Le projet Nord Stream 2 (NS2) représente 50 milliards de m3/an. Même si les objectifs de neutralité carbone ont modifié la part du GNL dans le mixte énergétique, la baisse de production d’énergie charbonnée et nucléaire doit être compensé en Allemagne par du gaz, à moyen terme. L’Allemagne est le 1° client de la Russie pour le gaz. Cette dépendance accrue découle d’une double décision : l’arrêt du nucléaire, et l’abandon progressif des centrales thermiques à flamme utilisant du charbon. La construction de NS2 a commencé en 2018.
Pour rappel, les importations de gaz en Europe en 2019 se répartissaient ainsi : 74 % est acheminé par gazoduc, 31% depuis la Russie, 28% depuis la Norvège. 26 % est acheminé sous forme de GNL en provenance du Qatar 20%, 16% des Etats Unis, 12% du Nigéria et 5% de l’Algérie (acheminé en Espagne par le gazoduc Maghreb-Europe ou Pedro Durand Farrell).
L'ingérence américaine dans le débat européen
Washington fut toujours opposé au projet NS2 au nom de l’indépendance énergétique de l’Europe :
« Nous continuons d'appeler la Russie à cesser d'utiliser ses ressources énergétiques à des fins coercitives. La Russie utilise ses pipelines d'exportation d'énergie pour créer des dépendances nationales et régionales vis-à-vis des approvisionnements énergétiques russes, en tirant parti de ces dépendances pour étendre son influence politique, économique et militaire, affaiblir la sécurité européenne et saper la sécurité nationale et les intérêts de la politique étrangère des États-Unis. Ces pipelines réduisent également la diversification énergétique européenne et affaiblissent donc la sécurité énergétique européenne. ».
Département d’Etat. Bureau des ressources énergétiques. Le 9 avril 2021 :
Les Etats Unis estiment que les agissements de la Russie ne sont pas convenables depuis 2014 (annexion de la Crimée, soutien de Moscou aux séparatistes du Donbass, cyberattaques, empoisonnement de l’opposant Navalny). Dans le passé, Donald Trump exprimait aussi son incompréhension face à une politique commerciale de l’Europe et particulièrement de l’Allemagne, qui visait à « renforcer les capacités financières russes, alors que les Etats-Unis dépensent des milliards de dollars dans le cadre de l’OTAN ». Il soulignait aussi la contradiction entre la faible part du PIB que l’Allemagne consacre à la défense (1,5%) et le maintien de 50 000 soldats américains.
La puissance américaine souhaite devenir un important pays exportateur de gaz en Europe, grâce notamment aux shales gaz. Washington va ainsi mettre en œuvre une série de mesures graduelles relevant du soft et smart power : influence auprès de la Pologne, du Danemark, adhésion au projet Baltic-Adriatic-Black Sea (BABS), , sanctions extraterritoriales, utilisation de l’OTAN.
Les Etats Unis vont s’opposer au projet NS2. Avec des nuances d’opposition ente la Maison Blanche et le Congrès. Contrairement à la Russie qui soutient que NS2 est un projet commercial, les Etats unis affirment qu’il s’agit d’un projet politique pour ainsi justifier des sanctions qui rentrent dans le cadre de la loi américaine CAATSA (Countering America’s Adversaries Though Sanction Act) de 2017 et de la loi PEESA (Protecting Europe’s. Energy Sécurity Act) de 2019.
