cas de l’opération INFEKTION, le prétexte utilisé pour renforcer la crédibilité de la fausse information et justifier les prises de position fut le rapport « scientifique » Segal. Son exposition répétée et la redistribution de l’histoire dans de nombreux médias du monde entier permirent de renforcer l’impact de la rumeur avec l’aide des capacités de transmission des médias à l’échelle mondiale. C’est ainsi qu’à l'automne 1986, la thèse du KGB sur Fort Detrick, en particulier sous la forme nouvelle, améliorée et plus scientifique adoptée par les Segals, se vit décoller et se répandre d'elle-même avec l’aide de la presse soviétique et d’agences de presse. La combinaison de multiplicateurs conscients et involontaires (des journalistes, des scientifiques, …) contribua aussi au déploiement de la rumeur à l'échelle internationale.
Ainsi, il est possible de synthétiser l’opération INFEKTION par étape en reprenant le modèle/playbook de mesures actives de type désinformation.
Etape 1 : Trouver les failles et exploiter les tensions
Une longue histoire de méfiance vis-à-vis des institutions aux États-Unis a pu rendre crédible le contenu de cette rumeur. L’existence de tensions raciales et sociales aux États-Unis fut aussi largement instrumentalisée. Les méconnaissances quant à la maladie constituèrent également une vulnérabilité.
En 1974, le scandale du Watergate éclata. La même décennie, s’ensuivirent les révélations, au travers des commissions d’enquête Church et Rockefeller, des agissements illégaux des agences de renseignement américaines.
Le public apprenait également que la CIA et le Pentagone avaient conduit des expériences sur des êtres humains. En 1972, furent révélées les expériences de Tuskegee (programme appelé « Tuskegee Study of Untreated Syphilis in the Negro Male”) pendant lesquelles des hommes noirs atteints de syphilis ne furent pas traités pour étudier l’évolution des ravages de la maladie sur le corps.
Robert Fullilove, professeur en sciences médico-sociales au Columbia University Medical, décrit le début de la pandémie comme une période de confusion et de peur dans la population, professionnels de la santé compris. « Les gens faisaient de leur mieux pour donner un sens à une condition qui venait de nulle part et qui semblait attaquer les personnes marginalisées : Hommes gay, hommes et femmes noirs et latinos ».
Robert Fullilove souligna que le manque de réponse de l’administration Reagan joua en faveur de la propagation de la rumeur. Pour l’opinion publique en attendant plusieurs années après le lancement de rumeur, le président Ronald Reagan n’aurait pas abordé la situation assez tôt.
La situation était donc propice aux spéculations les plus audacieuses.
Etape 2 : Créer le mensonge
Le mensonge résidait dans le fait de déclarer qu’il s’agissait d’une arme bactériologique créée dans les laboratoires du Pentagone et que des sujets humains volontaires avaient probablement été infectés avec le virus du SIDA puis relâchés dans la nature, causant le début de la pandémie.
Etape 3 : Enrober le mensonge autour d’un noyau de vérité
Fort Detrick abritait bien un institut de recherche médicale sur les maladies infectieuses dépendant de l’US Army où fut mener, jusqu’à la fin des années 1960, un programme de développement d’armes biologiques. Toutefois, malgré la fin du programme annoncée par Richard Nixon en 1969, le texte paru dans le Patriot affirmait que le Pentagone n’aurait jamais abandonné le programme d’armes biologiques.
Etape 4 : Donner l’impression que l’information vient d’ailleurs
Lors de la reprise de l’information par le quotidien russe Literaturnaya Gazeta, l’article du quotidien indien de gauche The Patriot fut présenté comme la source.
Etape 5 : Identifier un idiot utile
Une campagne de désinformation réussie nécessite des idiots utiles. Le couple d’Allemagne de l’Est, Jakob et Lilli Segal furent les idiots utiles dans cette campagne de désinformation avec le rapport Segal, considéré comme volontairement « jargonneux avec des sources douteuses ».
Etape 6 : Nier, nier, nier malgré les évidences
Lorsque les ambassadeurs et les officiels postés dans les ambassades américaines du monde entier contactèrent les éditeurs en chef des différents médias ayant publié la rumeur, beaucoup répondirent ne pas avoir eu l’intention de jeter le discrédit ou encore ne pas être au courant que la désinformation provenait de médias communistes. Certains allant jusqu’à déclarer que la publication était apparue dans leur journal à leur insu.
Jusqu’à sa mort en 1995, Jakob Segal aurait nié toute implication et maintenu sa thèse de l’origine américaine du SIDA.
Etape 7 : Laisser trainer, l’accumulation des opérations ayant un effet politique majeur à long terme
Une façon de voir l’impact d’une rumeur est de faire le parallèle avec la répétition de gouttes tombant sur une pierre qui finit par former un trou dans la pierre avec le temps. Presque 40 ans après le lancement de la rumeur, celle-ci est devenue une théorie conspirationniste bien établie. Son impact est palpable avec l’existence d’une défiance vis-à-vis des institutions américaines de la part de certaines communautés. Le doute persiste quand de nouveaux virus apparaissent.
La réponse américaine : la publication du rapport Active measures working group
Face aux implications profondes de cette campagne de désinformation sur la diplomatie et les relations américaines avec ses alliés, le gouvernement américain a cherché activement à contrer les accusations. Pour ce faire, le gouvernement américain a mis à disposition le plus d’informations tangibles possibles sur la campagne de désinformation et sur le SIDA auprès des médias et des représentants des gouvernements étrangers.
