Les rapports de force entre l’Afrique et l’Europe sur fond de transition énergétique
L’accord final de la COP 28, tenue en décembre 2023 à Dubaï (EAU), appelle les pays du monde entier à "abandonner les combustibles fossiles dans les systèmes énergétiques de manière juste, ordonnée et équitable en accélérant l’action dans cette décennie cruciale, afin d’atteindre la neutralité carbone en 2050". Pour la première fois, une COP évoque l’ensemble des énergies fossiles dans son texte final, soulignant une opposition frontale entre ONG, Union Européenne et pays producteurs d’énergies fossiles, incluant l’OPEP, la Norvège, l’Australie, le Canada, les États-Unis, et de nouveaux pays africains producteurs comme la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Sénégal et la Mauritanie.
L’Afrique, pour assurer son développement, a besoin de toutes les énergies pour son électrification et son tissu industriel. Les pays de l’Afrique subsaharienne, dotés de gisements pétro-gaziers sous-exploités et jusque-là inexploités, ont commencé à mettre en exploitation leurs gisements malgré les difficultés et les pénuries de financements internationaux décrétées dans les énergies fossiles par l’Union européenne et les défenseurs de l’environnement. Tandis que l’Union européenne fixe de nouveaux objectifs climatiques pour 2040, les pays de l’Afrique subsaharienne considèrent ces énergies fossiles comme vitales pour leur développement. Autour de ces projets gaziers destinés à approvisionner l’Afrique subsaharienne et l’Europe, une guerre informationnelle se joue entre acteurs identifiés, opposant des visions divergentes sur la fin des énergies fossiles.
Rapports de force autour des projets pétro gaziers en Afrique
L’Union européenne mène une offensive informationnelle de grande envergure en remettant en cause les énergies fossiles et en augmentant la part des énergies renouvelables dans son programme énergétique. Le gaz naturel, bien qu’encore perçu par l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) comme une source relativement propre facilitant la transition énergétique, est classé comme un combustible polluant par l’Union Européenne. Cette dernière lors de la COP28, s’est efforcée à obtenir un engagement mondial pour éliminer les combustibles fossiles non captés "bien avant 2050". Cette promesse impliquerait l'arrêt de l'utilisation du charbon et l'élimination des émissions provenant du secteur pétrolier et gazier, avec un rôle minimal pour la capture du carbone. L'Union européenne souhaite que les gouvernements adhèrent à un engagement comprenant trois éléments principaux : tripler le déploiement des énergies renouvelables d'ici 2030, doubler les taux annuels de gains en efficacité énergétique et accélérer l'élimination des combustibles fossiles en réservant un rôle "résiduel" aux technologies de réduction du carbone. En interdisant à l’Afrique l’exploitation de ses ressources pétrolières et gazières, l’Union européenne porte atteinte à la souveraineté économique et industrielle du continent africain. Pour les africains et certains observateurs aguerris, le processus doit se faire « progressivement et de manière juste ».
De nouveaux projets pétro-gaziers initiés par le Maghreb et dans le Golfe de Guinée
Divers projets pétro-gaziers émergent en Afrique, promus par des pays du Maghreb (surtout Maroc et Algérie) et du Golfe de Guinée.
Le Maroc, avec le projet de gazoduc Afrique Atlantique ou le projet de gazoduc Maroc-Nigeria (NMGP) pourrait devenir une référence de relation Sud-Sud, tant au niveau économique que politique. Le projet marocain est de construire un gazoduc sous-marin contournant la côte ouest de l'Afrique, reprenant initialement le tracé du gazoduc ouest-africain, mais d'une capacité bien supérieure à celui-ci et pour objectif à terme de fournir l’Europe.
L’Algérie avec le projet de gazoduc Nigeria-Niger-Algérie (Nigal) également connu sous le nom de "Transsaharien Gas-Pipeline " (TSGP) à travers le Sahel., reliera à partir de 2027 le Nigeria à l'Algérie en traversant le Niger, pour transporter du gaz naturel vers l'Europe. Il est l'un des projets principaux du Nigéria en termes de transport de gaz naturel avec des pays non ouest-africain.
De nombreuses découvertes gazières dans le Golfe de Guinée, notamment au Ghana où des investissements sont en cours pour augmenter la production, en Côte d'Ivoire avec la découverte du gisement baleine et récemment le gisement calao par le Groupe Italien ENI.
Au Sénégal et en Mauritanie, le champ de Sangomar qui rentrera en production sous peu et le projet commun de développement de Grand Tortue Ahmeyim (GTA) situé à la frontière avec la Mauritanie.
Le West African Gas Pipeline, reliant le Nigeria au Ghana via le Bénin et le Togo, est prévu pour être relié au gazoduc Maroc-Nigeria. De plus, le gazoduc Maghreb-Europe, reliant l’Algérie à l’Europe via l’Espagne, en passant par le Maroc et le détroit de Gibraltar, continue de jouer un rôle crucial dans la stratégie énergétique de la région.
Tous ces projets promettent de transformer la région en un acteur clé du secteur énergétique mondial.
Les parties prenantes impliquées dans ces rapports de force
De multiples acteurs interviennent dans ce contexte de rapport de force. L’Union Européenne et la Commission Européenne sont les leaders des initiatives visant à réduire la dépendance aux énergies fossiles. Les ONG et associations de défense de l’environnement militent pour une transition rapide vers les énergies renouvelables. Des forums et accords internationaux comme le Forum économique de Davos, l’Accord de Paris, le G20, ainsi que la COP 27 et la COP 28, jouent un rôle central dans les discussions et les décisions politiques globales.