L’Ukraine et sa compagnie nationale Nafltogaz affichent leur soutien aux Etats Unis. Le contrat Soyouz et Brotherhood est prorogé jusqu’en 2025. L’arrêt de NS2 ne permettant pas la Russie de contourner l’Ukraine, le pays sécurise une rente de 7 milliards de dollars au titre du droit de passage. (40% de la production russe annuelle de gaz à destination de l’Europe passe par cette voie)
Des coalitions contradictoires
L’Ukraine et la Pologne soutiennent et plébiscitent activement l’ingérence américaine dans ce combat contre NS2. Mais pour des raisons divergentes et contradictoires. C’est donc une alliance d’opportunité. L’Ukraine, par laquelle transite du gaz russe, est opposé au projet NS2. Elle en tire des revenus (40% du gaz russe consommé en Europe est acheminé par son territoire, ce qui représente 30 milliards m3/an et un droit de transit de 7 milliards€ de dollars par an) L’Ukraine est aussi dépendante de la Russie pour ses besoins internes. Elle s’oppose donc à NS2 mais pour des raisons de dépendance et d’asymétrie dans ses rapports de force avec la Russie. Si NS2 venait à remplacer Soyouz et Brotherhood, les deux gazoducs approvisionnant l’Europe par le territoire ukrainien, l’Ukraine s’exposerait à d’autres risques tels que des ruptures énergétiques et des pressions accrues de la part de Moscou. Les gazoducs Soyouz et Brotherhood lui ont jusqu’à présent assuré un bouclier relatif. D’autant plus que Le gazoduc Jamal, par lequel transite le gaz en Pologne, (33 milliards de m3/an) ne sera plus exploité à partir de 2022. On n’imagine pas Moscou interrompre les approvisionnements transitant par l’Ukraine, compte tenu de l’état actuel des dépendances mutuelles qui lient la Russie et l’Europe par le gaz, qui plus est vers l’Allemagne. Le gaz est pour Moscou une source de revenus autant qu’un outil d’influence sur l’Europe, et une arme économique et politique contre les Etats-Unis d’Amérique.
Parmi les acteurs, il y a le Groupe de Visegard qui regroupe la Pologne, la Hongrie, La république Tchèque et la Slovaquie : bénéficiaires nets ou importants bénéficiaires des budgets de l’Europe. Ces pays restent néanmoins particulièrement atlantistes, notamment pour des raisons historiques, car ils ont subi dans le passé les invasions soviétiques et allemandes. Tous ces pays ont intégré l’OTAN avant d’adhérer à l’Union Européenne. Les pays de Višegrad se démarquent également du reste de l’Europe sur les questions économiques telles que les plans de relances et de transitions énergétiques pour lesquels ils sauront tirer profit de la contribution du reste de l’Europe dans le cadre de la neutralité carbone à horizon 2050. Néanmoins des divergences demeurent au sein du groupe de Visegrad au sujet de NS2 : La Slovaquie bénéficie de son côté du droit de passage grâce au gazoduc Transgaz (Prolongation des Gazoducs de Droujba et de Soyouz)
La Hongrie est dépendante du gaz russe. Elle est également liée à la Russie par la commande de deux réacteurs nucléaires VVR-1200 fabriqués par Rosatom. (Implantés sur le site de Paks et financés à 80% par la Russie à travers un prêt de 10 milliards de dollars) Tout autant pragmatique à l’extérieur qu’identitaire sur le plan de sa politique intérieure, Victor Orban, le Premier Ministre hongrois, ne s’oppose pas non plus au gazoduc. Le pays reste donc hostile aux sanctions, tout comme la Slovénie.
En dépit de ces divergences, les trois pays (Hongrie, Slovaquie, Slovénie) sont signataires des accords du projet BABS (Baltique, Adriatique, et Black sea), projet de coopération entre 12 pays d’Europe centrale et orientale, dont le fond est abondé par les Etats Unis à hauteur de 1 milliard de dollars. Ce qui permettrait, du point de vue américain, de créer un corridor pour le GNL en provenance des Etats Unis, et ainsi contrer la dépendance au gaz russe. Les Etats Unis voient aussi dans ce projet le moyen de couper les tentatives d’influence de la Chine, et de renforcer le poids de Washington sur les pays frontaliers avec la Russie. Pour les signataires d’Europe centrale et Orientale, il s’agit de recentrer les peuples autour des cultures nationales, de se protéger des influences néo-libérales de Bruxelles et de la toute-puissance allemande. La portée de l’accord va donc au-delà du seul corridor énergétique ou politique voulu par Washington.
