L’intelligence artificielle redéfinit les rapports de force internationaux, transformant la technologie en un puissant levier d’influence. Entre États et entreprises, la lutte pour maîtriser l’IA se déploie sur tous les maillons de la chaîne de valeur, des infrastructures aux talents, en passant par le cloud. Ce nouvel écosystème révèle une course dans laquelle le contrôle de l'information et de l'innovation devient synonyme de pouvoir global.
Comment appréhender le changement de paradigme qu’amène inévitablement l’IA dans les rapports de force internationaux ? Étant donné son envergure et sa pluridisciplinarité, elle révolutionne ses domaines d’application, le monde se retrouve bouleversé. Entre entreprises privées et états, la lutte s’échelonne sur tous les niveaux de la chaine de valeur. Cette course vers les cimes est tout d’abord accroissement de puissance avant d’être technologique. Qui arrivera à tenir tête dans la lutte au sommet et qui s’inclinera devant les puissants ?
Comment tout a commencé et qui sont les acteurs du changement
Ce que nous appelons Intelligence Artificielle n’est pas née au sein des GAMAM (nom donné pour désigner les cinq grandes entreprises de la tech : Google, Amazon, Méta, Apple, Microsoft). Le concept a émergé il y a 90 ans du cerveau d’Alan Turing, père de l’informatique. Il conceptualisait, en 1936, une machine, la machine de Turing, capable de naviguer dans une mémoire tout en interprétant des symboles et ayant la capacité de modifier et d’améliorer son propre programme. L’empreinte d’Alan Turing est aujourd’hui toujours présente dans le domaine de recherche sur l’Intelligence Artificielle, le test de Turing (test pratique inventé par Alan Turing) est toujours le test de référence pour évaluer « l’intelligence » d’un algorithme. L’IA est née, aussi étonnant que cela puisse paraitre, il y a 90 ans à la même époque que la voiture moderne.
Entre Alan Turing et Sam Altman (DG de OpenAI) l’IA s’est métamorphosée, passant d’un concept de mathématicien à l’avant-garde de sa discipline à un ogre menaçant l’ordre établi. Ses compétences ont évolué de manière exponentielle, passant d’un cadre purement théorique à la génération de portrait réaliste de personne n’ayant jamais existé.
Le point de bascule vers l’IA moderne se situe en 1997 avec l’équipe dirigée par le chercheur français Yann LeCun. Ces chercheurs, en travaillant sur un système de gestion automatique des chèques pour la banque des États-Unis d’Amérique, ont créé la rupture avec les algorithmes de l’époque et ont marqué le début de l’air du Machine Learning. Dès lors, l’intérêt s’est fait de plus en plus grand et les fers de lance de ces innovations ont été les entreprises de la Silicon Valley.
Aujourd’hui, l’IA attire toutes les convoitises et les start-ups de Palo Alto d’hier, à elles-seules, concurrences aujourd’hui les économies les plus développées du monde. C’est dans cette perspective-là, en réalisant que les IA développées par les GAMAM sont au cœur de pratiquement tous les téléphones de tous les foyers du monde, que l’on se rend compte de la puissance de ces cinq sociétés.
Si l’on compare les acteurs en fonction du nombre de publications scientifique autour du domaine de l’intelligence artificielle, le constat parait clair. On remarque un trio de tête avec, respectivement, la Chine, l’Inde et les États-Unis, loin devant un peloton composé des pays d’Europe de l’Ouest, du Commonwealth et d’économie florissante d’Asie de l’Est.
Cependant, lorsque l’on compare non plus en fonction des publications, mais en fonction de l’application réelle dans l’économie mondialisée, on constate un quasi-monopole des États-Unis. Ce monopole est faiblement contesté par la présence d’entreprise chinoise, anglaise et depuis peu française grâce à Mistral AI.
