Michelin : 130 ans de conquête informationnelle

Michelin : 130 ans de conquête informationnelle

L’essor de la société industrielle et commerciale de la fin du XIXe siècle a changé l’échelle du rapport de force informationnel entre entreprises. L’histoire de Michelin couvre l’ensemble des aspects de cette confrontation : production, captation, et rétention de connaissances, influence de l’opinion, modélisation et contrôle des systèmes informationnels, contre-influence. Ces méthodes, visant à garantir une supériorité technologique et idéologique à un acteur économique, ont été éprouvées par l’enseigne, au point d’en faire un précurseur du développement ingénierique et de la communication de masse. Elle déploie également un nouveau mode d’organisation du travail à un échelon local, dans une logique d’accroissement de puissance au niveau mondial. 

 

Une maîtrise de l’économie de la connaissance sur le marché du pneumatique

S’inscrivant dans la genèse de l’invention du pneumatique, l’épopée de l’Américain Charles Goodyear illustre l’importance que revêt l’information sur le terrain économique et technologique. Au milieu du XIXe siècle, cet ancien quincaillier, ayant séjourné plusieurs fois en prison pour cause de faillite et dont six des douze enfants mourront avant l’âge adulte, consacre sa vie à stabiliser le caoutchouc[1], matière dénaturée par les variations de températures particulièrement rudes au Massachusetts. Parvenant à manipuler un inventeur analphabète concourant, il acquiert le brevet d’un nouveau procédé et débute l’exploitation d’un matériau uniforme, adapté à la demande. Le succès de la manufacture ne se fait pas attendre. Aux alentours de ses ateliers, des industriels monnaient des espions et percent le secret de son mécanisme de vulcanisation, indispensable au traitement du caoutchouc brut. Par ailleurs, Goodyear signe des contrats de licence qui lui sont défavorables et ne tire aucun bénéfice de ses découvertes, trente-deux procès réduisant ses économies à néant. Si la paternité du procédé de vulcanisation est attribuée à Goodyear, l’ingénieur Hancock, rompu aux techniques d’espionnage économique et ayant moins tardé à déposer le brevet, en est le dépositaire légal. La méthode de fabrication du matériau résulte donc d’une lutte informative acharnée, tout comme le sera son mode de distribution. 

 

En 1876, un fonctionnaire de l’Empire britannique charge l’explorateur Henry Wickham de subtiliser une tonne de graines d’hévéa depuis l’Amazonie, avec l’aide d’indigènes recrutés dans la jungle. Alors même qu’elle est passible de la peine de mort, cette manœuvre vise à faire germer des plants dans les serres royales de Kew Gardensavant de les réimplanter dans les sols plus riches des colonies asiatiques, mettant fin au monopole brésilien dans la production de latex. L’expédition s’inscrit dans la continuité des opérations clandestines anglaises, notamment menées pour la production et le commerce de thé dans l’Empire du Milieu. Les Britanniques deviennent ainsi les premiers acteurs du marché du latex transformé, devant leurs rivaux nord et sud-américains. S’imposant comme une matière du quotidien, comme le sera le plastique un siècle plus tard, le caoutchouc sert également aux équipements industriels, et devient un élément à fort potentiel stratégique.

C’est dans ce contexte que deux frères parisiens, André et Édouard Michelin, reprennent la direction d’une manufacture familiale auvergnate menacée de faillite. Bien que néophytes dans le domaine, ces derniers se forment rapidement aux techniques manufacturières auprès de leurs employés. De l’étude minutieuse d’un nouveau procédé de roue en bois entourée de tubes en caoutchouc remplis d’air, conçu par l’écossais Dunlop, émerge l’idée d’un pneumatique démontable avec chambre à air. Un procès pour atteinte au brevet les oppose à leur confrère britannique. Alors défendus par Raymond Poincaré, ils exhument un document signé d’un autre inventeur, lequel illustre un modèle déposé de pneumatique en avance de cinquante ans sur son temps, autorisant la firme clermontoise à exploiter l’innovation2. Sans même atteindre au savoir-faire de son concurrent, l’entreprise parvient à abolir le monopole d’exploitation des pneumatiques gonflables, et obtient, grâce à l’information grise, un avantage compétitif.

