L’instrumentalisation de Daesh dans la guerre de l’information : le cas russo-turc

La crise syrienne a été le théâtre d’un épisode de guerre de l’information qui a retenu notre attention par son habileté et par son usage au croisement des échiquiers diplomatiques, militaires et économiques. Les deux protagonistes sont la Russie et la Turquie. Cet épisode, emblématique d’une guerre de l’information par le contenu relance une fois de plus le débat sur la nécessité de savoir répliquer à ce type d’attaque.

Contextes historique et géopolitique

Turquie-Russie : une histoire riche de conflits

Les empires russe et ottoman se disputent leurs zones d’influence et leurs marches (Balkans, Caucase, Crimée, Ukraine…) depuis le XVIIe siècle. Aujourd’hui, Russie et Turquie peuvent se trouver simultanément partenaires, concurrents et adversaires selon le domaine (énergie, tourisme, transport, logistique, coopération technique et militaire) ou le territoire que l’on considère (Syrie, Balkans, Libye, Mer Égée…)

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Deux anciens empires entre rivalité et coopération – Cécile Marin – Le Monde diplomatique

Poutine et Erdogan ont en commun d’être théoriquement indifférents à l’opinion publique internationale et très attentifs, élections obligent, à leurs opinions publiques intérieures. Ils prêtent donc une attention soutenue à leurs minorités actives (opposition, irrédentistes …), et a fortiori si elles sont contestataires.

Turquie-Russie : « cogestion concurrente »[1] de la crise syrienne

Les objectifs stratégiques de la Turquie en Syrie étaient le renversement du régime de Bachar El Assad et une fois cet objectif rendu inatteignable par l’implication russe, d’empêcher la constitution d’une zone autonome kurde sous influence du PKK sur son flan sud. Pour ce faire, elle a soutenu des islamistes arabes et turkmènes, parfois djihadistes, dans le but de lutter contre les forces kurdes du YPG et d’établir une zone tampon au sud de la frontière syro-turque. La Russie, quant à elle, poursuit deux objectifs stratégiques majeurs en Syrie, bien antérieurs à la crise qui apparaîtra dans la foulée des « printemps arabes » : sécuriser son unique base maritime en Méditerranée (Tartous) et retrouver au Proche-Orient son influence d’avant l’effondrement soviétique. Il s’agit donc de soutenir militairement le régime bassiste, son principal relais régional et d’affaiblir l’influence américaine dans la région.

L’offensive informationnelle

Le 24 novembre 2015, l’armée turque, qui soutient des factions de la rébellion syrienne mais ne participe pas à la coalition anti-Daesh menée par les USA, abat un bombardier russe en mission de soutien au régime syrien. À l’issue d’une réunion extraordinaire, l’OTAN justifie la réaction turque et appelle "au calme et à la désescalade". Une semaine plus tard, le ministère russe de la défense, lors d’une conférence de presse, largement médiatisée accuse la Turquie d’avoir abattu son bombardier SU-24 pour protéger le trafic de pétrole de Daesh dont elle serait la complice, notamment au bénéfice de la famille Erdogan. Des photos aériennes, des vidéos et des cartes accompagnent ces accusations sans toutefois établir les faits[2].

 

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Cette accusation est reprise par tous les médias du monde et entache durablement l’image de la Turquie, notamment auprès des opinions publiques occidentales. Erdogan, furieux d’être mis en cause personnellement, somme la Russie de produire des preuves de ses accusations. Aucune ne sera produite mais les voix russes continueront de propager la thèse d’une alliance occulte Turquie-Daesh (Russia Today, Sputnik, …). Par la suite, s’agrégeront à ce « narratif » de base des faits invérifiables et des coïncidences « troublantes » rapportés par des forces souhaitant tirer de l’opération un bénéfice idéologique ou politique au gré de leurs agendas particuliers.

Analyse critique

Faits incontestables

  • Daesh a tiré environ 25% de ses ressources totales du pétrole extrait des zones qu’il contrôlait. Les analystes convergent sur une estimation de 45.000 barils/jour au plus fort de ses capacités.
  • La contrebande de pétrole est une activité traditionnelle dans la région (Syrie, Turquie, Irak, Iran, Jordanie) en raison des différentiels fiscaux, de la corruption endémique et des conflits récurrents. Elle se pratique à l’échelle artisanale, pas industrielle[3].
  • Si elle est résolument hostile à une zone kurde autonome de long de sa frontière sud, la Turquie entretient en revanche de bons rapports avec le gouvernement autonome du Kurdistan irakien (KRG).
  • La Turquie, comme l’ensemble des pays frontaliers de la Syrie, a servi de débouché aux trafiquants pour des produits raffinés résiduels qui n’étaient pas absorbés par la consommation locale. Ces trafics étaient exportés de manière artisanale[4][5].
  • Après des années de bras de fer avec le pouvoir central de Bagdad, le Kurdistan irakien autonome exporte légalement son pétrole à partir de 2014 et son débouché naturel est la Turquie (via le pipeline Kirkouk–Ceyhan et la route E90), et au-delà, l’ensemble des pays méditerranéens.
  • La Turquie accordait mensuellement le monopole du transport routier du brut kurde vers les ports turcs. Certaines de ces sociétés ont pu être liée aux cercles du pouvoir ou à la famille Erdogan[6].