C’est cet état des lieux qui est le plus préoccupant. Car loin, de concentrer toutes les publications sous son enseigne, elle réussit à drainer les cerveaux et les investissements. Les chercheurs, faute de débouché et de financement dans leur pays, viennent s’épanouir dans le pays de l’oncle Sam.
Toutes les plus grandes sociétés de l’IA battent pavillon américain alors que les États européens sortent à peine de leur état de torpeur, ne se rendant pas encore compte du pillage de leurs ressources. L’IA est au cœur de tous les logiciels que nous utilisons au quotidien. Contrôler l’IA, c’est contrôler la diffusion de l’information, contrôler le narratif et in fine contrôler la perception de la réalité. La bataille de l’IA est la plus grande guerre de l’information que l’humanité ait connue.
Analyse des différentes strates de la chaine de valeur
Pour comprendre de manière holistique les rapports de force au sein de l’IA, il est important dans un premier temps de comprendre les relations au sein de la filière. Des matières premières aux produits manufacturés, essentiels pour fournir les besoins en puissance de calcul toujours plus grand. En passant par les systèmes de cloud pour stocker les quantités titanesques de données autour des IA. Pour terminer par le capital humain, clé de voute de l’innovation, et les réglementations qui tentent de cadrer la hardiesse des leaders du secteur.
Lutte autour des semi-conducteurs et des matières premières nécessaires à leur fabrication
C’est la crise des semi-conducteurs de 2020 qui a révélé au monde l’importance de ces composants dans notre utilisation quotidienne : voiture, appareil ménager, et industrie des cartes graphiques.
C’est cette dernière qui est vital et va nous intéresser. Les semi-conducteurs sont décisifs pour les créations de cartes graphiques (GPU), ils sont au centre des IA les plus pointues. L’explosion de la valeur de Nvidia (leader sur le marché des cartes graphiques) en bourse est directement corrélée avec la course à l’IA la plus performante.
La manufacture de semi-conducteur est extrêmement complexe et les sociétés capables d’opérer la transformation de matière première en semi-conducteur de pointe est restreinte. Ce qui crée un marché tendu, extrêmement dépendant des autres acteurs de la chaine de valeur, mais aussi et surtout des réglementations et de politique régionale. De plus, toutes les opérations de transformations n’ont pas la même valeur ajoutée et celles qui en ont le plus sont soumises à des pressions d’autant plus forte qu’elles sont des « goulots d’étranglement ». Maîtriser ces opérations revient à activer un levier puissant pour influencer toute la filière.
Le tableau montre clairement les opérations à forte valeur ajoutée : outils de fabrication, conception et fabrication des semi-conducteurs. On remarque très clairement la domination des segments clés par les États-Unis et ces alliés, le Japon, Taïwan et l’Europe. Cette domination des occidentaux sur la manufacture des semi-conducteurs et pratiquement sans conteste. La Chine parait être la grande absente de cet échelon de la chaine de valeur.
La question de la dépendance se pose surtout vis-à-vis des États-Unis et de leurs alliés et particulièrement Taïwan à travers son entreprise Taiwan Semiconductor Manufacturing. Company (TSMC). Cette entreprise est le premier fournisseur de puces graphiques pour Intel, Nvidia et AMD qui sont les entreprises qui, à elles 3, produisent toutes les cartes graphiques du marché. Le conflit entre Taïwan et la Chine, malgré les efforts de délocalisation des usines de TSMC en dehors de Taïwan, fait planer une menace considérable sur le secteur.
Cependant, si la Chine parait être un concurrent lointain sur ce marché, elle tient une place décisive en amont de la filière. Et pour cause, la chine est considérée comme le « Breadbasket » ou « grenier à blé » des matières premières nécessaires à la manufacture des semi-conducteurs.
Ce graphique témoigne bien de l’ampleur de la domination de la Chine sur les matières premières : gallium, tungstène et magnésium en contrôlant respectivement : 95.7 %, 83.6 % et 82 % de la production de ces métaux. On peut aussi citer la production de silicium, le matériau le plus utilisé pour la fabrication : elle détient 64 % de la production.