Dès lors, les 130 années jalonnant l’histoire de Michelin sont marquées par une capacité de production de connaissances sans équivalent, sur un marché particulièrement concurrentiel. Outre la conception in situ de nouveaux procédés, ou leurs acquisitions juridiques, la société se distingue par sa faculté à conserver l’information. Ainsi, quand des officiers allemands se présentent aux portes de l’usine en 1940, Robert Puiseux, gendre d’Édouard Michelin, reçoit la délégation : « Messieurs, vous êtes ici dans une maison privée ». En donnant le change au nouvel occupant, Puiseux s’assure que les plans de ses futures inventions ne tombent entre les mains ennemies en acheminant clandestinement des documents jusqu’en Amérique pour la durée du conflit. Par ailleurs, les 250 prototypes de la TPV - « toute petite voiture » qui deviendra la deux chevaux - sont détruits, sinon cachés dans des greniers et sous-sols sur l’ensemble du territoire3. Des études secrètes sont malgré tout entreprises durant l’Occupation. Michelin joue un rôle de premier ordre dans la résistance, l’association sportive servant de couverture à des groupes chargés de rejoindre la France Libre, alors que les usines alimentent un véritable marché noir du pneu à destination des maquisards. Contrainte par l’occupant de fournir la Wehrmacht, elle produit un caoutchouc défectueux, conçu pour se fendiller à basse température, ce qui immobilise les troupes du IIIe Reich sur le front de l’Est. En dépit de son développement anarchique et de l’antagonisme d’une presse hostile aux secrets4, le nouveau modèle de véhicule léger proposé par Michelin s’impose dès l’après-guerre, et pour plus de quarante ans, comme un incontournable.

L’attractivité du groupe sur les travailleurs qualifiés, couplé à un usage maîtrisé du renseignement économique, offre un avantage scientifique dans la compétition internationale. La technologie qui, au tournant des années 1950, fit passer Michelin de la dixième à la première place mondiale est le pneu radial. Malgré une durée de vie dix fois supérieure au pneu classique - ce qui impliquerait d’en vendre moins -, François Michelin mise sur l’effet rebond engendré par l’extension des frontières techniques, ainsi que la notoriété de la marque, plutôt qu’une simple lecture comptable. Cette stratégie permet d’associer le nouveau standard mondial de pneumatique à la marque clermontoise. L’arrivée progressive des pneus connectés étend le champ informationnel, avec un contrôle en temps réel des différents éléments de la mécanique - comme la température ou la pression - et des conseils quant aux trajets à effectuer. Par cette innovation, le constructeur acquiert la capacité d’exploiter des informations précises sur les modes de consommation de ses utilisateurs, et d’adapter son offre en conséquence. 

Ces développements technologiques attisent l’intérêt de la concurrence outre-Atlantique. Des hauts cadres rapportent ainsi leurs fréquentes arrestations dans des aéroports internationaux par des agents des douanes américaines, sans motifs apparents5. Ces témoignages illustrent la coordination des autorités administratives de l’État fédéral avec leurs fleurons industriels. De fait, avec plus de deux mille brevets déposés depuis sa création, ainsi qu’un budget recherche et développement de 1,2 milliard d’euros en 2023, la firme possède un potentiel informationnel conséquent6.

Dès la naissance de la firme, les aspects techniques des productions Michelin qui ne sont pas copiés par la concurrence sont attaqués publiquement, à l’instar du constructeur allemand Benz qui publie des articles mettant en garde contre l’utilisation pour les fiacres de pneumatiques « glissants » et « crevables », au détriment des traditionnelles roues en bois7. À la même époque, on rapporte que des cochers parisiens non équipés de bandes de roulement, et dont la clientèle s’amenuise, crèvent les pneus de leurs concurrents8. Aussi, pour palier à ces offensives, la marque se dote d’un arsenal de communication avant-gardiste, lui conférant les moyens d’une influence à grande échelle.

 

Une capacité d’influence à travers une communication innovante 

L’un des premiers tours de force de l’entreprise fut de devenir le fournisseur officiel du Roi d’Angleterre Édouard VII, sur les terres de son concurrent héréditaire Dunlop. Par ailleurs, la tournée parisienne du tsar Nicolas II dans un fiacre équipé par Michelin offre à la marque l’opportunité de s’affirmer comme « le roi des pneus et le pneu des rois »9. Quand son contendant britannique signe un contrat d’équipement de l’ensemble du parc de vélocipèdes de la Poste, la société auvergnate publie une diatribe à l’encontre du ministre de l’Industrie pour maintenir les facteurs de métropole sous pavillon français.

