Les visées expansionnistes de la Turquie dans la corne de l'Afrique : cas de la Somalie
Pourquoi la Turquie s’intéresse-t-elle à un pays aussi instable et déchiqueté tel que la Somalie (1) qui est d’ailleurs si loin d’elle ? Quelles sont les ambitions de la Turquie en Somalie ? Que cache cet intérêt de la Turquie pour ce pays situé au carrefour des flux maritimes entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe ?
Bien avant de commencer par s’intéresser particulièrement à la Somalie, la Turquie avait mise en place une politique visant à la rapprocher des pays africains de façon générale. 2005 fut considérée officiellement comme « année de l’Afrique » en Turquie, soit un an avant l’année de l’Afrique en Chine et cinq ans avant la France. A l’instar des autres puissances économiques la Turquie est bien consciente que l’Afrique est un continent en pleine croissance et qu’il faut y développer des relations à moyen et long terme. Ainsi la Turquie a commencé par développer un « soft power » en Afrique en accroissant son aide au développement et en nouant de fortes relations économiques et politiques.
L'aide humanitaire, économique et sécuritaire comme point d'ancrage en Somalie
La Turquie a accueilli la Conférence d'Istanbul sur la Somalie organisée du 21 au 23 mai 2010 dans le cadre des Nations Unies. La Déclaration d'Istanbul adoptée lors de la Conférence constitue une feuille de route pour le règlement de la question de la Somalie. La relation entre les deux pays a commencé réellement en 2011 et n’a pas cessé de croitre depuis lors. La visite de Recep Tayyip Erdogan en août 2011 avait été la première visite de haut niveau dans le pays par un chef de gouvernement depuis 1991. Cette visite a sorti le pays de l’isolement international qu’il connaissait depuis la chute du président Siad Barré qui marqua le début d’une crise ayant duré deux décennies. À la suite de cette visite, la Somalie est entrée dans une nouvelle période de reconstruction avec l'aide de la communauté internationale et des partenaires.
La Somalie a été coupée du monde pendant 20 ans et a connu plusieurs années de famine. « La famine et la grave insécurité alimentaire en Somalie ont tué quelque 258 000 personnes entre Octobre 2010 et Avril 2012, dont 133 000 enfants de moins de 5 ans » conclut une étude commandée par la FAO, l’organisation de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture. Selon ce rapport la réponse humanitaire a été insuffisante. La Turquie quant à elle a joué un rôle majeur pour limiter les dégâts de cette crise. Elle a multiplié les aides et le Croissant rouge a été déployé. Ankara a aussi construit des camps pour les déplacés et des réseaux d’eau potable. La logistique turque organise le ramassage des ordures, ouvre des écoles et des cliniques pour soigner les populations. La Somalie a commencé par renaître à partir de cette période. Les somaliens ont qualifié 2011 « d’année de bienveillance turque ». La Somalie est au premier rang des pays africains qui ont reçu l'Aide Publique au Développement (APD) de la Turquie en 2012 pour un montant de près de 86 millions de dollars.
Le gagnant prend tout ou les avantages du premier arrivé
La somalie représente un véritable marché potentiel à la sortie de la guerre civile. Il faut dire que la guerre avait fait beaucoup de ravages et les infrastructures étaient désormais quasi inexistantes : port, aéroports, routes et réseaux téléphoniques. Tout est à reconstruire. Ceci constitue un marché potentiel pour les entreprises turques. Ainsi depuis 2011, la présence de la Turquie se renforce dans tous les domaines stratégiques de la somalie. Le volume total des exportations turques en Somalie qui était de 5,1 millions de dollars en 2010 est passé à 123 millions de dollars en 2016. On pourrait lister ici quelques domaines stratégiques du pays où l’influence de la Turquie est manifeste :
- Aéroport
Pendant longtemps et jusqu’à une période récente « Turkish Airlines » a été la seule compagnie aérienne internationale à opérer en Somalie. Il faut noter que lorsque Turkish Airlines avait opéré son premier vol commercial en direction de Mogadiscio en mars 2012, cela faisait 20 ans qu’un avion de ligne d’une compagnie aérienne internationale avait fait le voyage en provenance d’Europe. Aucune compagnie aérienne internationale ne voulait aller à Mogadiscio la capitale de la Somalie considérée à l’époque comme « la ville la plus dangereuse du monde ». Turkish Airlines la compagnie nationale turque proposait alors à partir du 06 Mars 2012 deux rotations par semaine entre l’aéroport d’Istanbul et Mogadiscio.
