Moscou contre Téhéran en Syrie Illustrations d’une guerre d’influence oubliée de l’Occident

Alors que l’Occident – Etats-Unis et France en tête – a passé l’été 2015 à tergiverser sur une entreprise militaire contre le régime de Bachar al Assad, la Russie est intervenue de manière décisive en Syrie le 30 septembre de la même année, marquant ce jour une défaite décisive et probablement irréversible de l’influence occidentale au Levant.

Avant cet acte à bien des égards historique par lequel Moscou a renoué avec l’intervention militaire directe et officielle hors de ses frontières, dès 2012, Téhéran, considérant la Syrie comme le maillon essentiel de la « chaine de la résistance » contre Israël, de manière plus classique et attendue, avait déjà organisé un soutien précoce au régime de Damas, avec le Hezbollah libanais, selon un mode opératoire « alibi » coutumier de l’univers milicien chiite : la protection des lieux saints du chiisme à Damas.

Bachar al Assad : le domino des printemps arabes qui n'est jamais tombé

Une décennie après le début du conflit syrien, la survie du régime de Bachar al Assad repose donc principalement sur deux bailleurs de fonds étrangers, l’Iran et la Russie, dont la rivalité reste un angle mort de la compréhension occidentale du Grand Jeu au Levant.

D’emblée, il faut constater que de ces deux principaux appuis étrangers qui sauvent Assad de l’effondrement, c’est sans surprise la Russie qui tire militairement son épingle du jeu. En effet, si le soutien tactique de l’Iran et du Hezbollah libanais se dévoilait au grand jour en 2013 lors de la bataille de Qousseir, dans le gouvernorat de Homs, c’est bien l’action de l’aviation russe en 2015 qui sauvait durablement le régime du désastre. Et, déjà, la campagne aérienne de Moscou s’accompagnait d’un substantiel renforcement des effectifs iraniens au sol, à Alep notamment, qui s’était mesuré aux lourdes pertes dans les rangs des conseillers militaires envoyés par Téhéran (1).

Plus tard, en mars 2016, c’est la très symbolique reprise de Palmyre par l’armée russe face à Daech qui confirmait le rôle déterminant de Moscou en Syrie. Un concert de l’orchestre symphonique du théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg fut ainsi organisé dans l’amphithéâtre de la cité antique – mise en scène de l’universel triomphe de la civilisation sur l’absence de civilisation qui sera relativement snobé par les médias occidentaux.

Or dans les coulisses de cette victoire militaire et de cette tapageuse opération de communication, à Palmyre, se jouait par ailleurs une audacieuse manœuvre d’influence – qui produit sans doute encore ses effets – qui a permis à la Russie de courtiser l’un des outils de l’influence iranienne en Syrie : les milices chiites composées de volontaires afghans, connues sous le nom de Fatemyoun.

Alors que l’enrôlement et l’encadrement de miliciens appartenant à l’« internationale » chiite par le Corps des Gardiens de la Révolution Iranienne est une importante pièce du dispositif politico-militaire iranien en Syrie, les forces russes engagées dans la reprise de Palmyre, faisant montre d’une remarquable intelligence culturelle et d’une grande habileté à manier des leviers interpersonnels, ont su opérer une prédation d’influence au cœur même du dispositif milicien piloté par Téhéran, qui repose sur le puissant lien transnational – réputé imperturbable – d’appartenance à la communauté chiite.

La manœuvre des forces russes avait consisté à proposer au commandant d’une unité de Fatemyoun, Abdullah Salahi, la mise à disposition de leur logistique et du soutien aérien russe (2). Par-delà son audace notable, la révélation publique de cette initiative de la Russie visant des supplétifs de Téhéran en Syrie – outrage pour le régime iranien – fut une illustration notable des tensions nées de divergences fondamentales entre les intérêts de ces deux puissances, toutes deux déterminées à maximiser les bénéfices de toutes natures qu’elles escomptent tirer de leurs entreprises syriennes. Dès lors, quelles sont les formes de l’influence de l’Iran et de la Russie en Syrie, et quelles sont les dynamiques des relations entre ces deux parrains du régime d’Assad ?