Bibendum naît de la nécessité de personnifier l’entreprise face à l’émergence d’une opinion publique de masse, et d’une société de consommation embryonnaire. Personnage gargantuesque, illustrant une forme d’ambition démesurée, et s’inscrivant dans l’imaginaire populaire, il devient une figure indissociable de la multinationale clermontoise, et plus largement, un ambassadeur de l’industrie française, comme ne le seront jamais le « pied ailé » de Goodyear, ou le « cheval sautant » de Continental, dans leurs pays respectifs. Michelin fait un usage agressif de la communication, avec l’utilisation répétée d’un slogan, et une représentation parfois péjorative de ses concurrents, s’inscrivant dans une démarche offensive en guerre informationnelle. Durant le premier conflit mondial, Bibendum occupe une place analogue à Marianne et au Coq gaulois, participant de l’effort de guerre à travers la propagande. Aussi, s’associe-t-il allégoriquement à la stratégie militaire-industriel-culturel du pays10. 

Sa popularité atteint l’Amérique où, défiant l’implantation des fabricants nationaux, il apparaît avec le slogan « The fastest growing tire company in America ». La firme bénéficie d’un coup de projecteur immense quand des sénateurs, dont le jeune John Kennedy, lancent une campagne de dénonciation des constructeurs de Détroit, lesquelles réduisent leurs coûts de fabrication au détriment de la qualité, ce qui augmente le nombre d’accidents sur les routes11. Michelin comprend que le centre de gravité informationnel12 d’un pays ayant pensé ses infrastructures d’après-guerre pour l’automobile, dans une logique d’autonomie entrepreneuriale ou d’évasion, est la liberté, et que l’insécurité routière contrevient à ce principe suprême. La mention Made in France, directement associée à la fiabilité, apparaît sur une part significative du parc automobile états-unien, Bibendum s’adjoignant pleinement à cette conquête sur le terrain informationnel, à travers des bandes-dessinées ou des spots télévisuels largement diffusés. La publication par le magazine de consommateur américain Consumer Report d’un article louant la qualité du pneumatique français finira d’installer ce modèle comme un standard13. L’ampleur de cette implantation impliquera des mesures protectionnistes semblables à celles mises en place après l’arrivée massive de voitures japonaises sur le territoire quelques années plus tard.

Michelin utilise les événements culturels et sportifs comme vitrines. Ainsi de l’exposition universelle de 1889 au cours de laquelle l’entreprise, qui n’a que quelques semaines d’existence, côtoie la toute nouvelle Tour Eiffel au sein du pavillon français. Les courses constituent un levier puissant contribuant à la notoriété de la marque, comme quand Charles Terront, seul coureur équipé par Michelin, réalise le Paris-Brest-Paris en 72 heures - malgré cinq crevaisons -, ce qui lui vaut un portrait en une du plus grand quotidien de l’époque14. L’année suivante, la course amateur Paris-Clermont voit les constructeurs Michelin et Dunlop s’affronter de nouveau sur le terrain médiatique, le premier faisant semer des clous sur le parcours, le second engageant des coureurs professionnels.

L’une des grandes idées qui contribua à imposer la figure de l’entreprise dans l’esprit collectif est la diffusion à grande échelle des guides Michelin, facilitant grandement à l’essor de l’automobile. La profondeur d’esprit des concepteurs de l’annuaire paraît dans son avant-propos : « Cet ouvrage paraît avec le siècle, il durera autant que lui. L’automobile se développera et le pneu avec lui, car il en est l’organe essentiel »15. Le savoir-faire technique du constructeur transparaît en arrière-fond de la nomenclature des villes, des indications pratiques, et des recommandations gastronomiques, avec un référencement de l’ensemble des garages partenaires. Preuve en est de monopole informationnel, l’échelle des distances qu’elle propose devient la norme cartographique. Les routes de l’hexagone sont également jalonnées de bornes et de panneaux indicateurs en lave de volcans d’Auvergne émaillées, et gravées de l’insigne de la marque. En plus de contribuer à l’amélioration du réseau routier, l’initiative lie directement l’entreprise avec l’État gestionnaire et les usagers du réseau. Cette occupation physique et immatérielle, oblige à une certaine dépendance et assure la suprématie du groupe. À l’orée de l’automobile, le groupe dispose d’une mainmise ubiquitaire des canaux de diffusion. Au début des années 1910, la publication d’un atlas routier quasiment intégralement plagié par Continental entraîne un procès, remporté par Michelin16. Le périple des cartographes allemands chez leur voisin d’outre-Rhin aurait ainsi consisté en une opération d’inspection de l’état des installations militaires de la ligne Maginot17.