Ce qu’on peut tirer de ce constat est que malgré la faible présence dans la manufacture des semi-conducteurs, la Chine a compensé par une forte dépendance de ce même marché envers ses matières premières. Cette dépendance du marché ne risque pas de s’amenuir, car la Chine a affirmé sa volonté de progresser fortement et de devenir un acteur majeur de la manufacture des semi-conducteurs. À l’avenir, la place de la Chine dans l’amont de la chaine de valeur de l’IA risque d’être colossal.
Lutte autour du contrôle du cloud
Le deuxième niveau à surveiller dans la chaine de valeur sont les serveurs de cloud. L’IA, comme nous le savons, moissonne des quantités faramineuses de données et fait des liens entre elles pour répondre à nos demandes. C’est dans le traitement de cette formidable quantité de donnée que le cloud intervient. Toutes les données relatives à l’IA, que ce soient les Large Language Model (LLM) ou les IA au centre des réseaux sociaux, se doivent d’être stockés quelque part et être consultable à n’importe quel moment de n’importe où.
Les points de vigilance, bien qu'ils ne soient pas propres à l'IA mais plutôt symptomatiques des environnements cloud, viennent s'ajouter aux aspects à surveiller. Il semble donc pertinent de refaire le point sur le secteur du cloud et d'analyser en quoi celui-ci peut impacter l'IA du point de vue de l'intelligence économique (IE).
Ce graphique illustre bien l’échiquier des acteurs présents sur le marché du cloud. On remarque bien la domination quasi oligopolistique d’Amazon Web Service, Microsoft Azur et Google Cloud Plateform. Elles représentent respectivement 32 %, 23 % et 10 % des parts du marché mondial du Cloud. Cette analyse corrobore le constat embarrassant de grandes entreprises et institutions françaises contractant avec ces géants aux dépens de fournisseurs locaux et de la souveraineté de leurs données. Ce fâcheux constat entraîne des conséquences notoires que nous explorerons dans la suite de cette étude.
Avant ça, nous devons comprendre les grandes distinctions du Cloud pour cerner les enjeux d’un cloud souverain. Pour ça, il faut distinguer les trois grands types : le cloud public, le cloud privé et le cloud hybride. Afin d’être le plus concis possible, car ce n’est pas le sujet de l’article, je vais volontairement vulgariser la distinction qui se produit au niveau de la gestion opérationnelle du cloud. Le cloud public est un cloud sous-traité à un tiers qui pour optimiser ses coûts stockera nos données sur des infrastructures mutualisées avec d’autres tiers recourant à ses services. Le cloud privé est l’opposé, c’est-à-dire l’internalisation totale des serveurs cloud. Et l’hybride est un recours à du cloud public sur certaines données et à un cloud privé pour des données plus sensible.
L’intérêt de cette contextualisation est de comprendre la relation entre les bénéficiaires ultimes des services de cloud (entreprises de l’IA) et les fournisseurs de cloud. Cette relation est importante, car adoptée en 2018, la loi fédérale des États-Unis dite du Cloud Act impose une réglementation avec une dimension extraterritoriale sur les données stockées sur des services de cloud étasuniens. Cette réglementation permet entre autres de doter la juridiction des États-Unis de capacités de récupérer des données stockées sur le cloud sans passer par les procédures habituelles du droit.
C’est de ce point précisément où il faut être particulièrement circonspect, nous savons la tendance que les États-Unis ont d’utiliser leur système juridique en tant qu’arme de guerre économique. Si le stockage, sur le cloud, des données telles que les mails ou autres dossiers sensibles a pu porter préjudice à des entreprises françaises dans le passé. L’accélération de l’adoption de l’IA dans les sociétés ne doit pas se faire sans réflexion de quelles données nous transférons à l’IA – ce risque est d’autant plus grand si on considère l’embarrassante tendance des IA à recueillir toutes les données qu’on lui transmet et à les utiliser à ses fins propres.