Les nouvelles frontières de l'influence russe en Syrie face au dispositif iranien

Au Levant, la première action militaire de la nouvelle administration américaine de Joe Biden fut le bombardement d’infrastructures iraniennes dans le Sud-Est de la Syrie, à la frontière irakienne, le 25 février 2021 (3). Cette frappe, menée en représailles à des attaques de proxys de Téhéran contre des emprises américaines dans le Kurdistan irakien, a mis une fois de plus en évidence le caractère transnational de l’influence iranienne dans la région, et sa forte activité dans la zone frontalière entre les deux pays, l’Irak et la Syrie, où, du Sinjar à l’Euphrate, sont positionnés différents verrous de l’« arc chiite ». Les infrastructures et mouvements logistiques de l’Iran font par ailleurs l’objet d’un ciblage quasi mensuel de l’aviation israélienne (4), alors que Téhéran poursuit son approvisionnement vers son allié du Hezbollah libanais.

Au-delà de son nécessaire contrôle des points de passage frontaliers syro-irakiens, cette présence iranienne dans le Sud-Est de la Syrie s’incarne également par de nombreux camps d’entrainement établis au bénéfice de ses supplétifs chiites, mais aussi par une stratégie de recrutement de membres de tribus locales, acteurs politico-sécuritaires déterminants mais versatiles. Ainsi, le soft power iranien a pu afficher en trophée l’accueil de délégations de chefs tribaux syriens à Téhéran (5).

Par ailleurs, toujours dans l’Est syrien, au travers de son organisation Jihad al Bina – le « djihad de la construction » – l’Iran s’est piqué d’actions « civilo-militaires » et a pu parfaire son influence par la reconstruction d’écoles détruites – seize pour la seule année 2019 à Deir ez-Zor (6).

La Russie, qui a également pris part en 2017 à la reconquête de cette ville assiégée trois ans durant par l’Etat islamique, entend aussi à y asseoir son influence. Les forces russes mènent ainsi avec des milices pro-régime une campagne permanente contre les cellules du groupe terroriste dans le désert de la Badiyah, de Palmyre à Deir Ez-Zor. Or certains observateurs attribuent l’incapacité à éradiquer l’organisation terroriste dans la zone à l’existence d’une trop grande rivalité entre forces russes et iraniennes (7). En août 2020, les activités russes dans l’Est syrien étaient notamment médiatiquement mises en lumière par le décès du général russe Vyacheslav Gladkikh, causé par l’explosion d’un engin explosif improvisé à proximité de Deir Ez-Zor (8).

La Russie organise en outre le recrutement de la jeunesse locale dans des structures privées, encadré notamment par la célèbre SMP Wagner, venant ainsi directement concurrencer les initiatives iraniennes dans la région (9). Cet activisme russe dans l’Est syrien vise également le ralliement d’éléments tribaux des zones où le Régime syrien n’est pas pleinement souverain (10), comme celles sous le contrôle des Forces Démocratiques Syriennes, coalition arabo-kurde soutenue par Washington.

Au-delà des éléments de langages diffusés par la Russie autour de la souveraineté de l’Etat syrien, plusieurs signaux reflètent la volonté de Moscou de s’aménager des marges de manœuvres sur son allié à Damas, en cultivant notamment la loyauté à la Russie d’unités militaires syriennes en vue de contrer d’autres factions réputées plus proches des Iraniens, comme la 4ème division blindée de Maher Al Assad, le frère du président syrien (11).

L’influence russe au sein de l’appareil militaire syrien

En mai 2018, des éléments iraniens présents à la frontière avec Israël avaient ciblé l’Etat hébreu par des tirs de roquettes sur les hauteurs du Golan, qui furent suivis de frappes israéliennes lors d’une opération de grande envergure en représailles. Cette éruption de violence avait débouché sur un accord entre Tel Aviv et Moscou en vue de tenir à distance tout élément iranien de la frontière israélo-syrienne (12).

Un mois plus tard, en juin 2018, non loin, le régime syrien, avec l’appui de son allié russe, initiait alors une offensive pour la reprise de Deraa, plus grande ville du Sud du pays, et berceau de la rébellion en mars 2011. La Russie démontrait alors une nouvelle fois sa capacité à négocier un règlement de conflit en évacuant l’opposition assiégée par les forces du régime, comme à Alep en 2016, ou dans la Ghouta, à Damas, en 2018. Toutefois, dans le cas de Deraa, l’évacuation de rebelles vers le Nord du pays et le bastion islamiste d’Idlib fut limitée, la Russie préférant proposer une réintégration de certaines factions rebelles dans le 5ème corps de l’armée syrienne; ainsi, la moitié de la zone concernée par l’accord de Deraa en 2018 fut placée sous le contrôle de la 8ème brigade de ce 5ème corps, soutenu par Moscou et désormais partiellement composée d’anciens rebelles (13).

