Nouvelle étape de la guerre économique au Liban après l'explosion du port de Beyrouth
Le 4 août 2020 une double explosion dans le hangar 12 du port de Beyrouth, provoquée par l'incendie de 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium, était la tragédie de trop pour des Libanais déjà mis à genoux par une grave crise économique. Ce cataclysme a fait plus de 200 morts et 6 500 blessés, dévastant des quartiers entiers de Beyrouth : 300 000 personnes vivraient actuellement dans des appartements rendus insalubres par le souffle de l’explosion. Cette explosion a entraîné un formidable élan de solidarité de toute la communauté internationale. Les capitales du monde entier ont manifesté leur soutien envers le Liban avec une unanimité que seules les catastrophes les plus graves peuvent entraîner. Seule fausse note, les déclarations de Donald Trump affirmant qu’il s’agissait d’un « attentat ».
Notre propos dans cet article n’est pas de mener des investigations sur les origines de cette catastrophe majeure mais plutôt d’examiner les conséquences économiques et les enjeux géopolitiques qu’elle engendre. Il est à préciser que huit mois après cette tragédie l’enquête menée par les autorités libanaises sur les circonstances du drame n’a toujours pas abouti. Les marques de solidarité avec le pays endeuillé, décrites ci-dessus, laissent entrevoir les futures rivalités entre adversaires économiques sur le marché de la reconstruction du port de Beyrouth.
Cette double explosion a mis en évidence le rôle majeur du port de Beyrouth pour l'économie du Liban ainsi que sa place stratégique pour l'équilibre commercial et géopolitique de toute la région. C’est l’un des 10 premiers ports maritimes de la mer Méditerranée et il est considéré comme la porte d’entrée vers le Moyen-Orient. Sa reconstruction s'annonce lente mais nécessaire pour que le pays puisse se relever.
L'Allemagne et la France entre soft power, compétition économique et aide humanitaire
La bataille économique a commencé dans les heures qui ont suivi l’explosion à Beyrouth. Très rapidement des avions et des navires ont afflué des pays « amis » du Liban. C’était la course à qui arrivera le premier sur place aux côtés des libanais pour manifester sa compassion et proposer son aide et espérer au moment venu se voir attribuer le juteux marché de la reconstruction.
La France, dont le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian était à Beyrouth quelques jours avant le drame et où il s’est montré intransigeant avec les dirigeants libanais face à leur incapacité à réformer le pays, a déclaré être aux « côtés du Liban ». Le gouvernement français a annoncé l’acheminement, le jour même, d’un détachement de la sécurité civile et de « plusieurs tonnes de matériel sanitaire » à Beyrouth. Deux avions militaires français accompagnés par un détachement de la sécurité civile de 55 personnes sont arrivés sur place le jour même.
Emmanuel Macron, accompagné du PDG du groupe CMA CGM, le Franco-Libanais Rodolphe Saadé, s’est rendu le 6 août, deux jours après l’explosion, à Beyrouth pour apporter un témoignage de soutien et d’amitié au peuple libanais. Il a exprimé le souhait que les enquêtes soient conduites dans un cadre transparent et indépendant, déclarant au passage qu’au-delà de l’explosion « la crise ici est grave et implique une responsabilité historique des dirigeants en place », ce qui n’était pas pour plaire aux autorités libanaises. Le président français a initié début août une conférence internationale de donateurs qui a permis de réunir plus de 250 millions d’euros pour aider Beyrouth.
L’Allemagne, dont des diplomates ont été blessés lors de l’explosion, a aussi promis par la voix de sa chancelière Angela Merkel un « soutien au Liban ». Une aide de 1,5 million d’euros a été mise immédiatement à la disposition pour des stations de premiers secours à Beyrouth. Un avion de la Croix-Rouge allemande transportant des équipements de protection, des médicaments et 50 forces d’intervention de l’Agence fédérale de secours technique a été acheminé sur place, ainsi que des médecins et des experts en produits dangereux de l’organisation humanitaire Isar Germany.