En septembre 2013, la société turque Favori LLC qui appartient au groupe « Kozuva » a commencé ses activités à l'aéroport de Mogadiscio. Sur le site internet de cette société on lit que le groupe Kozuva en tant que plus grande organisation de l'ouest de la Turquie, a décidé de considérer comme prioritaires les investissements et les activités à l'étranger au dernier trimestre de fin 2012. Dans ce contexte, Favori LLC est établie dans le cadre des activités opérationnelles de gestion aéroportuaire tout autour du monde. FAVORI LLC gère la gestion aéroportuaire de l'aéroport international de Mogadiscio Aden Abdulle depuis le 15 septembre 2013.
En janvier 2015, le président somalien Hassan Sheikh Mohamud et le président turc Recep Tayyip Erdoğan ont officiellement inauguré le nouveau terminal de l'aéroport. L'installation a été construite par Kozuva le groupe auquel appartient la société qui gère depuis lors l’aéroport.
Le contrat de 10 ans de la société SKA Air and Logistics, une société d'aviation basée à Dubaï qui gérait l’aéroport depuis 2010 n’a pas pu ainsi aller à son terme.
- Port
La ministre somalienne des Ports et des Transports maritimes, Mariam Aweis Jama, a signé 08 octobre 2020 au nom du gouvernement fédéral de la Somalie, un nouvel accord de concession de 14 ans avec le groupe Al-Bayrak de Turquie, pour la réhabilitation et la gestion du port de Mogadiscio. Cet accord intervient comme la continuité d’un partenariat qui avait commencé depuis 2013. Au cours de son premier mois d'exploitation sous Al-Bayrak, le port a généré 2,7 millions de dollars de revenus de service. Le port de Mogadiscio du fait de la recette collectée par son exploitation, constitue pour le pays une source importante de revenus.
- Base militaire
La somalie accueille la plus grande base militaire de la Turquie hors de son territoire. Cette grande base militaire témoigne à n’en pas douter de l’intérêt stratégique de la Turquie pour la Somalie. Elle peut accueillir plus de 1500 soldats pour des formations et se situe en bordure de mer dans la capitale. L’objectif visé ici est de créer une armée somalienne mieux préparée pour affronter les bandes terroristes qui sévissent dans la région. La Turquie a inauguré le samedi 30 Septembre 2017 cette base, dont le coût s'établit à 50 millions de dollars. Au total, 10.000 soldats somaliens devraient y être formés. Environ 200 soldats et formateurs turcs y seront stationnés.
Il est à noter que la présence militaire de la Turquie revêt un caractère plus que stratégique en Somalie : Le Djibouti, l’Etat voisin avec lequel elle partage une frontière n’accueille pas moins de six armées étrangères parmi lesquelles on peut citer celle de la France, des Etats-Unis et de la Chine.
- Hôpital
L'hôpital Somalie-Turquie de Recherche et de Formation a ouvert ses portes à Mogadiscio en 2015 en présence du président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdogan. Il s’agit d’un hôpital de pointe d'une capacité de 230 lits équipé par la TIKA (l'Agence turque de Coopération et de Coordination). Il accueille en moyenne 6 000 personnes et assure en moyenne cent opérations par mois.
Considéré comme étant le centre médical le plus moderne et le mieux équipé de l'Afrique de l'Est, cet hôpital compte 390 employés dont 47 Turcs. Le protocole signé entre les deux pays prévoit un soutien financier du ministère turc de la Santé à l'hôpital. Ainsi, l'hôpital sera conjointement exploité par les deux pays et sera remis la Somalie « gratuitement », au bout de cinq ans.