Cet accord aura logiquement permis à la Russie d’accroître son influence dans le Sud syrien, zone frontalière particulièrement sensible pour Israël, toujours déterminée à cibler les activités de l’Iran et ses alliés dans la région. Mais ce dispositif de « gouvernance » par voie de réhabilitation d’anciens rebelles – désormais affiliés à la Russie car débiteurs de la Russie – aura créé des tensions avec le régime et surtout son parrain iranien, désormais entravé dans une de ses zones d’intérêt en Syrie : la frontière israélienne. Ces tensions aboutirent à de sporadiques affrontements avec des éléments du 5ème corps, comme en juin 2020, puis à des manifestations contre la présence de l’Iran et du Hezbollah dans la zone (14)

Enfin, un autre acteur majeur de la réduction de la poche rebelle de Deraa, et de bons nombres de succès militaires du régime, le général Souhail Al-Hassan, est progressivement devenu l’instrument d’une opération de communication de Moscou, qui apporte depuis un soutien préférentiel à ses « forces du Tigre ». Ces troupes de choc du régime, dont l’appareil militaire disparate n’est en réalité composé que d’un agrégat de milices, ont à maintes reprises été mises en avant par la Russie à travers la figure médiatique de leur chef. En août 2017, ce dernier avait notamment été décoré sur le sol syrien par le général Guerassimov, commandant les forces russes en Syrie, avant de faire à nouveau l’objet d’une mise en scène en décembre de la même année lors d’une visite de Vladimir Poutine, qui lui adressa directement ses félicitations, alors qu’il était assis à la même table que le président syrien (15).

Les enjeux économiques de l’influence russe et iranienne en Syrie

En mai 2020, Rami Makhlouf, cousin du président syrien et homme d’affaires à la tête d’une des plus grandes fortunes du pays et du premier opérateur de téléphonie mobile du pays, SyriaTel, diffusa sur Facebook une série de vidéos particulièrement inhabituelles pour un cacique du régime. Dans cette première apparition publique depuis le début du conflit, l’homme d’affaire avait développé un long monologue, interpellant parfois directement Bachar al Assad et dénonçant la saisie de ses actifs par les autorités ou encore les arrestations de ses employés (16).

Cette discorde au sein du clan Assad, révélée sur la scène médiatique par les interventions maladroites de Rami Makhlouf, dont le père vivait alors à Moscou, apparut comme le signe manifeste d’un malaise profond entre le régime et la Russie, bailleur de fonds de plus en plus embarrassant, et l’indice supplémentaire d’une rivalité grandissante entre Moscou et Téhéran, notamment au sujet d’enjeux économiques de la reconstruction du pays. En effet, en avril 2020, plusieurs articles étaient diffusés sur des médias russes, dont certains qui sont liésà la sphère de l’oligarque Yevgeny Prigojine, proche du Kremlin, critiquant le niveau de corruption du régime ou évoquant de possibles successeurs au président syrien à l’approche de l’élection présidentielle de 2021 (17).

Cet épisode stupéfiant survient alors que la Russie et l’Iran sont en concurrence pour le contrôle de secteurs clés de l’économie syrienne, à l’instar du réseau de télécommunications de SyriaTel. Déjà en février 2019, lors d’une visite à Téhéran, Bachar al Assad accordait la gestion du port commercial de Lattaquié à l’Iran. La Russie, elle, avait alors obtenu du régime une extension de la durée de sa présence dans le port de Tartous de quarante-neuf années supplémentaires, avec l’attribution de sa gestion à une société russe (18).

En 2018, cette même entreprise russe, Stroïtransgaz, s’était vu attribuer l’exploitation de mines de phosphate dans la région de Palmyre. Et en ce temps-là déjà, plusieurs titres de presse iraniens proche du régime à Téhéran avaient manifesté leur mécontentement face à ce qui paraissait une manœuvre russe pour écarter l’Iran du processus de reconstruction de la Syrie (19). Durement touchée par les sanctions américaines à son encontre, l’Iran continue pourtant d’acheminer des quantités importantes de pétrole par voie maritime à son allié syrien.

Enfin, l’entourage de Bachar al Assad est ciblé par de nouvelles sanctions américaines depuis l’entrée en vigueur du Caesar Act en juin 2020, qui, mécaniquement, accroit davantage la dépendance du régime syrien vis-à-vis de ses parrains étrangers (20).

Conclusion 

Le régime de Bachar al Assad n’est plus aujourd’hui au bord de l’effondrement et cherche désormais à sortir de son isolement diplomatique en vue de prochaines étapes de son processus de reconstruction. Ainsi, le 9 mars 2021, lors d’une conférence de presse conjointe avec son homologue russe, le chef de la diplomatie des Emirats Arabes Unis appelait au retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe – dont elle avait été exclue en 2011. Le 3 mars, le ministre égyptien des Affaires étrangères tenait des propos similaires (21).