Le ministre fédéral des Affaires étrangères Heiko Maas s’est rendu, une semaine après l’explosion, à Beyrouth. Son message : l’Allemagne n’abandonnera pas les Libanaises et les Libanais. Il était accompagné de Joe Kaesar, Président de Siemens, qui a déclaré avoir acheminé à destination de Beyrouth deux turbines à gaz destinées à fournir une électricité gratuite sur une durée d’un an à 150 000 libanais soit l’équivalent de 10 % de la population de Beyrouth.
La reconstruction du port de Beyrouth attise les convoitises internationales
Les ports de la région, dont celui de Beyrouth, font l’objet de nombreuses convoitises en raison de plusieurs intérêts convergents comme la reconstruction de la Syrie qui a déjà abouti à la mainmise russe sur le port de Lattaquieh mais également la Chine qui n’est pas en reste, déjà candidate à la reprise du port de Tripoli. L’appel d’offres lancé par le Liban pour la reconstruction du port de Beyrouth est plus que jamais au centre d’une guerre économique à l’échelle mondiale. Les grandes compagnies internationales se bousculent pour remporter ce marché. L’enjeu de cette compétition, un marché à plusieurs milliards d’euros mais aussi une opportunité de se positionner sur un port hautement stratégique, dès lors qu’il relie les marchés commerciaux de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe. Cela permet la réduction de la durée des parcours de navigation commerciale, en comparaison avec d’autres itinéraires.
Plusieurs états et leurs entreprises ont manifesté un vif intérêt pour la reconstruction du port de Beyrouth. Leurs intérêts géopolitiques et géoéconomiques sont devenus un terrain privilégié d’affrontements. Ils se sont engagés dans une lutte d’influence et une concurrence féroce d'où seuls les plus stratèges sortiront vainqueurs. Plusieurs consortiums internationaux sont décidés à mettre la main sur ce marché. En tête de la course on retrouve l’Allemagne, la France et la Chine.
L’Allemagne et « Le pragmatico-opportunisme » économique
Il y a un an à peine, fin avril 2020, l’Allemagne décidait de classer la branche politique du Hezbollah libanais sur la liste des organisations terroristes, soulevant un concert de protestations au Liban et en Iran et des interrogations de certains états européens, mais décision bien accueillie par Israël et les Etats-Unis. Suite à l’explosion dévastatrice du 4 août 2020 du port de Beyrouth, qui s’est produite pendant la présidence tournante du Conseil de l’UE, assurée en ce temps par l’Allemagne, outre un « pont aérien humanitaire » de l’Union européenne entre Munich et Beyrouth, transportant 35 tonnes de fournitures à destination de la capitale libanaise, les autorités allemandes ont apporté une aide conséquente au peuple libanais, comme indiqué ci-avant, tant en matériel, en personnel qu’en logistique.
Sur le plan économique les dirigeants et les entreprises allemandes appliquant le principe "in der Ruhe liegt die Kraft" (C’est dans le calme que réside la force), ont fait connaitre leur intérêt de prendre part à la reconstruction du port de Beyrouth. Début février 2021 l’entreprise allemande Combi lift basée à Bremen, en partenariat avec le groupe libanais Assouad qui fait partie des 100 compagnies arabes les plus influentes, a remporté le marché de traitement de 52 conteneurs de matières dangereuses retrouvés au port, pour la somme de 3,6 millions d’euros.
Alors que l’état français est occupé à donner aux libanais des leçons d’éthique économique, l’Allemagne avance ses pions et se garde bien de s’ingérer dans le système politique confessionnel libanais.
Début avril dernier un consortium allemand, dirigé par Hamburg Port Consulting, accompagné du cabinet de conseil Roland Berger, s’est rendu à Beyrouth et a présenté aux responsables libanais un projet pour la reconstruction du port dont le montant s’élève à 30 milliards de dollars.