Les pays signataires des accords BABS sont la Bulgarie, l'Estonie, la Croatie, la Lettonie, la Lituanie, l'Autriche, la Pologne, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, République tchèque et Hongrie. Il est remarquable de noter que la demande de l’Allemagne pour adhésion n’a pas été remarquée en Pologne. A contrario, Donald Trump était reçu au sommet BABS de Varsovie en 2017.
La volonté russe d'aboutir
Le gaz russe est un instrument de guerre commerciale contre les Etats-Unis d'Amérique mais également contre les autres pays exportateurs de GNL. Moscou est d’autant plus enclin à conduire à terme ce projet NS2, qu’il rentrera difficilement dans le cadre du troisième paquet énergétique adopté par la communauté européenne en 2009. Le « paquet énergie » contient notamment un droit d’accès aux gazoducs par des fournisseurs tiers. Il prévoit à l’instar du gazoduc qui traverse l’Ukraine, qu’un seul et même opérateur ne peut être producteur et distributeur à la fois. Le troisième impératif étant la transparence du prix du gaz.
Compte tenu de la position géographique et du tracé du gazoduc, ces conditions législatives semblent difficiles à tenir. Il est aussi intéressant d’observer que les conditions du paquet énergétique étaient scrupuleusement respectées dans le projet du gazoduc de South-Stream (approvisionnement par la mer Noire, arrivé en Bulgarie, puis remonté vers les Balkans et l’Autriche). Ce projet fut abandonné en plein travaux par Moscou, au prétexte des sanctions exercées par l’UE sur la Russie lors des évènements de la Crimée. Vladimir Poutine avait alors interrompu de façon assez subtile, évitant ainsi par la suite toute possibilité de raccordement au gazoduc par des tiers. A peine deux mois après le retrait, la Russie édifiait le projet Turkstream avec Ankara. La Turquie n’étant pas membre de l’UE, elle n’est pas concernée par les accords du paquet énergétique.
La contre-offensive américaine sous la Présidence Trump
Le président Trump met en cause l’attitude de l’Allemagne au cours d’une réunion au sommet de l’OTAN. Il voit NS2 sous un œil purement comptable. Le fondement de son opposition est simple, il évoque les 10milliards annuels qui reviendront à la Russie par la vente du gaz à l’Allemagne, considérant que la moitié de ces revenus sont captés par le gouvernement russe, alors que l’Allemagne ne contribue dans l’OTAN qu’à hauteur de 300 milliards de dollars. C’est cet argument-là, plus que celui des volumes échangés, qui prédominera dans ses déclarations, et qui lui permettra de justifier l’intention de déplacer 12000 militaires de l’Allemagne vers le Pologne. Le congrès restera le maitre d’œuvre des sanctions pendant toute la présidence Trump. Obligeant ce dernier à signer les lois et les décrets, Trump ayant toujours eu une attitude ambivalente à l‘égard de la Russie et de Poutine.
Dès janvier 2018, le secrétaire d’Etat américain Rex Tillerson s’oppose au projet, de concert avec la Pologne. Rex Tillerson est un ingénieur directeur de l’Energie, il fut PDG d’Exon Mobile de 2006 à 2017 (1).Le 12 décembre 2018, vote d’une résolution de la chambre des représentants avec possibilité de sanction contre le secteur pétrole/gaz Russe. Le 21 décembre 2019, le Président Trump signe la loi du congrès, le contraignant à adopter des sanctions contre North Stream 2. Le Sénateur Ted Kruz est l’un des architectes de ce texte. Rappelons à ce propos que pour financer sa campagne sénatoriale, Donald Trump a notamment signé un engagement avec les frères Koch, répondant ainsi aux enchères des industriels pétroliers milliardaires américains.