Peu avant, André Michelin dénonce publiquement les manœuvres de son concurrent de l’Est, lequel revendique de produire ses pneus en France, alors même qu’il se contente de les acheminer depuis Hanovre avant de les redistribuer dans l’hexagone. Cette stratégie des filiales impacte grandement l’industrie manufacturière française18, s’inscrivant dans ce que Bismarck nomme le « Sedan commercial »19. La somme des informations topographiques rassemblées par l’entreprise durant des années joue un rôle majeur dans la stratégie militaire et les opérations clandestines menées par les Alliés, pendant le second conflit mondial. Après le débarquement, le guide - dont la dernière édition parue avant-guerre a été rééditée en marron dans un souci de discrétion - offre une aide importante à l’état-major américain. Des cartes inédites de l’Allemagne sont également imprimées à la suite de l’avancée des troupes.

Avant même les deux conflits mondiaux, la communication de l’entreprise dépasse le marché du pneumatique. En 1912, elle diffuse un manifeste pour l’aviation à un million d’exemplaires, intitulé Notre avenir est dans l’air. Il appelle ses compatriotes à faire pression sur les autorités pour construire cinq mille aéroplanes afin de constituer une véritable force de dissuasion, et enjoigne le Ministre de la Guerre à « conquérir le nouvel empire »20 qui se présente à lui. Ce texte préfigure les doctrines de dissuasion à travers une « arme totale » capable d’annihiler toutes velléités d’invasions d’une puissance voisine. Il fait aussi germer l’idée d’étendre le marché du pneumatique au-delà des routes terrestres.

La stratégie de Michelin consiste ainsi à transformer sa publicité en une forme de culture, une vision globale s’imposant de façon canonique, et à élargir le territoire informationnel, lequel n’est plus circonscrit à un panneau publicitaire, mais à l’ensemble des éléments constituant l’univers du pneumatique. L’entreprise maîtrise l’ensemble des champs d’application de l’information, qu’ils portent sur le contenu ou le contenant. Témoignage s’il en est de la place qu’occupe l’entreprise dans l’imaginaire, les journalistes qui commentent la sortie extravéhiculaire d’Armstrong sur la lune compareront la combinaison de l’astronaute à un Bibendum. L’encrage d’une idée ou d’un symbole dans la conscience populaire offre une publicité autoalimentée, et apposable à n’importe quel contexte, même éloigné du sujet d’origine. Michelin déjoue par là même le rapport de force informationnel dans lequel excelle ses concurrents.

 

La diffusion d’une culture de combat économique au sein d’une ville-entreprise

La firme modèle une véritable organisation politico-économique au sein du « territoire Michelin ». Durant l’entre-deux-guerres, l’arrivée massive de travailleurs consécutive au processus de reconstruction conduit à la sortie de terre de ces cités entre Clermont et Montferrand, entraînant la fusion des deux entités. L’ensemble des éléments couvrant la vie en société y sont assurés.

L’un des éléments les plus significatifs des valeurs diffusées par l’organisation à destination de ses employés réside dans le nom des rues traçant la ville nouvelle : la Foi, la Charité, l’Espérance, la Vaillance, la Volonté, le Devoir… Les valeurs chrétiennes et traditionnelles, avec un sens poussé de l’effort collectif infusent dans l’esprit des travailleurs. L’Association Sportive Michelin, fondée par le fils Marcel, participe également de la diffusion de ces préceptes à travers une grande diversité de sport, dont le rugby.  La société met également en place la participation aux bénéfices de l’entreprise, des compléments d’allocations familiale, et des coopératives distribuant des produits de base à tarif réduits – en un temps où l’État n’a pas encore mis en œuvre de réformes sociales. Enfin des maisons individuelles et immeubles collectifs bons marchés offrent un confort rudimentaire, mais dans des standards supérieurs à la moyenne. Michelin régit les relations patron-employés de façon plus poussée que dans les cités édifiées par ses concurrents : Volkswagen à Wolfsburg, Toyota à Koromo, ou Ford à Détroit. La reprise en main progressive des gouvernants sur la réglementation salariale, la centralisation du système éducatif, ainsi que l’immixtion de l’actionnariat dans l’administration d’entreprise, mettent un terme à ce modèle. Moins applicable à des sociétés désindustrialisées, il réémerge désormais dans les entreprises du numérique. Les firmes de la Silicon Valley, en plus de leur capacité de contrôle des réseaux de télécommunication, constituent de véritables sociétés autonomes, avec une ascendance journalière sur le mode de vie de leurs collaborateurs. 