D’un côté, l’ambassadeur américain basé à Moscou envoya des lettres de protestation aux éditeurs en chef Literaturnaya Gazeta and Sovyetskaya Rossiya qui ni ne les publièrent, ni même n’y répondirent. De l’autre, les Ambassadeurs et les officiers des affaires publiques basés dans les ambassades américaines du monde entier écrivirent et rencontrèrent les rédacteurs en chef des publications de la désinformation. Dans la majorité des cas, les éditeurs indiquèrent ne pas avoir eu l’intention de discréditer les États-Unis ou ne pas avoir conscience que la désinformation provenait de médias communistes. Certains allant jusqu’à avouer que le contenu avait été publié sans le savoir.
Le gouvernement américain finit par passer par la voie diplomatique. Parmi les publications du AMWG, se trouva le rapport « Soviet Influence Activities: A Report on Active Measures and Propaganda, 1986 – 87 » publié en aout 1987 qui exposa notamment la manière dont la désinformation soviétique contribua à discréditer le gouvernement américain. Le 29 Septembre 1987, le State Department tint une conférence de presse au sujet de la parution de leur rapport, avec en couverture le cartoon Pravda accusant les États-Unis d’avoir créé le virus. Ce rapport servit par la suite lors des négociations entre le président Ronald Reagan, le secrétaire d’État George Schultz et Mikhail Gorbatchev qui finit par donner raison aux États-Unis.
Les effets de cette campagne de désinformation
Considérée par beaucoup comme la campagne de désinformation la plus hasardeuse et efficace menée à l’encontre des États-Unis, les effets furent toxiques à plusieurs niveaux. Le soft power américain en fut affecté. Toutes les négociations menées par les autorités américaines pâtirent de la rumeur.
Selon Kathleen C. Bailey alors Deputy Assistant Secretary of State du « Active Measures Working Group », les gouvernements étrangers pensèrent que les États-Unis créèrent cet agent de guerre biologique. Non seulement, leur perception des États-Unis fut détériorée comme culture, mais aussi toutes leurs politiques contaminées. A chaque échange avec les États-Unis, cette rumeur restait en tête des interlocuteurs.
Les contradictions de l’URSS
Le SIDA, qui contrairement à la rumeur était bien réelle, arriva en URSS au milieu des années 80. Les chercheurs russes cherchèrent assistance auprès de leurs collègues américains. Leur requête fut rejetée, les américains stipulant qu’aucune aide ne serait apportée tant que la désinformation ne prendrait pas fin.
Une rumeur persistante encore à ce jour
L’opération INFEKTION, campagne redoutablement efficace, bien que révélée continue à ce jour de générer des doutes et de la méfiance. On retrouve de nombreux exemples notamment dans la culture populaire américaine : dans la musique notamment urbaine, à la télévision dans les fictions, dans les Comics (numéro 14 d’octobre 1994 Shadowhawk #14 – « I’d rather be in 1963 »), sur les plateformes de vidéo, même dans les églises.
Le succès de l’opération INFEKTION, attaque distribuée de la désinformation par l’instrumentalisation de la rumeur, s’explique par l’association d’un contexte favorable de tensions politiques et sociales, de doute, de l’émergence d’une mystérieuse pandémie et de l’application d’un playbook aux méthodes éprouvées sans oublier la temporalité qui joua un rôle majeur. L’objectif stratégique de déstabilisation semble avoir été en grande partie atteint pendant et après la guerre froide. Presque 40 ans plus tard, la rumeur persistante fait partie de la culture conspirationniste. Même après l’effondrement du bloc soviétique, et la révélation en 1992 Ievgueni Primakov, alors directeur du Service des renseignements extérieurs (SVR) du rôle du KGB dans la campagne de désinformation, la rumeur continue de circuler, voire prend de nouvelles formes. Lentement mais surement, la rumeur s’est enracinée telle un mythe et est devenue pratiquement impossible à faire disparaitre. La création bien que maîtrisée à son lancement semble avoir dépassé ses émetteurs. La rumeur implantée dans le subconscient de l’opinion publique, est devenue elle-même une pandémie.
Pascale Mascheroni
Auditrice de la 35ème promotion MSIE
Pour aller plus loin
“Soviet Influence Activities: A Report on Active Measures and Propaganda, 1986 – 87”, United States Department of State, août 1987.
Thomas Boghardt, “Operation INFEKTION: Soviet Bloc Intelligence and Its AIDS Disinformation Campaign”, Studies in Intelligence, Vol. 53, No. 4, décembre 2009.
Douglas Selvage & Christopher Nehring, “Die AIDS-Verschwörung. Das Ministerium für Staatssicherheit und die AIDS-Desinformationskampagne des KGB”, BF informiert, 33, 2014.
Douglas Selvage & Christopher Nehring, Operation “Denver”: KGB and Stasi Disinformation regarding AIDS, 22 juillet 2019, https://www.wilsoncenter.org/blog-post/operation-denver-kgb-and-stasi-disinformation-regarding-aids
https://archive.org/details/1985-09-07-kgb-2955
Soviet Active Measures: Disinformation (1984), https://www.c-span.org/video/?427464-1/soviet-active-measures
Adam B. Ellick, Adam Westbrook et Jonah M. Kessel, 12 Novembre 2018, New York Times Documentary: Meet the KGB Spies Who Invented Fake News
https://www.nytimes.com/video/opinion/100000006210828/russia-disinformation-fake-news.html
Georges-Henri Soutou, La guerre froide 1943-1990, Hachette Pluriel, 2011