Les porteurs de cet ambitieux projet devaient connaitre l’œuvre de Sun Tsu et plus particulièrement cette citation qui conserve aujourd’hui encore toute sa sagacité : « Toute guerre est fondée sur la tromperie » surtout la guerre économique. En effet ils ont déclaré que leur proposition serait soutenue non seulement par Berlin mais aussi par Paris et bénéficierait également de l’appui de la Banque Européenne d’Investissement (BEI) qui pourrait y investir entre 2 à 3 milliards de dollars.Cet argument commercial mettant en avant la caution de la BEI vient de connaître un épilogue négatif. Par un communiqué publié ce mardi 27 avril 2021, commentant le projet allemand de reconstruction du port de Beyrouth, la Banque Européenne d’Investissement (BEI) a démenti avoir proposé le financement d’un tel projet. C’est un coup dur pour le consortium allemand.
La Chine, une stratégie portuaire offensive en Méditerranée.
Depuis 2013 la Chine affiche un volontarisme doublé d'une détermination sans faille pour consolider son essor géopolitique et géoéconomique, s’appuyant sur un méga projet connu sous le nom The Belt and Road Initiative (BRI), Initiative ceinture et route. Ce projet vise à redéfinir les réseaux de transport et la géographie des flux logistiques à l’échelle mondiale. Grâce à l’impact du projet BRI sur la connectivité portuaire en Méditerranée Pékin souhaite en particulier se positionner sur des nouveaux marchés notamment au Moyen Orient et en Afrique du Nord.
Thomas Gomart dans son livre « L’Affolement du Monde 10 enjeux géopolitiques» rapporte une citation extraite du discours du président de la république populaire de Chine, Xi Jinping, en janvier 2017 au Forum de Davos : « Un stratège chinois se juge sur sa capacité à exploiter le potentiel d'une situation ». La reconstruction du port de Beyrouth donne l’occasion à la Chine de démontrer son savoir-faire en la matière. En 2012 la China Harbor Engineering Company s’est vue attribuer le marché de réhabilitation du port de Tripoli afin qu'il puisse accueillir de grands navires. Le Liban a été officiellement intégré à la nouvelle route de la soie à l’occasion de la signature d’un partenariat bilatéral lors de l’exposition sino-arabe de septembre 2017. Les liens commerciaux sont déjà solides avec 40% des importations libanaises en provenance de Chine.
La Chine cultive le soft power au Liban avec un Institut Confucius dans une université de Beyrouth et un programme d’études chinoises destiné à se développer dans un autre établissement. Cependant le véritable avantage concurrentiel de la Chine réside dans son poids économique et technologique, combiné avec une idéologie propre de l’ordre international. Face à un état libanais en faillite, la Chine verra l’occasion de lui apporter une assistance et d’étendre simultanément son influence régionale. Contrairement à d’autres grands pays occidentaux la Chine est moins prudente quand il s’agit d’investir dans des pays à risques et ses entreprises n’attendent pas de « certificat de bonne conduite », ni du FMI ni de la Banque mondiale.
La Chine ne pose aucune condition préalable aux investissements qu’elle est disposée à faire au Liban. Les thèmes comme démocratie et droits de l’homme ne l’intéressent absolument pas. Ce qui lui vaut la préférence et le soutien d’Hassan Nasrallah, le chef du puissant mouvement chiite libanais Hezbollah. Lors d’une de ses interventions en mars 2020 il a affirmé que la Chine était prête à combler le déficit économique du Liban par le biais de dépenses de trains, de ports et de centrales électriques, ce qui n’est pas pour déplaire à la Chine qui ambitionne de devenir une puissance incontournable dans la région afin d’endiguer la mainmise occidentale.
L’Iran, soutien historique du parti chiite libanais, a conclu en mars dernier avec la Chine un accord de "coopération stratégique et commerciale sur vingt-cinq ans". Cet accord va renforcer indirectement l’influence de la communauté chiite et aura, à n’en point douter, un impact positif sur le futur des relations commerciales entre la Chine et le Liban.