La posture hostile de la Pologne contre le projet NS2
La Pologne est très offensive dans une guerre d’influence qui vise à la fois l’Allemagne, la vieille Europe et la Russie. Son Premier Ministre Mateusz Morawiecki, Varsovie avait été appuyée par le Président ukrainien Pétro Porochenko, le Président américain Donald Trump, le Président du conseil Européen Donald Tusk (3) Ainsi que le Ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, en la personne de Borris Jonhson, qui déclare que « NS2 pourrait laisser l’Europe dépendante de la Russie maligne ». Mateusz Morawiecki déclare le 29 janvier 2018, « Nous voulons que la construction du gazoduc Nord Stream 2 relève du projet de loi américain, qui comprend entre autres des sanctions contre la Russie ». Le Ministre polonais ira jusqu’à critiquer vivement les Etats-Unis d’Amérique de ne pas encore avoir appliqué des sanctions contre NS2.
En 2016 déjà, la Pologne érigeait des obstacles juridiques nationaux à l’encontre du projet de joint-venture de Gazprom NST2, (Consortium avec OMV, Engie, Winterhall, Shell et Uniper) au motif que cela constituait un monopole sur le territoire polonais. Gazprom écopera d’une amende de 6,5 miiliards de dollars. La joint-venture n’aura pas d’existence à la suit d'une renonciation le 12 août 2016. Nort Stream1 qui a été construit entre 2005 et 2011, n’avait pas fait l’objet d’objections très marquées, L’exploitation du gaz de schiste américain à des desseins d’exportation n’en était qu’à ses débuts, la puissance américaine relevait plus du soft power, la Pologne et les pays Baltes venaient d’intégrer l’union Européenne, l’Ukraine était invisible, Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev étaient reçus en Occident, laissant croire à ceux qui le voulaient bien que la Russie était en voie de transition démocratique. (cf. jeux d’alternances Poutine – Medvedev - Poutine).
La position « nationaliste » de l’Allemagne
Dès 2016, l’Allemagne considère déjà que l’implication américaine dans ce dossier NS2 constitue une intervention commerciale orchestrée pour vendre ses gaz liquides sur le marché européen. L’Allemagne est particulièrement décidée à maintenir ses positions, des analystes politiques pensent que le dialogue entre Vladimir Poutine et Berlin persistera, question de diplomatie russe mais aussi de realpolitik des deux côtés. Y compris si les verts sont élus et font partie d’une coalition en 2021. La puissance et les intérêts du patronat allemand, du complexe industriel, fait que NS2 est en réalité un consensus national. Les opposants au NS2 ne font partie d’aucune coalition possible aux prochaines élections. De même que le président autrichien, en faveur du NS2, qui est un élu écologiste historique. NS2 est donc la démonstration d’une volonté de sécuriser le rapprochement entre Berlin/Vienne et Moscou, quels que soient les agissements de la Russie ces 7 dernières années. Il y a bien une fracture idéologique européenne qu’il sera difficile de surmonter, tant les Etats Unis pèsent dans le jeu, et tant la dépendance à l’OTAN est importante.
L’Autriche est aussi dépendante du gaz russe et soutien l’Allemagne. Le président autrichien Alexander Van der Bellen déclare « Ce genre de politiques économiques se décide en Europe et non à Washington", ajoutant qu’il ne voyait "pas de lien entre l'affaire Navalny et Nord Stream 2". « C'est une bonne chose si nous avons une diversification dans la distribution du gaz russe », déclarait alors Sebastian Kurz, chancelier de l’Autriche. La compagnie pétrolière autrichienne OMV est partie prenante dans le projet. .
