Les polémiques autour de l'implantation du siège africain d'Amazon en Afrique du Sud
En avril 2021, Amazon a annoncé l’implantation de son siège africain à Cape Town (Afrique du Sud). Avec des bureaux de plus de 70 000 m2, le géant américain du e-commerce devrait être le principal locataire d’un vaste projet immobilier (River Club Project) de 15 hectares comprenant des immeubles résidentiels, des bureaux, magasins, salles de conférences, etc. Cette décision est bien accueillie par les autorités de la ville qui y voient une opportunité économique.
En revanche, le choix du site fait face une forte opposition de la part des communautés locales et des ONG qui avancent des arguments essentiellement culturels et environnementaux. En effet, ils dénoncent « la destruction d'une zone naturelle et d'un site mémoriel, héritage des premiers peuples ». Investissant la sphère informationnelle, les partisans et opposants du projet espèrent gagner la bataille de l’opinion publique et atteindre leurs buts.
Les intérêts économiques face aux préoccupations culturelles et environnementales
Soutenu par le gouvernement provincial et les autorités municipales de Cape Town, le « Liesbeek Leisure Properties Trust » (LLPT) qui est le promoteur immobilier de ce projet a reçu toutes les autorisations administratives lui permettant de débuter la réalisation du chantier. Cet investissement de 4 milliards de rands (291 millions de dollars) est censé apporter de nombreux bénéfices socioéconomiques à la région, avec près de 19 000 emplois prévus.
Loin de faire l’unanimité, ce projet est combattu par des communautés autochtones et de nombreuses ONG. Pour les communautés locales réunies au sein d’associations comme le « Goringhaicona Khoi-Khoin Indigenous Traditional Council » (GKKTC) ou le « National Khoi and San Councils » (NKSC), ce lieu a une grande signification spirituelle et historique. Il est considéré comme sacré par ces peuples, mais surtout reste gravé dans les mémoires comme le point de départ de leur résistance coloniale (victoire contre les Portugais lors de la bataille de Gorinhaiqua en 1510). Dans cette opposition, ils sont soutenus par plusieurs ONG dont l’Observatory Civic Association (OCA) qui mettent aussi en avant des considérations environnementales. En plus des menaces sur la biodiversité, le projet « River Club » est situé dans une zone inondable au confluent des rivières Liesbeek et Noire. Le bétonnage de cet espace fait craindre une aggravation de la situation.
Les stratégies employées par les opposants au projet
Une forte mobilisation est observée autour de la campagne contre le projet, par le biais d'événements publics, des réseaux sociaux et des médias.
Des campagnes de sensibilisations et de mobilisations
L’OCA associé à plus de 60 groupes « Khoi », ONG environnementales et associations civiques ont lancé une campagne d’action en ligne dénommée « Make the Liesbeek Matter » qui a déjà recueilli plus de 50 mille voix. Ce collectif se présente comme « une coalition d’intérêts qui s'opposent fermement au projet de développement du River Club et défendent le droit des communauté à un environnement vierge, accessible au public, avec des sites patrimoniaux protégés ». De même, dans la presse nationale et internationale, de nombreux articles, avis de scientifiques, ou lettres publiques sont régulièrement publiés pour assurer une médiatisation continue de la lutte.
Des manifestations de rue, conférences de presse et des rituels traditionnels de purification sur le site sont également organisés. En juin 2021, une marche dénommée « Walk of resistance » et rassemblant plusieurs centaines d’activistes et d’organisations, s’est tenue dans la ville de Cape Town, avec la remise d’une pétition au maire.
Des actions administratives et judiciaires
Parallèlement à la mobilisation de l’opinion publique, des actions administratives visant à reconnaître le site comme un patrimoine culturel à protéger sont entreprises. En 2018, la « Heritage Western Cape » (l’autorité provinciale en charge de l’identification et la protection du patrimoine culturel de la région) a accordé une protection provisoire de deux ans au site. Cette protection temporaire qui a permis de retarder le projet est arrivée à expiration en 2020. C’est pourquoi, en décembre 2019, une vingtaines d’organisations de la société civile et chefs traditionnels ont annoncé avoir introduit une demande collective pour que le site ait définitivement le statut de patrimoine culturel provincial et national. Des appels sont aussi lancés pour qu’il soit proposé à l'Unesco comme bien du patrimoine mondial.
En août 2021, après plusieurs revers administratifs et judiciaires, l’OCA et le GKKTC ont déposé une plainte devant la haute cour de justice afin de faire arrêter les travaux de construction. Il s’agit aussi de faire appel de la décision administrative d’approbation du projet qu’ils considèrent comme étant entachée d’irrégularités. Pour soutenir leurs actions en justice, une campagne de crowfunding a été lancée. Dans cette entreprise, plusieurs personnalités, associations religieuses (Muslim Judicial Council, Quaker Community Western Cape, Catholic Archdiocese, etc.) et de la société civile (Rosebank Mowbray Civic Association, Foundation for Human Rights, Iziko Museums of South Africa, etc.) à travers des lettres officielles se sont rangés du côté des plaignants.