Lutte pour le capital humain
Le capital intellectuel est une des couches les plus hautes de la chaine de valeur. L’importance de cette ressource a été comprise pour la plupart des acteurs du secteur. Notamment des grandes universités françaises comme Paris-Saclay, porteur d’un grand projet de fédération de la recherche autour d’un pôle d’excellence : l’institut DataIA.
Cela n'empêche pas qu'il existe une lutte intense pour obtenir les meilleurs talents, ceux qui offriront l'avantage décisif sur la concurrence. Cet affrontement se retrouve à deux niveaux : un niveau micro, entre les universités et le privé et un niveau macro, entre états.
Le rapport de force entre le secteur universitaire et privée est totalement déséquilibré, le domaine académique a beaucoup de mal à conserver ses meilleurs talents. Ils sont systématiquement démarchés par des entreprises privées comme les GAMAM qui offrent des opportunités d’évolution importantes, des salaires beaucoup plus élevés et enfin l’accès aux quantités massives de données qu’ils collectent.
Cette inégalité crée un déficit de connaissance dans certains domaines de la discipline comme la recherche sur l’éthique, les potentielles externalités négatives ou des questions d’intérêt général. Et cela au profit d’une direction toujours plus mercantiliste dictée par les GAMAM. Le risque premier de la concentration de talent dans des sociétés privées, non française, et l’exposition des institutions et des entreprises françaises à une dépendance envers des consultants externes ou des solutions toutes faites. Cela aurait pour conséquence de diminuer fortement notre compétitivité à l'échelle mondiale.
Le deuxième élément est l’intensification de la fuite des cerveaux des pays les moins riches au plus riche. Étant donné que les pays les plus riches peuvent se permettre d'investir massivement dans leurs infrastructures, ce qui dynamise leurs marchés et attire davantage d'investissements. L’objectif est donc de créer un climat assez stimulant pour conserver ses talents tout en étant le plus attractif pour attirer les chercheurs expérimentés des autres pays. La latence accumulée par les pays qui perdent leurs experts et ne sont pas assez attractifs et stratégiques dans la course que se mènent les pays pour la domination de l’IA. La souveraineté future des pays dépend des politiques d’investissement et de stimulation de l’économie.
Ce graphique met en évidence l'importante disparité des investissements entre les différents pays en compétition. Cet écart ne fait que confirmer l’avance des États-Unis sur l’IA, le drainage de matière grise n’est que proportionnel à cette différence. La France est un vivier de talent qui forme parmi les meilleurs ingénieurs du monde, reconnut pour leur base théorique forte et leur instinct pragmatique. La communauté française installée autour de San Francisco est estimée à 60 000 personnes, cet intérêt des Français pour la Californie ne parait pas étonnant quand l’on connait les faits d’armes des Français dans les GAMAM. Une liste exhaustive de tous les Français présents à des postes élevés d’entreprises de la tech paraitrait peu pertinente, mais la diaspora française a énormément contribué à l’éclosion des meilleurs IA de la Silicon Valley. On peut tout de même citer Yann LeCun, mentionné auparavant, un des pères de l’apprentissage profond travaillant pour Meta. Ainsi que l’un de ses collègues d’antan, Léon Bottou lui aussi français ou Luc Vincent, père du Google Street View…
Luc Julia, auteur de l’assistant vocal Siri, propose une explication pour la migration de nombreux Français pionniers en IA vers les États-Unis. Son explication corrobore ce que nous voyons sur le graphique : la France n’a pas été précurseur dans l’IA avant l’engouement certain des dernières années. Il était difficile de s’épanouir dans ce secteur qui était considéré comme secondaire. Les seules entités à valoriser réellement le secteur étaient les entreprises de la Silicon Valley, qui ont perçu son potentiel dès le départ.