À l’apogée de ce modèle, le service du personnel de Michelin exerce un filtrage des plus poussés au moment de l’embauche. Aussi, la vie civique et familiale doit être irréprochable, des études psychologiques et dactylographiques complétant ce processus de recrutement. Un cycle scolaire complet et entièrement pris en charge est prodigué de la maternelle jusqu’au baccalauréat, avec un enseignement orienté, outre les prescriptions morales, vers un savoir-faire technique, visant à préparer les étudiants à intégrer l’usine dès leur sortie. Cette culture diffuse de l’effort est inspirée par un sens puissant du patriotisme, laissant figurer sa mise au service de l’intérêt national21. L’exigence de travail et le modèle paternalisme se heurte néanmoins aux revendications sociales qui irriguent la société, puis l’avènement des idées d’émancipation des mœurs à partir des années 1960. 

Dès 1913, Marcel Michelin se forme à l’école tayloriste. Cet esprit transparaît dans le rapport de l’entreprise au syndicalisme, interdit jusqu’aux années 1920, puis toléré progressivement. De modestes cellules syndicales secrètes convergent tant bien que mal vers les mouvements sociaux plus globaux initiés par le Front populaire. En février 1936, le drapeau rouge flotte au sommet de l’usine. Le Parti communiste français paye des militants parisiens pour alimenter les grèves en Auvergne22. Le groupe est confronté à l’essor de la presse socialiste, où « Michelinville » est pointé du doigt, comme dans la revue Europe, proche du Parti communiste : « des cercles tenant enfermé le cerf de cette nouvelle puissance féodale »23. L’affrontement informationnel entre la culture de combat économique du patronat clermontois et l’idéologie prolétarienne dominante se poursuit durant toute la seconde partie du XXe siècle. Lors de sa visite des usines de Clermont en 1979, le secrétaire général du PCF, Georges Marchais, reçoit les félicitations de l’ambassadeur de RDA, lequel eut « une forte impression en ce qui concerne la lutte du parti dans la guerre idéologique »24. À cette époque, le PCF est sous le contrôle direct d’un membre du comité central soviétique25. Avec des relais dans tous les territoires, et la presse d’entreprise, comme La voix des bibs, Moscou dispose d’un levier d’influence sérieux sur l’industrie française. La presse locale, qui joue un rôle social important, participe également de la déstabilisation de l’édifice clermontois. Ainsi du gouverneur général d’Indochine, Alexandre Varenne, fondateur du journal La Montagne, qui critique ouvertement l’exploitation des indigènes dans les plantations d’hévéas : « ils m’ont apparu être traité comme des prisonniers »26.

Les entités militantes parviennent à identifier les contradictions de Michelin : la défiance de la direction envers l’État providence malgré un contrôle social de ses employés27, un patriotisme économique revendiqué en dépit de délocalisations massives, des bénéfices records mais un recours régulier aux plans sociaux. Ce renversement de l’ordre établi s’inscrit dans une stratégie de subversion - facilité par les paradoxes même de l’entreprise - contribuant à diviser les rangs. Face au risque informationnel, la multinationale déploie une stratégie de contre-influence efficace pour limiter les dommages causés à son image, et la déstabilisation de son organisation sociétale, en s’assurant une certaine autarcie. Elle demeure ainsi l’une des seules entreprises françaises à forte capitalisation dont le siège social ne se situe pas à Paris. 