Pour atténuer la perception négative de Washington, le vice-chancelier allemand, Olaf Scholz a proposé au début du mois d’août 2020 le financement par subvention de 1 milliard de dollars pour la construction de terminaux méthaniers destinés à importer du GNL américain, en échange de l’abandon des sanctions contre NS2. Le ministre président conservateur de Bavière parle de « rigorisme moral de lier les questions de Navalny et de NS2 ».
En janvier 2021, l’Allemagne va tenter de mettre en œuvre un montage juridique qui permettrait de contourner les sanctions des lois CAATSA ET PEESA. Le Land du Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, point d’arrivée de NS2, a établi une fondation publique qui doit servir de société écran contre les sanctions du département d’État et les sociétés Européennes impliquées dans le projet. (Le périmètre du PEESA exclut les entités morales et les personnes publiques). C’est une fine réponse face à des sanctions juridiques, qui aura pris de court le congrès. La fondation serait chargée d’acquérir les fournitures et de passer les commandes auprès des entreprises de services. Ce fonds est nommé « Fonds de protection pour le climat du land Mecklembourg-Poméranie-Occidentale ».
Il faut rappeler qu’il existe un important lobbying allemand à Bruxelles, qui appuie fortement pour que le gaz ait toute sa place dans la taxonomie européenne. Le fond serait créé avec des financements publics à hauteur de 200 000 euros, et un financement de 20 millions d'euros par le consortium NS2/Gazprom. La fondation est une structure commerciale publique à but non lucratif, et peut ainsi échapper aux sanctions. Néanmoins les financements font face à la réticence des banques qui craignent alors d’être exposées pour des questions de compliance.
La portée du PEESA a été augmentée par l’amendement du 1° janvier 2021. Après un important levier de boucliers de la part des autorités allemandes, cet amendement a été revu et exclura le recours aux sanctions contre les entités gouvernementales. Les Etats Unis ont ainsi « fait savoir clairement que l’Allemagne en tant qu’allié, et les fonctionnaires de l’Allemagne, ne feraient pas partie des sanctions ». Le libellé qui met en œuvre les sanctions, oblige désormais les Etats-Unis d'Amérique à le notifier à leurs alliées avant de les appliquer.
Le maintien de la stratégie américaine sous l'administration Biden
l n’aura fallu que quelques semaines pour observer la ligne dure et bipartisane qu’allait adopter la nouvelle administration Biden. Le style Trump en moins. La tutelle et l’ingérence persistent donc. Ce que confirme très rapidement le secrétaire d’Etat à la Maison Blanche, Antony Blinken. Le gouvernement Biden est déterminé à respecter la loi adoptée en 2019 par le congrès, qui prévoit des sanctions pour les entités impliquées dans le projet controversé. Nous observons néanmoins une contradiction entre les objectifs de Biden, et ceux du Congrès.
Si Biden était farouchement opposé à NS2 lorsqu’il était vice-président de la Maison blanche dans l’administration Obama, il a maintenant comme objectif de réparer les liens des EU avec l’Europe et l’Allemagne. Il doit néanmoins composer avec la ligne dure, majoritaire et bipartisane qui fait consensus au sein du Congrès. Le Sénateur Ted Kruz (Texan à plus d’un titre et qui voit les Russes comme des ennemis) architecte du texte signé par Trump en décembre 2019, ira jusqu’à bloquer le vote de la nomination du nouveau patron de la CIA, temps que des sanctions ne seront pas appliquées. Il est également soutenu par le secrétaire d’Etat à la Maison Blanche Antony Blinken (2), lui-même coutumier des ingérences des EU à l’extérieur.