Cette tentative de réhabilitation du régime syrien repose substantiellement sur le soutien de Moscou à Damas depuis 2015, alors que la Russie étend son influence en Syrie à travers différents outils, en parallèle et parfois en concurrence avec les efforts déployés par Téhéran sur place.

La Russie doit donc constamment composer avec la présence d’éléments iraniens, constamment visés par Israël. En janvier 2021, après de nouvelles frappes israéliennes contre les intérêts de l’Iran en Syrie, le chef de la diplomatie russe, Sergey Lavrov s’adressait publiquement à ses « chers confrères israéliens », les invitant à lui transmettre les informations faisant état de menaces depuis le territoire syrien, afin qu’il puisse « prendre toutes les mesures pour neutraliser cette menace » (22).

Alors que Moscou et Téhéran ont partagé un intérêt commun à travers la survie du régime de Bachar al Assad, cette allusion illustre l’équilibre précaire entre l’influence de la Russie et de l’Iran en Syrie. Dans le brouillard de guerre médiatique levantin, le dernier bruissement fait état d’intentions russes en Syrie de plus en plus explicitement hostiles à l’Iran (23).

Pierre Destraint
Auditeur de la 35ème promotion MSIE

 

Notes

(1) « Not Just Russia: The Iranian Surge in Syria », Aaron Lund, Carnegie Middle East Center, Mai 2016.

(2) « How Russia wooed a key IRGC commander in Syria », Gareth Browne, The National, Avril 2020.

(3) « US carries out air strikes targeting ‘Iranian-backed’ militias in Syria », France 24, 26/02/2021.

(4) « Israel launches major air strikes on Iran-linked targets in Syria », Reuters, 13/01/2021.

(5) « Iran against creating buffer zone in Syria: Velayati » Tehran Times, 28/12/2019.

(6) « Factbox: Iranian influence and presence in Syria » Navvar Saban, The Atlantic Council, 05/11/2020.

(7) « Les raisons de l’échec dans la lutte contre Daech dans la Badiyah syrienne ? », Mohammed Hassan, Al Modon, 04/01/2021.

(8) « Russian major general killed in roadside bomb in Syria’s Deir ez-Zor », Jared Szuban, Al Monitor, 21/08/2021.

(9) « Russia, Iran compete for influence in Syria via private security companies », Mohammed Hardan, Al Monitor, 11/02/2021.

(10) « Arab Tribes in al-Hasakah and Deir ez-Zor Choose Their Allies », Mohammed Hassan, Chatham House, Janvier 2020.

(11) « Russia, Iran in tug of war over Syria military reform », Kirill Semenov, Al Monitor, Juin 2019.

(12) « Russian-Israeli Agreement to Keep Iran Away from Syria's South », Asharq Al-Awsat, 01/06/2018.

(13) Don’t rely on Moscow to help with “reconciliation” in Syria’s Daraa province », Jomana Qaddour, Atlantic Council, 23/01/2021.

(14) « Is Ahmad al-Oda winning the “hearts and minds” of Daraa’s people? », Abdullah al Jabassini, Middle East Institute, 22/06/2021.

(15) « Le Tigre à la reconquête de la Syrie », Majid Zerrouky, Le Monde, 08/07/2018.

(16) « Le magnat syrien Rami Makhlouf affirme que ses actifs ont été saisis par l'État », France 24, 20/05/2020.

(17) « Syria – Shaking Up Assad’s House » Michel Duclos, Institut Montaigne, 29/05/2020

(18) Syrie : le port de Tartous sera confié pour 49 ans à une société russe », L’Orient le Jour, 25/04/2019.

(19) « Iranian mistrust of Russia surges as Syrian war winds down », Rohollah Faghihi, Al Monitor, Mars 2018.

(20) « Iran hunkers down in Syria after Caesar Act sanctions », Ali Hashem, Al Monitor, Juin 2020.

(21) « Egypt, UAE call for rethink of Syria’s expulsion from Arab League », Ahmed Gomaa, Al Monitor, mars 2021.

(22) « Lavrov: Israel should inform Moscow of Iranian threats in Syria, not bomb them », Judah Ari Gross, Times Of Israel, 18/01/2021.

(23) « Putin considers slamming the door on Irn and opening a window for Israel », Baria Alamuddin, ArabNews.com, 21/02/2021.