Malgré un constat amer, la France conserve une attractivité dans le domaine de l’IA, grâce néanmoins à des instituts comme DataIA, et un réveil politique sur l’intérêt et l'enjeu que représente cette rupture technologique.
Lutte réglementaire
La fixation de l’UE envers la réglementation est surement un des points qui a fait couler le plus d’encre au sein des innovateurs européens et qui a provoqué une certaine raillerie outre-Atlantique. Effectivement, la réglementation n’existait pas dans ce secteur en pleine effervescence jusqu’à ce que l’UE vote en juin 2024 un cadre réglementaire à vocation d’application en aout 2026.
Cette « IA act » a pour objectif de cadrer le secteur, à l’image des lois RGPD avec les données utilisateurs, et ainsi promouvoir des pratiques d’innovation plus raisonnées. Les buts affichés sont d’interdire des pratiques « contraires aux valeurs de l’UE », de renforcer les exigences des IA considérée comme à « haut risque » tel que : la santé, la sécurité et la justice et de protéger les consommateurs européens et leurs droits fondamentaux (données personnelles…).
Une autorité sur les marchés serait créée afin de surveiller les pratiques et garantir le respect des exigences et des obligations. À l’instar des dernières sanctions conçues pour contenir l’appétit vorace des GAMAM pour le marché européen, les amendes sont sévères et pourraient s’élever jusqu’à 7 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise.
De façon similaire à la réglementation RGPD, ce cadre législatif à une portée extraterritoriale. Le champ d’application est très large. Que les opérateurs soient basés dans l'Union européenne ou à l'étranger, dès lors que leurs systèmes sont destinés à être utilisés dans l'UE, ils tombent sous la juridiction de l’IA act. Il existe même une spécificité intéressante relative aux IA à « haut risque » : si un opérateur européen développe une IA considérée comme tel dans un pays extérieur à l’UE, elle tombe sous la juridiction de l’IA Act et même si cet opérateur ne commercialise pas cette IA dans l’UE.
En dépit des nombreuses vertus de l’IA Act comme potentielle arme économique, des inquiétudes surgissent face à une réglementation apparue « trop tôt » dans un climat d’innovation. Certains pointent la charge administrative trop importante que cela pourrait avoir sur des petites structures et étoufferait alors l’innovation, surtout au sein de l’UE. Le frein à l’innovation n’est pas que le seul point sensible, l’appréhension se tourne aussi vers une explosion des coûts de développement et de mise en conformité pour ces mêmes structures.
In fine, l’incertitude qui plane est de discerner si, malgré ou en conséquence de la réglementation de l’UE, elle se sera capable de rattraper son retard et de conserver ses entreprises et ses talents sous son giron.
La guerre de l’information à l’ère de l’IA
Maintenant que nous disposons d'une grille de lecture adaptée aux rapports de force liés aux enjeux précédant même l'utilisation de l'IA. Il est essentiel de comprendre comment s'engage une guerre de l'information à travers l'IA. Elle est notamment utilisée dans le cadre de guerres de l’information sur les réseaux sociaux. Parfois, les algorithmes de ces plateformes sont exploités par leurs opérateurs pour mener de vastes campagnes d'influence. D'autres fois, ce sont des IA génératives ou spécialisées qui sont mobilisées, particulièrement via des armées de bots, pour des opérations de manipulation de l’information plus ciblées sur des publics spécifiques.
L’utilisation de l’IA pour « humaniser » le comportement de bots
Un des axes de bataille majeurs de guerre de l’information est la réalisation de campagne de désinformation grâce à l’utilisation de bots interagissant sur les réseaux à la manière d’un humain. Ce problème a été bien documenté, la firme Méta en 2019, année record, annonçait avoir supprimé six milliards de faux comptes sur son réseau Facebook.