Des sanctions sont en préparation, elles visent les compagnies d’assurance (AXA), entreprise de certification (DNV GL), ainsi que les fournisseurs de navires (Pionner Sprit de la société helvético-néerlandaise, puis Akademik Tchersky qui le remplace sur le pied levé en décembre 2019 après l’injonction des sanctions), des matériaux, des services (Engie). Au total une liste de 120 entités morales et physiques sont visées. Les effets du hard power ont un effet immédiat sur les entreprises concernées, ainsi que sur l’Allemagne et la France qui ont de nombreux acteurs privés impliqués dans la construction du projet. Par décret, le congrès écartera 18 sociétés occidentales des sanctions après l’arrêt des travaux tout en réitérant le risque encouru à l’encontre des firmes qui persisteraient à continuer de s’impliquer dans le projet. En janvier 2021, dans un tout petit paragraphe, le dernier budget de la défense voté par le Congrès est renforcé afin de permettre d’appliquer les sanctions à l’encontre des entités impliquées dans NS2.
Une Union Européenne désunie et en posture de compromis
Les sanctions des Européens à l’encontre de la Russie dans l’affaire Navalny restent très limitées (pas de sanction sur l’économie russe, ni sur ses oligarques) Elles visent 5 officiels des dispositifs de sécurité Russe du Kremlin pour une durée d’un an, qui de toute manière ne se seraient pas rendus en Europe. Une partie de l’Europe seulement (Et peut être Baden), comprend que pousser la Russie dans les bras de la Chine serait le pire des maux. Rappelons que Navalny n’a que 15% de soutien à travers la Russie, à contrario, Poutine est très largement plébiscité par son peuple. Ainsi des sanctions ne permettraient nullement d’infléchir la politique de Moscou. Un second Gazoduc, Turkstream (3), est intégré dans les sanctions à travers la loi PEESA en 2019. La seconde ligne (projet annoncé en 2014 et pour une capacité de 31,5 milliards de m3/an) est incluse dans la mise à jour des sanctions.
Initialement, ces sanctions visaient les contrats conclus à partir du jour de la ratification de CAATSA, le 2 août 2017. Aussi les entreprises impliquées dans NS2 et dont le montage financier était bouclé en août 2017, devaient y échapper. Washington corrige sa directive le 15 juillet 2020 pour élargir le champ d’application de la section 232 afin de répondre à certaines « menaces pour la sécurité nationale et les intérêts politiques étrangers des Etats Unis ». Et d’inclure NS2 et TS2 de manière rétroactive dans le volet des sanctions. Le 20 octobre 2020, la loi PEESA est revue par le Département d’Etat pour y intégrer les personnes et les entreprises qui fournissent les biens ou services nécessaires ou essentiels à la fourniture ou à l’exploitation d’un navire engagé dans la pose. Toutes les sociétés de certifications y compris russes, sont engagées au niveau international, et ne peuvent prendre le risque d’ignorer les menaces de sanctions. DNV GL dont le siège est en Norvège est une des seules compagnies capables de certifier la qualité et la conformité aux normes de la construction. Elle décide de cesser toute activité sur le projet NS2.
Le Danemark sera un acteur pro- américain jusqu’à une période récente dans cette affaire. Des tous les pays européens, il sera le plus important soutien de Washington avec la Pologne. Le Danemark est résolument tourné vers l’OTAN, dont l’un de ses premiers ministres en fut secrétaire général de 2009 à 2014. Pour ne pas compliquer ses relations avec la Suède, la Finlande et L’Allemagne, tous trois partisans de NS2, le Danemark élaborera des freins d’ordre juridiques et surtout environnementaux. Il est intéressant de constater là encore, que la mise en œuvre de NS1 n’avait pas soulevé autant d’objection de la part du Danemark. En juillet 2020, le Danemark finit par donner son accord au prétexte que « le reste des travaux sera effectué en dehors de la zone à exigences strictes en matière de protection de l’environnement et qu’il sera donc possible d’utiliser des équipements moins performants ». Il est frappant d’observer que la levée de l’interdiction danoise coïncide avec l’élargissement du champ d’application 232 du CAATSA, qui sera voté par le congrès le 15 juillet 2020, et qui modifie les sanctions de manière rétroactive pour les parties prenantes du projet.