Des attaques ciblées contre Amazon et Jeff Bezos
Au-delà des promoteurs et des autorités locales, les opposants ont choisi de cibler Amazon et son dirigeant en tant que le locataire principal de ce projet. Cette tactique a eu pour effet de donner une résonnance mondiale à cette polémique, comme en témoigne le nombre de publications qui présentent Amazon comme une partie prenante. Dans un article de presse, Tauriq Jenkins (représentant le GKKTC) a comparé Amazon à « la version 2021 de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales » et affirme que « la menace du monolithe d'Amazon sur les remblais de nos plaines inondables les plus sacrées ne sera pas acceptée par nos communautés...". Les activistes de l’OCA avancent de leur côté que « Amazon sera à jamais et irrévocablement associé à cette dépossession coloniale des temps modernes ». A cet effet, dans une lettre ouverte à McKenzie Scott (ex-femme de Jeff Bezos), le leader de OCA lui demande « d'intervenir pour ramener Amazon à la raison ». Ce dernier a aussi affirmé avoir adressé une correspondance à Jeff Bezos dans laquelle il lui demande de reconsidérer sa position et de se retirer du projet.
La victimisation
L’argumentaire du passé colonial est beaucoup utilisé par les communautés locales qui inscrivent leur lutte dans la problématique plus large de justice sociale et raciale en Afrique du Sud. En effet, après leur défaite contre les Hollandais, cette terre fut le point de départ de la conquête coloniale et de leur dépossession territoriale. Ce projet est donc présenté comme une seconde dépossession après celle de la colonisation. Cette approche a le mérite d’avoir une résonnance particulière auprès des populations noires d’Afrique du Sud pour qui la question de la propriété foncière reste un sujet central.
Les partisans du projet entre riposte dans la presse, tentatives de division et d'intimidations des opposants
En riposte, les partisans du projet donnent de la voix dans les médias, à travers des démentis formels et des droits de réponse face à ce qu’ils qualifient de campagnes de désinformations. Jody Aufrichtig (représentant le LLPT) a tenu à répondre aux critiques dans une tribune « Liesbeek Leisure Properties Trust : Misinformation about the River Club must stop » dans laquelle il accuse les opposants de continuer à « diffuser des informations erronées sur le projet, alors que ses affirmations ont été démenties à plusieurs reprises par des rapports d'experts et par les autorités compétentes ». Concernant l’argument environnemental, toujours dans un droit de réponse publié, le LLPT affirme que des scientifiques ont produit des rapports qui affirment que le projet serait au contraire bénéfique pour les oiseaux et la faune aquatique .
Le LLPT a aussi réussi à diviser le bloc formé par les communauté locales, avec des promesses d’emploi et de construction d’un centre patrimonial et culturel qui commémorera l'histoire de la région et des peuples natifs. Réuni au sein du collectif « First Nations Collective » et se réclamant les réels porte-voix des communautés, un groupe dissident soutient publiquement le LLPT. A cet effet, ils investissent régulièrement les médias, avec des articles et des annonces officiels en faveur du projet.
Dans un autre registre, cette association dissidente est fortement soupçonnée de mener des actions de diffamation et d’intimidation à l’endroit des opposants au projet. Ainsi le président de l’OCA a été victime d’un mail ciblé contre sa personne et adressé aux personnalités du monde universitaire en Afrique du Sud et en Angleterre. Envoyé le 15 mai 2021 depuis l’adresse du « First Nation Collective » ([email protected]), ce mail le traite « raciste » et demande que l’université de Cape Town « le suspende de son poste … et enquête sur ses activités liées au River Club ». Plus largement, les opposants au projet se sont, à plusieurs reprises, plaints d’avoir été visés par des emails diffamatoires qui les qualifient « d’opposants au développement, de voleurs, de collaborateurs, d'auteurs de violence institutionnelle qui devront rendre des comptes… »
La position embarrassée de Amazon
En attendant les décisions judiciaires, la construction de ce projet a débuté avec l’accord des autorités locales. Jusqu’à présent, Amazon refuse de se prononcer sur cette affaire, renvoyant toutes les questions au développeur du projet. Le risque est réel que son image et sa réputation soient ternies par le fait de se retrouver au cœur d’une polémique environnementale et politique.
Cette affaire pourrait contribuer à décrédibiliser son engagement en faveur de l’environnement avec la mise en place d’un fonds de plusieurs milliards de dollars. Des questions d’éthique peuvent aussi se poser au regard des dimensions d’équité raciale et de justice sociale que mettent en avant les pourfendeurs du projet. D’ailleurs, cette controverse est la deuxième après celle qui a conduit à l’abandon de la construction de son siège de New York à cause de la trop forte opposition politique. Elle met aussi en lumière les déboires qui peuvent survenir en cas de non prise en compte de l’environnement local dans la conduite d’un projet.
Kitchafolwori Sekongo