Le 20 septembre 2021, l’Institut de Recherche Stratégique et Militaire (IRSEM) dévoilait un rapport révélant l’ampleur des réseaux d’influence chinois dans le monde. L’Empire du milieu ne cache plus, désormais, sa prétention à l’hégémonie mondiale et apparait de plus en plus comme une puissance agressive. Le rapport fait le parallèle entre les méthodes russes et chinoises et met en lumière les similitudes dans les stratégies des deux pays, la Chine empruntant pour beaucoup à la Russie dans ses manœuvres d’influence et de déstabilisation.
Les pays baltes n’ont pas attendu 2021 pour déceler la menace chinoise. Voisins de la Russie, ils sont depuis longtemps confrontés aux menaces « hybrides » que fait planer sur eux Moscou. Campagnes de désinformation, guerre cognitive, cyberattaques, ingérences par tous les moyens sont des concepts familiers pour l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Ces pays y sont d’autant plus vulnérables qu’ils comportent une importante minorité russophone, cible privilégiée de la guerre de l’information menée par le Kremlin. Au-delà des questions de sécurité, les enjeux économiques et stratégiques sont colossaux : des secteurs comme la santé, les infrastructures ou encore l’énergie se voient ainsi déstabilisés et le risque de tomber sous dépendance des deux géants est pris avec sérieux. A ce titre, leur expérience et les ripostes qu’ils mettent en place méritent l’attention.
L'origine d'une guerre cognitive dans les pays baltes
Les trois pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) sont méconnus en Europe de l’Ouest et sont souvent considérés comme de peu de poids dans les affaires du continent. Cette région bordant la mer Baltique a connu une histoire mouvementée, déchirée entre les dominations successives – suédoise, allemande, russe. Incorporés à l’Empire des tsars au XVIIIème siècle, les trois pays ont connu une brève période d’indépendance en 1917, avant d’être annexés par l’Allemagne en 1940. Ils retombent dans le giron russe en 1944 et sont intégrés de force à l’URSS jusqu’à sa chute en 1991.
Peu peuplés (5 millions d’habitants au total en 2020) et situés aux marges de l’Europe, ces trois pays disposent d’un poids politique limité. Pourtant, cela ne devrait en aucun cas amener à négliger l’importance stratégique de la région. Libérés de de la domination communiste, les pays baltes ont rejoint l’Union Européenne et l’OTAN en 2004 et s’y impliquent avec zèle, façon de manifester leur attachement au monde occidental et de mieux tourner la page de l’ère soviétique. Au niveau économique, la croissance est bien au-dessus de la moyenne européenne. L’écosystème de startups y est dynamique et innovant : nous leur devons des entreprises comme Skype, Bolt ou encore Vinted.
Enfin, et surtout, la région dispose d’un emplacement éminemment stratégique. Leur géographie particulière place les trois pays baltes au cœur de sphères d’influences concurrentes : le monde occidental s’y confronte avec d’une part la Russie qui renoue avec ses rêves de conquêtes, et d’autre part la Chine qui tente de prendre pied sur le continent européen. En conséquence, la région est une zone de frictions où s’entrechoquent des intérêts contradictoires. La menace militaire est présente, mais le danger immédiat se situe ailleurs. L’Estonie, la Lettonie et la Lituanie se retrouvent en effet pris en étau entre ces deux puissances qui n’hésitent pas employer la guerre cognitive et informationnelle afin d’étendre leur influence.
Le stratégie d'influence chinois : de l'espoir à la desillusion
La région balte est stratégique pour Pékin. Elle lui permet d’atteindre la mer Baltique, l’Europe du Nord et les routes de l’Arctique. Des ports comme ceux de Muuga (Estonie) et Klaïpeda (Lituanie) font l’objet de convoitises, et un certain nombre de liens ferroviaires relient d’ores et déjà la Chine et l’Europe via la région balte, notamment le « Sun train » qui permet, depuis son lancement en 2011, de réduire de 10 jours le temps de transports des marchandises entre la Chine et l’Europe par rapport à la route maritime. La Chine tente donc de l’inclure dans sa stratégie de développement économique « Belt & Road Initiative », aussi connue sous le nom de « Nouvelles routes de la soie ». Dans cette logique, elle a lancé l’initiative « 17+1 » en 2012 à Varsovie, qui vise à promouvoir les relations commerciales et d’investissements entre la Chine et 17 pays de la CEEC (Coopération entre la Chine et les pays d’Europe Centrale et Orientale), parmi lesquels les trois pays baltes.
L’Initiative 17+1 portait la promesse d’investissements gagnant-gagnant et d’un enrichissement mutuel. Néanmoins, l’engouement suscité par le projet est vite retombé : déséquilibre des échanges au profit de la Chine, creusement du déficit commercial, accroissement de la dépendance vis-à-vis de Pékin[i]… S’estimant floués et craignant de tomber sous la domination économique de l’Empire du Milieu, les pays baltes ont affiché leur mécontentement face au manque de retombées concrètes de cette initiative et au non-respect des engagements chinois. Le dernier sommet 17+1, qui s’est tenu en février 2021, s’est traduit par un échec, avec un boycott des Etats baltes qui ont refusé d’y faire participer leurs chefs d’Etat ou de gouvernement.