 

Procédés de guerre de l’information employés

  • Contexte psychologique favorable : les doutes exprimés en Occident sur un possible double-jeu turc, la personnalité autocratique d’Erdogan et l’intérêt déjà manifesté par les médias du monde entier pour le pétrole de Daesh
  • Axes centraux de l’attaque : amplification de l’incertitude, confusion entre flux légaux massifs en provenance de KRG et contrebande artisanale dans les zones limitrophes au territoire sous contrôle de Daesh
  • Théâtralisation de la révélation et mobilisation des médias russes nationaux et internationaux
  • Le procédé rhétorique, ironiquement baptisé "reductio ad hitlerum" par le philosophe Leo Strauss, est éventé[7]. La "reductio ad Daeshum" lui succède avantageusement pour marquer d’infamie un adversaire.
  • Renverser la charge de la preuve : il est impossible de prouver la non-existence d'un objet mais il n’est pas nécessaire de produire l’objet lui-même pour prouver son existence. Tout ce qu'il faut, c'est une manifestation convaincante de cette existence, ce qui en principe est beaucoup plus simple à trouver.

Dans le cas présent, s’il y a trafic, il est fait par des camions qui empruntent des routes. S’il y a des camions sur la routes, il y a donc trafic, à moins que quelqu’un ne prouve que le trafic n’existe pas.

Coaliser des belligérants aux intérêts antagonistes mais aux adversaires communs :

  • Coalition des États sunnites anti-Frères Musulmans : Égypte, Arabie Saoudite, EAU :  La Turquie frériste fait des affaires avec Daesh
  • Coalition des États anti-occidentaux : Iran, Russie, Syrie :  Daesh est une création occidentale
  • Coalition des adversaires d’Israël : Iran, Syrie, mouvements propalestiniens, antisionistes, antisémites : Israël et/ou les juifs financent indirectement Daesh en achetant son pétrole.
  • Coalition des activistes anticapitalistes :  Le capitalisme tire cyniquement profit de tout, y compris du terrorisme
  • Coalition des activistes environnementalistes :  Les énergies fossiles tuent, y compris via le terrorisme

Fine prise en compte des rapports de force locaux

On remarquera au passage l’absence d’un belligérant de premier plan dans le concert des reprises : les mouvements kurdes. Ils auraient en effet pu profiter de l’occasion pour charger Recep Erdogan, leur adversaire numéro un.  Pourtant, comme l’avait anticipé la Russie qui entretient avec eux des rapports plutôt cordiaux, ils vont garder le silence, et ce pour une excellente raison. Aux premières loges à la manipulation, ils n’ignorent pas que Daesh est dans l’impossibilité d’exporter massivement son pétrole qui ne sera pas consommé localement par ses forces armées et les populations (8 millions de personnes) qui vivent sous son joug.

Ils savent par ailleurs que les flux de camions, citernes ou autres, spectaculairement mis en scène par le ministère de la défense russe, n’est rien d’autre que la ligne de vie logistique mise en place par le tout récent Gouvernement régional du Kurdistan irakien (KRG). En effet, avant tout soucieux de s’affranchir de la tutelle de Bagdad, le KRG préfère s’approvisionner en pétrole raffiné et exporter son pétrole brut à partir des ports méditerranéens turcs[8]Ce pragmatisme n’étant pas conforme au mythe d’une grande nation kurde unifiée bafouée par les puissances régionales et l’Histoire, la victoire tactique d’une stigmatisation de la Turquie ne justifiait pas une défaite stratégique symbolique.

Quant à Erdogan, il lui aurait été inconfortable de devoir disserter trop longuement devant son opinion publique, particulièrement sensible aux thématiques nationalistes et aux problématiques de népotisme et de corruption, des règles d’attribution de monopole et des nuances subtiles entre Kurdes syriens, Kurdes turcs et Kurdes irakiens. Le piège s’est refermé sur Erdogan. La loyauté de la Turquie est remise en question par les opinions publiques de ses alliés. La Russie la menace clairement d’ouvrir un nouveau front sur les questions de politiques intérieures. En prime, la Russie se pose en adversaire sans concession du salafisme, ce qui contribue à son softpower en direction des populations non sunnites du Proche Orient.

En juin 2020, alors que les tensions russo-turques reflambaient en Libye, comme un coup de semonce, un article opportunément publié sur un site contestataire et anticapitaliste français tentait de relancer une campagne médiatique sur le sujet en suggérant une complicité occultes des services de renseignement et du gouvernement français [9].

Enseignements

1. Dans la guerre de l’information, l’avantage est systématiquement à l’attaquant.

2. De même que les forces armées doivent être en mesure de projeter des forces derrière les lignes ennemies, un État moderne doit être en mesure de porter le fer sur le front de l’opinion intérieure adverse dans un contexte de rapport de force. Cela implique de maîtriser d’autres méthodes et d’autres moyens que ceux de la diplomatie classique.

 

Christian Harbulot
Directeur de l'Ecole de Guerre Economique

Notes

[2] On notera que deux jours après l’incident du bombardier russe, un média d’inspiration frériste et financé par des fonds qataris avait publié un article décrivant un trafic de pétrole organisé par un mystérieux personnage à la double nationalité israélienne et grecque, « Oncle Farid », aux bénéfices des raffineries israéliennes et transitant par la Turquie. À ce jour, aucun lien n’a pu être établi entre la Russie et cette publication.

Raqqa's Rockefellers: How Islamic State oil flows to Israel – The New Arab

[3] Le financement de l’État islamique en 2015 , Centre d’analyse du terrorisme, juin 2016.

[4] État islamique, le fait accompli – Wassim Nasr – Plon, 2016 – Chapitre 2, « l’organisation terroriste la plus riche du monde » ?

[5] This Is How ISIS Smuggles Oil – Buzzfeed, novembre 2014.

[7] On souvient de l’hitléro-trotskysme, sa déclinaison chère au PCF dans les années 50 et 60.

[8] Ce que la Russie sait parfaitement aussi, une des compagnies exploitantes étant Gazprom.

Kurdistan oil production by field & by operator – January 2015-September 2016 .

[9] Quand le pétrole de Daesh refait surface… Thierry Gadault in Le Media TV.