France-Liban un syncrétisme entre le politique et l'économie
La France ancienne puissance mandataire au Liban entretient avec le Pays du Cèdre une relation particulièrement forte. A la suite des explosions du 4 août 2020 au port de Beyrouth, elle s’est illustrée par les visites répétées du Président de la république au Liban. Par-delà la manifestation de l’amitié historique et des liens indéfectibles entre les deux pays la France essaye de s’imposer dans le concert des puissances au Moyen Orient.
Lors de son déplacement à Beyrouth le 6 août 2020 Emmanuel Macron a délivré un message fort : « La France ne lâchera pas le Liban ». Il est aussi revenu sur tous les moyens mis en œuvre par la France pour venir en aide au peuple libanais, adressant au passage un remerciement appuyé au groupe français CMA-CGM pour avoir affrété un avion spécial avec différents équipements. Le message du chef de l’état avait une portée politico-économique. La France cherche à augmenter son influence parmi les politiciens libanais, à limiter celle de l’Iran à travers le Hezbollah et à promouvoir le savoir-faire des entreprises françaises qui devraient s’engager dans la bataille commerciale de la reconstruction du port de Beyrouth.
L’implication de la France dans le processus de formation d’un gouvernement de mission au Liban vise à développer son ancrage politique dans ce pays riverain de la Méditerranée orientale. Dans un contexte de tension avec la Turquie dans cette zone stratégique, la France voudrait tirer parti de sa présence au Liban et asseoir son rôle politique. Cette lutte d’influence passe par le contrôle de la plateforme commerciale du port de Beyrouth, une position géostratégique au croisement des routes vers l’Asie et l’Afrique d’un côté mais également vers l’intérieur du Monde Arabe.
Alors que les ténors français du BTP Bouygues, Vinci et Eiffage hésitent à s’engager dans la bataille de reconstruction du port de Beyrouth, le transporteur et logisticien français CMA-CGM, contrôlé par la famille franco-libanaise Saadé, s'est inscrit dans le mouvement initié par le président Emmanuel Macron pour secourir Beyrouth après l'explosion de l'été dernier et a fait part dès septembre de son intérêt à participer à la reconstruction du port de Beyrouth.
Hasard du calendrier ou manœuvre de déstabilisation, Christine Cabau-Woehrel, directrice en charge des actifs industriels et des opérations du transporteur et logisticien, était arrivée de Paris le 7 avril 2021, deux jours avant que le consortium allemand ne dévoile son projet de reconstruction du port de Beyrouth. Le 10 avril, Joe Dakkak, directeur général de CMA-CGM Liban, s’adressant à la presse a rappelé que son groupe,
allié au transporteur italo-suisse MSC (Mediterranean Shipping Company) avait déjà présenté aux autorités libanaises un projet ambitieux de reconstruction du port d’ici à trois ans pour un coût total estimé entre 400 et 600 millions de dollars.
Dans une stratégie d’encerclement commercial, CMA-CMG a pris début mars dernier le contrôle de Gulftrainer, opérateur gérant le terminal de Tripoli au nord du Liban. Cette opération affiche la volonté du groupe français de renforcer sa présence au Liban et plus précisément dans le port de Beyrouth où les activités du géant français représentent 60 % des volumes de ce dernier.
Conclusion - Une guerre économique à visée géopolitique
Au-delà des enjeux commerciaux liés à la reconstruction du port de Beyrouth, nous assistons à une lutte d’influence géopolitique entre d’un côté le bloc occidental traditionnel et de l’autre côté le bloc Chine-Iran-Russie. En effet cette guerre économique, comme l’explique Ali Laïdi dans un entretien avec Jean-François Fiorina, « n’est pas une guerre pour l'économie, mais un conflit politique mené sur le terrain économique, en vue de maintenir ou d’accroître sa puissance ». La France, l’Allemagne et les Etats-Unis sont condamnés à s’entendre s’ils ne veulent pas voir la Chine renforcer son ancrage dans cette région, ce qui endiguerait définitivement l’influence occidentale.
Hedi Dardour
Auditeur de la 36ème promotion MSIE