Paradoxalement, le sens de la communication de l’entreprise n’a d’égal que son culte du secret. Si à ses débuts, Michelin lève le voile pour convaincre les investisseurs, la firme adopte rapidement un système hermétique entre les ateliers. Preuve de la préoccupation de la firme à conserver ses avancées, des « bons de circulation » sont mis en place pour permettre aux employés d’aller d’un service à un autre28. Il est arrivé qu’Édouard Michelin, paressant anonymement dans un atelier, se fasse indiquer la sortie, le dirigeant récompensant le zèle de ses employés par une augmentation29. Ainsi l’information - qu’elle concerne la stratégie de développement, l’environnement organisationnel, les brevets, ou le savoir-faire technique - demeure-t-elle un trésor jalousement gardé.

En tant que secteur d’intérêt critique sur lequel repose toute l’économie, le marché du pneumatique est assuré du parrainage de l’État. L’absence de concertation entre l’entreprise et les gouvernants est malgré tout dénoncée par François Michelin30. Elle empêche par là même la coordination des recherches, du traitement et de la distribution des informations utiles. Ce blocage s’opère dans les deux sens. Le Général de Gaulle, se rendant personnellement à Clermont-Ferrand pour féliciter l’un rare industriel à avoir mobilisé ses forces dans la résistance31, salue une « entreprise gigantesque, capitale pour le progrès technique et la renommée de la France », œuvrant à la « résistance économique ». L’homme ne bénéficie pour autant d’aucune exemption au culte du secret, et ne sera pas autorisé à entrer dans les locaux. 

L’esprit de Michelin réside dans son histoire originelle. Les deux frères fondateurs sont complémentaires en ce qu’Édouard, pourtant sorti des beaux-arts, officie comme ingénieur, et qu’André, bien que centralien de formation, excelle en tant que communiquant. Cette dualité, nécessaire dans le rapport de force informationnel, fera dire que l’un est le « champagne », et l’autre la « mousse ». Aussi peut-ont figurer que le premier élément de cette composition constitue tout à la fois la capacité à innover - à travers l’esprit d’exigence apprise, l’interception de données concurrentes, et la protection des savoirs -, le second élément se caractérisant par la faculté à modeler l’esprit de son époque, en tant qu’entreprise promotrice de la liberté de mouvement, et comme totem d’une industrie nationale.

 

Alexis Saunier (SIE28 de l’EGE)

Notes

[1] Julie CARCELLER, Charles Goodyear et la révolution du caoutchouc, LesEchos, 2008.

2 Bib Revue n°349 du 6 décembre 1963.

3 En 1937, Michelin avait racheté Citroën, autre entreprise s’étant distinguée pour sa communication innovante à la fin de l’ère industrielle.

4 Catherine DEYDIER, 1948, la Citroën 2 CV : de la tôle et deux chevaux, Le Figaro, 6 août 2014. À sa sortie au salon de l’auto 1948, la voiture a été renommée la « Toujours Pas Vue », est massivement critiquée par la presse spécialisée, laquelle sanctionne le silence autour du projet.

5 Paule MUXEL, Le monde selon Michelin, Édition Montparnasse, 2011.

6 Michelin, la passion de l’innovation, Le Figaro, 29 avril 2024.

7 Alain JEMAIN, Michelin : Un siècle de secrets, Calmann-Lévy, 1982, p.51.

8 Ibid, p.44.

9 Ibid, p.41.

10 À partir de 1917, Michelin publie ses Guides des champs de bataille, véritable collection encyclopédique qui comprendra 29 titres, soit 3 000 pages de texte, environ 1 000 cartes et 5 000 photos. 

11 Alain JEMAIN, Michelin : Un siècle de secrets, Calmann-Lévy, 1982, p.212.

12 En guerre informationnelle, le centre de gravité désigne l’élément - matériel ou immatériel - dont un pays, une collectivité, ou une force militaire, tire sa puissance, sa liberté d'action ou sa volonté de combattre.

13 Tires, Consumer Reports, Août 1968, p.404-409.

14 Le Petit Journal n°44 du samedi 26 septembre 1891.

15 Pierre-Antoine DONNET, La saga Michelin, Seuil, 2008, p.53.

16 Herbert LOTTMAN, Michelin : 100 ans d’aventure, Flammarion, 1998, p.146.

17 Ali LAÏDI, Histoire mondiale de la guerre économique, Perrin, 2016, p.336.

18 Henri ANDRILLON, L’expansion de l’Allemagne, ses causes, ses formes, ses conséquences, Librairie Marcel Rivière & Cie, 1914, p.125.