De nombreuses ONG engagées dans la défense de l’environnement à travers le monde comme 350.org, CAN (Climate action network), Friends of the Earth US, Greenpeace international poussent aussi à un objectif de triplement des énergies renouvelables d’ici 2030, un doublement des gains d’efficacité énergétique et à un bond des financements des pays riches.
Les prêts des banques européennes aux pétroliers sont dans le viseur des ONG. Ainsi l’ONG Reclaim Finance estime qu'entre 2020 et 2023, seulement 17,3 % des financements des banques françaises aux cinq grandes compagnies pétrolières européennes ont servi à financer les énergies bas carbones. Des chiffres que les banques contestent.
Les contre-lobbyings pour la défense de l'exploitation des ressources fossiles africaines
En réponse à ces initiatives, plusieurs entités défendent l’exploitation des ressources fossiles africaines. La société civile africaine et la Chambre africaine de l’énergie (AEC) militent pour l'utilisation des ressources énergétiques locales au nom du développement économique. Des événements clés tels que l'African Energy Week au Cap et l'Invest in African Energy Forum à Paris permettent aux leaders africains de plaider pour des investissements dans les énergies fossiles.
Le même combat est mené par l'organisation des producteurs de pétrole africains (APPO) qui regroupe les pays africains producteurs de pétrole pour défendre leurs intérêts communs.
Notons au passage que les nouveaux projets d'exploitation d'énergies fossiles (gisements de gaz, puits de pétrole) en Afrique sont majoritairement financés par les pays occidentaux afin de satisfaire leurs propres besoins en hydrocarbures, dénoncent plusieurs ONG dans un rapport publié à l'occasion de la COP27 sur le climat.
Pour illustration, le Sommet Clean Cooking à Paris le 14 mai 2024 sous la co-présidence de l'Agence Internationale de l'Energie (AIE, institution rattachée à l'OCDE), de la Banque Africaine de Développement (BAD), de la Tanzanie et de la Norvège a aussi consacré cette défense contre l’exploitation des ressources fossiles africaines. Gouvernements, institutions, ONU, entreprises... quelque 800 participants et représentants de 50 pays y ont participé et comme objectif premier de cette réunion de réunir des engagements financiers et en termes de projets, un événement permettant de changer de direction et de dire que l’Afrique a besoin du gaz, une énergie propre selon l’Afrique, en vue de soulager sa population.
Les contradictions générées par les enjeux énergétiques
La confrontation sur la transition énergétique se manifeste lors de sommets, conférences, réunions et débats. Les Européens poussent pour de nouvelles directives visant à fixer des objectifs de sortie progressive des combustibles fossiles, tandis que les ONG agissent sur le terrain pour bannir ces énergies et promouvoir les renouvelables.
L’Union européenne propose des taxes "carbone entrée" sur les énergies fossiles et restreint les financements des projets carbonés par les banques et institutions financières. Les banques assurent pourtant qu'elles sont engagées pour la transition. BNP Paribas, par exemple, vise à consacrer 90% de ses financements dans l'énergie renouvelable en 2030. Le Crédit Agricole promet de ne plus investir dans de nouveaux projets d'extraction d'énergies fossiles.
Ces restrictions entraînent des difficultés de financement pour les projets pétroliers et gaziers en Afrique, freinant les investissements dans ce secteur. A ce propos, les dirigeants africains espèrent voir les institutions financières africaines prendre le relais pour jouer un rôle plus important dans l’industrie. Orientation qui doit être suivie par les États africains en misant sur le gaz décrit comme « moins polluant que le pétrole ». En réponse à cette situation très contradictoire, les responsables politiques africains, les patrons du secteur public ou privé et les investisseurs internationaux se mobilisent pour débloquer les projets en suspens et relancer les investissements. Dès 2024, une banque de l’énergie africaine sera créée pour financer les nouvelles découvertes sur le continent.
La polémique entre l'UE et les pays africains
L’Union européenne argue que l’Afrique doit payer les frais du réchauffement climatique, tandis que les Africains revendiquent un développement économique qui réponde aux besoins de leurs populations en matière sociale, d’éducation et de santé. Avec seulement 2 % des émissions mondiales, l’Afrique dispose d’une marge de manœuvre pour plaider en faveur de l’utilisation de ses ressources fossiles.
Un argument revient souvent chez les décideurs africains : pourquoi l’Afrique devrait-elle payer les frais d’un réchauffement climatique dont elle n’est pas responsable ? L’Afrique n’est pas un grand pollueur, ni un continent industrialisé, et cette transition énergétique doit prendre en compte ses besoins spécifiques. L’Europe, quant à elle, mise sur "une moindre dépendance aux combustibles fossiles grâce à une baisse de 80 % de leur consommation énergétique entre 2021 et 2040", remettant à "après 2030" une sortie définitive des énergies fossiles. Dans ce contexte de transition énergétique mondiale, les rapports de force entre l’Afrique et le Maghreb, les pays européens et les acteurs environnementaux continueront de modeler l'avenir énergétique du continent.
Gérard Dogbe,
étudiant de la 44ème promotion Management stratégique et intelligence économique (MSIE)
Sources
https://fondation-terresolidaire.org/actualites/que-retenir-de-la-cop28/
https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/70/energies-renouvelables
https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2003-1-page-127.htm
https://fr.wikipedia.org/wiki/West_African_Gas_Pipeline