- Ressources naturelles
La Somalie dispose de ressources naturelles comme le charbon, l’uranium, l’étain, du gaz naturel et surtout du pétrole dans la région autonome du Puntland. Fin janvier 2020, de retour d'un sommet sur la Libye - où la Turquie appuie militairement le gouvernement de Tripoli en échange de droits d'exploration de sites gaziers offshore -, Erdogan ne cachait pas ses intentions. "Les Somaliens nous disent : 'Il y a du pétrole au large de nos côtes. Vous menez des opérations avec la Libye, mais vous pouvez également le faire ici.' C'est très important pour nous, avait-il alors lâché devant plusieurs journalistes qui l'accompagnaient dans l'avion présidentiel. Nous prendrons vite des décisions pour débuter nos opérations là-bas, nous pouvons en tirer un grand bénéfice", avait-il poursuivi.
Il est évident qu’il y aura un avantage considérable pour les entreprises du pays qui mettra la main sur les ressources naturelles de la Somalie vu les potentialités en place. La Turquie se positionne bien pour faire bénéficier à ses entreprises l’exploitation de ces ressources.
Préparer une jeunesse somalienne déjà aux idéaux turcs
En Somalie, on note que de nombreuses filles portent le prénom « Istanbul » et de nombreux garçons portent le prénom « Erdogan ». Il existe de nombreux programme d’enseignement de la langue turque sur place dans les écoles en Somalie. L’institut « Yunus Emre » qui a pour objectif de contribuer à la diffusion de la culture et de la langue turque a noué des partenariats avec certaines écoles en Somalie. Dans l’orphelinat des filles de « Bundareh » par exemple la langue turque figure dans le programme officiel avec le support de cet institut.
L’âge médian en Somalie est de 16,7 ans. La population est jeune et il faut investir massivement dans l’éducation. Depuis 2012 la Turquie a commencé par accueillir les étudiants somaliens dans ses universités en leur octroyant régulièrement des bourses. La relève de demain se prépare déjà. Ces étudiants occuperont des postes stratégiques et privilégieront encore plus la Turquie dans l’octroi des contrats et la distribution des marchés publics
Un partenariat renouvelé en période difficile
Au début de la crise du COVID-19, une fois encore la Turquie a été le premier pays à répondre à la demande d’aide de la Somalie pour protéger sa population face à l’apparition du nouveau coronavirus. Le lundi 13 avril 2020, un avion-cargo turc de type A400M, chargé de matériel médical, a décollé de l’aéroport militaire d’Etimesgut, dans la capitale Ankara, en direction de la capitale somalienne, Mogadiscio. Les aides comprenant des civières, des lits et encore des draps, ont été préparées par le ministère turc de la Santé et le Croissant-Rouge turc (Kizilay). Sur les colis en question, une citation du célèbre penseur et poète mystique turc Mevlana est écrite en turc et en somali : "Derrière le désespoir se cachent de nombreux espoirs. Derrière l’obscurité se cachent de nombreux soleils."
L’influence de la Turquie qui est fermement décidée à conserver sa place en Somalie semble avoir encore de beaux jours devant elle. Lorsque la Turquie est venue faire ses « emplettes » en Somalie, elle a trouvé un terrain vierge délaissé par les autres puissances. Son absence de liens coloniaux avec la Somalie ainsi que la mise en exergue de la fraternité musulmane l’ont aidé dans un certain sens en ce qu'elle pouvait, se présenter en tant que « pays ami désintéressé ».
Aujourd’hui, la Turquie se sent réellement en terrain conquis et ne compte pas se laisser surpasser par une autre puissance en Somalie. Elle espère tirer à moyen et long terme des dividendes par rapport à ses « investissements » en Somalie.
Aguessy Elie Marcel Kuassi
Auditeur de la 36ème promotion MSIE
Notes
- La Somalie est un pays de la corne de l’Afrique qui regroupe au sens strict la région occupée avec trois autres pays à savoir l’Erythrée, l’Ethiopie et le Djibouti. Cet Etat est bordé à l’Ouest par le Kenya, l’Ethiopie et Djibouti, et limité à l’Est et au Sud par l’océan Indien et au Nord par le golfe d’Aden. La population actuelle en 2021 est estimée à 16 millions d’habitants et la superficie du pays est de 627 340 km2. Du fait de sa position géographique stratégique, la corne de l’Afrique est depuis toujours au cœur d’enjeux géopolitiques divers. Néanmoins, la Somalie est un cas particulier : ce pays a connu la guerre civile pendant près de 25 ans et est toujours en proie à de nombreux conflits internes avec des relents séparatistes et djihadistes sans oublier la présence des gangs criminels.