Méfiants vis-à-vis de Pékin, les pays baltes ont rapidement identifié un autre versant de la menace : en effet, la Chine ne tente pas seulement d’assoir son hégémonie économique. Elle déploie également une stratégie d’influence insidieuse. En février 2021, les services secrets estoniens (Välisluureamet) publiaient un rapport[ii] pointant du doigt la stratégie chinoise de division et de diffusion de fausses informations, dans une section appelée « Pression grandissante de la Chine ». En septembre, c’est le Centre national de cybersécurité lituanien qui concluait à l’existence d’un dispositif de censure dissimulé dans les smartphones de marque chinoise et qui filtre certaines recherches telles que « Tibet libre » ou « Mouvement démocratique ». C’est donc bel et bien un conflit informationnel qui est amorcé par la Chine. Le discours de « prospérité partagée » des nouvelles routes de la soie embellit largement la réalité, et la propagation de fausses informations de même que les manœuvres de censure s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie d’influence qui apparait comme de plus en plus brutale.
En réaction à ce qui est désormais perçu comme un expansionnisme agressif, la Lituanie a pris la tête du front anti-Pékin dans la région. D’importantes tensions politiques avaient déjà refait surface, avec le projet d’ouverture d’une représentation économique à Taïwan. En avril 2021, un débat organisé à la Seima, le parlement lituanien, portant sur le respect des droits de l’homme en Chine et sur le sort des Ouïgours du Xinjiang, n’a pas manqué d’enrager le géant asiatique. Le mois suivant, le pays sortait avec fracas de l’Initiative 17+1, appelant les seize autres membres à en faire de même. Suite à la récente affaire des smartphones censeurs, le ministre de la Défense a exhorté ses citoyens à se débarrasser purement et simplement de leurs smartphones de marques Xiaomi et Huawei. Les trois pays se sont d’ailleurs clairement désengagés de la coopération technologique avec Pékin qui avait pourtant été initiée avec le format 17+1. En signant une déclaration conjointe et des protocoles d'accord sur la 5G avec les États-Unis en 2020, ils ont acté l’éviction de Huawei de leur territoire, invoquant des raisons de sécurité nationale.
En dépit de leur petite taille, les Etats baltes ont donc bâti une stratégie de déconstruction du discours chinois et mettent en place des ripostes concrètes. La part de fausses promesses et d’hypocrisie autour des « nouvelles routes de la soie » est ainsi mise au grand jour, tandis que les pratiques douteuses de Pékin concernant les droits de l’homme sont régulièrement dénoncées. En alertant sur les manœuvres d’influence et de déstabilisation menées par Pékin, les pays baltes souhaitent déclencher une réaction plus large au sein de l’Union Européenne.
La campagne de désinformation avec la Russie : toujours présent
Si les pays baltes sont aussi réactifs, c’est fort de leur expérience en tant que voisins de la Russie. Hier puissance occupante, elle renoue aujourd’hui avec ses rêves impériaux et est passée maître dans l’art de la déstabilisation par tous les moyens.
L’électrochoc remonte à 2007. À la suite du déplacement controversé d’une statue de soldat soviétique à Tallinn, capitale de l’Estonie, les tensions avec la Russie sont montées à incandescence. Peu après, l’Estonie subissait une vague de cyberattaques sans précédent, en provenance d’une centaine de pays différents mais téléguidées par Moscou, paralysant la plupart des sites gouvernementaux et les institutions bancaires. Authentique traumatisme, cet événement a amené une prise de conscience sur les mutations de la guerre au 21ème siècle : les affrontements informationnels, cognitifs et cyber ont remplacés les batailles rangées.
Cela ne sera pas démenti par la suite : en pleine crise de la Covid-19, le Kremlin fut accusé d’avoir mené d’intenses campagnes de désinformation visant à décrédibiliser le vaccin Pfizer/BioNTech, profitant des importantes communautés russophones présentes au sein des pays baltes (30% en Lettonie), particulièrement réceptives à la propagande, pour troubler au mieux les esprits. Autre point culminant des tensions qui agitent la région, le détournement en mai 2021 d’un avion de ligne et l’arrestation du journaliste Roman Protassevitch présent à son bord par la Biélorussie, avec la connivence de Moscou, a profondément marqué les esprits. Aussi a-t-on rapidement vu s’élever des drapeaux de l’opposition biélorusse au-dessus des rues de Riga, en soutien au journaliste. Cela a débouché sur une crise diplomatique entre la Lettonie et la Biélorussie. Cet épisode en dit long sur l’importance de l’information et de son contrôle, à l’heure où les affrontements se font sur le terrain informationnel.