19 Ali LAÏDI, Histoire mondiale de la guerre économique, Perrin, 2016, p.343.

20 Resté lettre morte, ce texte aboutira à la création du Comité national d’aviation militaire, lequel jouera un rôle important dans la collecte d’informations sur le front, deux ans plus tard. En 1919, parait un second manifeste intitulé Notre sécurité est dans les airs, enjoignant les autorités à préserver la paix et à empêcher que l’Allemagne ne se réarme, précisant que le voisin d’outre-Rhin constitue toujours un danger.

21 L’encerclement cognitif se matérialise notamment par une occupation du terrain informationnel à travers la morale.

22 Paule MUXEL, Le monde selon Michelin, Édition Montparnasse, 2011.

23 Revue Europe du 15 mars 1932, J. Lavaud, « Michelin ou la féodalité industrielle ».

24 Visite de Georges Marchais à l'usine Michelin (Section clermontoise du PCF), Ciné-archives, 1979.

25 Quand le Parti communiste français était sous la tutelle de Moscou, Geo, le 22 septembre 2021.

26 Éric PANTHOU, Les plantations Michelin au Viêt-nam, La Galipote, 2014.

27 Alain JEMAIN, Michelin : Un siècle de secrets, Calmann-Lévy, 1982, p.154-155. François Michelin, à propos du socialisme : « Nous avons vécu sur le mythe de la redistribution qui veut que toutes les recettes entrent dans une grande marmite et soient ensuite redistribuées bon gré mal gré par les différents fonctionnaires robinets. Le système enlève aux gens la responsabilité de leur propre sort, qu’il en fait des assistés, des aliénés, et finalement des aveugles ». À propos du keynésianisme : « Keynes a continué à imprégner toute l’économie libérale, alors qu’il avait rendu le plus mauvais des services au monde ».

28 Pierre-Antoine DONNET, La saga Michelin, Seuil, 2008, p.70.

29 Paule MUXEL, Le monde selon Michelin, Édition Montparnasse, 2011.

30 Alain JEMAIN, Michelin : Un siècle de secrets, Calmann-Lévy, 1982, p.158. Pourtant, l’entreprise jouât un rôle majeur en dehors de son secteur d’activité, comme pour le sauvetage de la Compagnie des machines Bull et de Citroën, respectivement convoitées par IBM et General Motors.

31 Marcel Michelin, comme d’autres membres de la dynastie, est envoyé en camp de représailles, où il mourra, dans les derniers mois du conflit.

On sait par ailleurs la phrase du Général de Gaulle devant la Commission de représentation patronale, le 4 octobre 1944 : « Je n’ai vu aucun de vous, Messieurs, à Londres… Ma foi, après tout, vous n’êtes pas en prison ».

 

Ouvrages

Alain JEMAIN, Michelin : Un siècle de secrets, Calmann-Lévy, 1982.

Ali LAÏDI, Histoire mondiale de la guerre économique, Perrin, 2016.

Éric PANTHOU, Les plantations Michelin au Viêt-nam, La Galipote, 2014.

Henri ANDRILLON, L’expansion de l’Allemagne…, Librairie Marcel Rivière & Cie, 1914.

Herbert LOTTMAN, Michelin : 100 ans d’aventure, Flammarion, 1998

Pierre-Antoine DONNET, La saga Michelin, Seuil, 2008.

 

Articles

Catherine DEYDIER, 1948, la Citroën 2 CV : de la tôle et deux chevaux, Le Figaro, 6 août 2014.

Éric PANTHOU, Les plantations Michelin au Viêt-nam, La Galipote, 2014.

Julie CARCELLER, Charles Goodyear et la révolution du caoutchouc, LesEchos, 2008.

Le Petit Journal n°44 du samedi 26 septembre 1891.

Michelin, la passion de l’innovation, Le Figaro, 29 avril 2024.

Quand le Parti communiste français était sous la tutelle de Moscou, Geo, le 22 septembre 2021.

Revue Europe du 15 mars 1932, J. Lavaud, « Michelin ou la féodalité industrielle ».

 

Documentaires

Léa BARRACO, Bibendum Story, Barnabe Production, 2023

Paule MUXEL, Le monde selon Michelin, Édition Montparnasse, 2011.

Visite de Georges Marchais à l'usine Michelin (Section clermontoise du PCF), Ciné-archives, 1979.