La France a une moindre dépendance au gaz que l’Allemagne, compte tenu de son modèle de production électrique majoritairement nucléaire puis hydraulique. Il n’empêche qu’elle a des intérêts dans le GNL: La France est la « plaque tournante» du GNL en Europe, grâce aux capacités de stockage des quatre terminaux méthaniers : Fos-sur-Mer (Fos Tonkin et Fos Cavaou dans les Bouches-du-Rhône), Montoir-de-Bretagne (Loire-Atlantique) et Dunkerque (Pas-de-Calais). En 2019, Le GNL importé en France provenait à 21 % du Qatar, à 20 % de Russie et à 15 % des Etats-Unis. Elle contribue ainsi à la sécurisation énergétique d’une partie de l’Europe qui ne dépendrait plus des seuls gazoducs russes. Aussi, La France a une position compliquée : Elle veut jouer "en même temps" la carte de l’Union Européenne et celle du couple Paris/Berlin. Notre pays a été partie prenante à travers Engie dans la construction du projet, et veut amorcer un dialogue européen avec Moscou tout en restant ferme, en promouvant la souveraineté européenne face notamment aux Etats-Unis. La position des autorités françaises vis-à-vis de NS2 n’a jamais été très claire, ni tranchée.
Divisés pour mieux perdre ?
On mesure bien la tutelle exercée par les Etats Unis sur l’Europe, et l’imbrication de la puissance militaire dans la sphère géoéconomique européenne. Les questions économiques et militaires sont intimement liées dans cette affaire de North Stream 2, elles se nourrissent l’une de l’autre. La contradiction allemande éclate au grand jour, pays résolument atlantiste pour ses questions de défense, par son histoire mais également motivée par ses propres intérêts, l’Allemagne qui a fait de l’OTAN sa pierre angulaire de défense, est écartelée entre son allégeance pro-américaine, sa démarche nationaliste et son projet européen.
Nord Stream 2 s'inscrit dans un contexte de guerre économique globale, de plus en plus agressive que livrent les Etats-Unis d’Amérique à travers le monde et en Europe, d’un smart power assumé, d’une volonté et d’une capacité à imposer ses choix. North Stream 2 démontre aussi les limites d’une Europe intracommunautaire élargie et dont les intérêts divergent. L'Europe a été façonnée dans les années 90 et 2000 dans un objectif de grand marché commun, dans l’idéologie du doux commerce, et qui tarde à changer de paradigme. Sclérosée dans ses contradictions, l’Europe est ainsi devenue le ventre mou des Etats-Unis, des Russes et des Chinois, et bientôt d’autres. L’Europe n’est ni objective, ni stratégique, ni tactique. Joseph Borrell l’exprime très clairement et sans détour, il reste à espérer que les gouvernements saisiront les leçons de l’outil politique que représente North Stream 2.
Grégoire de Warren
Auditeur de la 36ème promotion MSIE
Notes
- Il œuvrait pour un rapprochement avec les Etats Unis sous Barack Obama, tout en restant attaché à une Europe unie mais non fédérale. Position qu’il justifiait alors « afin d’éviter l’euroscepticisme » des peuples.En 2017, ExxonMobil, Shell et Chevron investissent 10 milliards de dollars dans le shale gaz destiné à l’exportation.
- Antony Blinken s’est prononcé en 2002 faveur de l’invasion de l’Irak, en 2011 en faveur du bombardement sur la Lybie, en faveur d’une intervention Américaine en Syrie après les présumées attaques chimiques du régime, il soutient Juan Guaîdo au Venezuela, se prononce en faveur du maintien de la politique de durcissement contre la Chine, il soutient les Ouïghours, le Tibet, Hongkong, œuvre pour consolider une alliance Pacifique contre la Chine).
- Turskstream est destiné à alimenter pour moitié la Turquie et pour moitié l’Europe en passant par la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie, La Slovaquie puis l’Autriche.