Les pays baltes : tradition de résistance à la guerre cognitive
Ainsi, si le conflit informationnel qui se joue dans la région ne manque pas de marquer par l’asymétrie des forces et des moyens en présence, les Etats baltes se distinguent néanmoins par leur combativité. Certes, la protection de Washington dans le cadre de l’OTAN leur donne une certaine confiance et leur permet d’afficher une pugnacité démesurée par rapport à leur poids politique, militaire et économique. Néanmoins, elle ne saurait en être l’unique facteur : il est nécessaire d’étudier ces pays sur le temps long. Ayant connu les occupations successives, les innombrables redécoupages de leurs frontières au fil des traités négociés entre grandes puissances, ainsi que l’absorption au sein d’empires hégémoniques, les pays baltes connaissent le prix de leur indépendance.
Épris de liberté, ils ont su depuis longtemps investir le terrain de l’affrontement informationnel et de la guerre de communication pour défendre leur droit à disposer d’eux-mêmes. Identifiés dès l’origine comme des éléments perturbateurs par les autorités centrales soviétiques, les trois pays furent considérés comme la « façade occidentalisante » de l’URSS, bien plus perméable aux influences venant du bloc de l’Ouest que le reste des républiques socialistes, au grand dam du Kremlin. Aux menottes soviétiques, ils opposèrent une gigantesque chaîne humaine de 600km de long reliant Vilnius à Tallinn en passant par Riga, symbolisant leur contestation du régime. Les yeux et les caméras du monde entier furent ainsi braqués, le 23 aout 1989, sur cette véritable opération de communication que l’histoire a retenu sous le nom de « Voie balte » et que certains considèrent comme le point de départ du processus de désintégration de l’URSS[iii].
Aujourd’hui, ces pays se veulent être les fers de lance de la lutte contre les cybermenaces. Tirant les leçons de 2007, l’Estonie fut à l’initiative de la réaction européenne en matière de lutte contre les menaces hybrides : elle est aujourd’hui le 1er pays d’Europe et le 5ème du monde en matière de cybersécurité d’après l'Union internationale des télécommunications, et héberge le centre de cybersécurité de l’OTAN depuis 2008.
La position stratégique : du faible a fort
Pour subsister dans un environnement souvent conflictuel, les pays baltes usent des moyens dont ils disposent et qui leur permettent de surmonter leur petite taille. D’abord, bien qu’ils forment un bloc en réalité très hétérogène[iv], ils ont montré leur capacité à faire front commun et à parler d’une seule voix sur les dossiers internationaux. Cela est d’autant plus vrai quand la Russie ou la Chine donnent des signes d’agressivité, la menace commune permettant de souder les trois pays. Leur investissement très marqué au sein de l’UE et de l’OTAN leur fait également bénéficier d’un cadre protecteur.
Les Etats baltes ont ainsi fortement appuyé les sanctions économiques envers la Russie après l’annexion de la Crimée en 2014. De plus, à leur demande, depuis 2016, l’Otan déploie des soldats dans la région, parmi lesquels 300 soldats français qui stationnent sur la base militaire de Tapa, en Estonie, et qui assurent une forme de dissuasion. La recherche du soutien européen et américain participe donc d’une stratégie de désencerclement.
Enfin, le danger lié au voisin russe les a incités à acquérir une culture de la méfiance, à rester sur le qui-vive et à ne pas baisser la garde. Ils ont ainsi pu mettre sur pied des services secrets performants et investir le champ du numérique en y développant des compétences de pointe pour contrer les cyberattaques. Ils compensent aujourd’hui la faiblesse de leur moyen par une suractivité en réponse aux menaces, anciennes ou nouvelles. L’adversaire historique russe les a rompus à la guerre informationnelle et ils ont su déceler la menace chinoise relativement tôt, réagissant en conséquence : publication de rapports, expulsion d’acteurs chinois des secteurs stratégiques, actions concertées de boycott.
Malgré tout, les Etats baltes demeurent vulnérables tant le conflit est asymétrique. Aujourd’hui, les institutions européennes leur offrent une caisse de résonnance et leur action pourrait enclencher une prise de conscience à l’échelle du continent vis-à-vis des dangers qui le guettent.
Alexandre Jeandat,
Etudiant de la 25ème promotion SIE
[i] En 2020, le volume des échanges sino-baltes a atteint 3,1Mds EUR, en hausse de 17% par rapport à 2019. Les trois pays baltes enregistrent un déficit commercial global de 1,93 Mds EUR. La balance commerciale indique clairement des échanges qui profitent davantage à la Chine.
[ii]Rapport International Security and Estonia 2021
[iv] A ce titre, l’expression « pays baltes » peut porter à confusion : elle désigne une réalité géographique mais qui tend à faire oublier les différences culturelles, linguistiques, économiques et politiques entre les trois pays, qui disposent chacun d’une identité très marquée. L’Estonie, par exemple, serait plutôt à rapprocher de la Finlande (groupe ethnolinguistique finno-ougrien) tandis la Lituanie a longtemps partagé un destin commun avec la Pologne. L’alliance de ces trois Etats qui sont, au final, peu comparables, n’est donc pas naturelle et il est remarquable de constater leur capacité à s’accorder sur un certain nombre de sujets internationaux.