Pour prendre l’ampleur de ce chiffre, il faut se rendre compte que cela représente presque la totalité de la population mondiale et dépasse significativement le nombre d’utilisateurs « humains » de la plateforme. La lutte contre les bots sur les réseaux n’est pas équivalente sur toutes les plateformes. Des réseaux comme X (ex-Twitter), Tiktok ou Reddit ont des réglementations beaucoup plus floues en matière de création de compte, ce qui laisse une place pour l’existence de certains types de bots.
L’utilisation de bots alimentés par l’IA devient de plus en plus courante, et de nombreux utilisateurs se sont amusés à ridiculiser ces faux comptes en ligne. En dehors du côté ironique du burlesque de certaines interactions, ces chatbots s’améliorent de jour en jour, rendant la distinction de plus en plus difficile. Dans certains cas, des « cyborg accounts » sont utilisés dans certaines campagnes d’influence. Ce sont des bots qui sont chapeautés par des humains afin de maximiser leur vraisemblance dans leurs interactions et qui les rend d’autant plus durs à détecter.
Une arme pour contrôler l’agora du XXIe siècle
Malgré la viralité des situations ubuesques que peuvent générer certaines interactions avec les utilisateurs des plateformes, ces armées de bots sont dirigées par de véritables mercenaires. Les moyens limités requis pour mener ces opérations permettent aussi bien à des services spécialisés de grandes organisations qu’à des hackers cherchant à arrondir les fins de mois de mener des opérations d’influences.
L’intérêt majeur de ces campagnes n’est pas de divertir, au contraire. Le véritable objectif est de se fondre dans l’espace public pour tromper, orienter et amplifier une information orientée afin de manipuler l’opinion publique avec une efficacité encore jamais constatée dans l’histoire de l’humanité.
Voici quelques exemples de modus-operandi des campagnes d’influences menés par ces faux comptes :
Amplification artificielle de contenu : Les bots likent, partagent et commentent des publications pour manipuler l'algorithme et augmenter la visibilité effective de la communication.
Diffusion de la désinformation : Utilisation de bots pour propager des fausses informations et orienter in fine le débat public. Cette technique est utilisée régulièrement pour créer la discorde, discréditer des opposants ou diffuser de la propagande comme sur le conflit russo-ukrainien.
Harcèlement et intimidation : Ils peuvent être utilisés pour attaquer et discréditer les personnes qui expriment des opinions divergentes. Ils inondent alors les réseaux sociaux de messages haineux et de menaces, créant ainsi un climat d'intimidation qui décourage la participation au débat public.
Influence sur les élections : C’est un cas, malheureusement, fréquent et assez médiatisé. Surtout depuis les dernières élections américaines de 2020 qui ont mis en lumière ces pratiques. Pour ce faire, tous les exemples de désinformations précédents sont utilisés et ceci indépendamment de la couleur politique.
L'information au plus offrant
Le licenciement de Timnit Gebru chez Google est un exemple emblématique. Timnit Gebru était la codirectrice en charge de l’équipe d’éthique dédié à l’IA chez Google, son licenciement en 2020 a marqué profondément les esprits au sein des géants de la tech.
Elle s’était exprimée ouvertement sur les dangers des algorithmes développés par Google – qui sont le cœur de la technologie des réseaux sociaux de l’entreprise. Elle alertait sur les dangers que représentaient en matière de discrimination, de diffusion, de désinformation ces modèles d’IA de grande taille. Les remarques soulevées par ces révélations comprenaient l’opacité des algorithmes, la difficulté de contrôler leur fonctionnement et les dangers pour la vie privée, la liberté d’expression et la démocratie.
Ces observations faisaient ressortir plusieurs points importants quant à la direction qu’allait prendre les algorithmes à la base des réseaux sociaux. Premièrement, la priorité au profit au dépit de l’éthique, en privilégiant l’engagement à tout prix, même si cela devait impliquer du contenu biaisé ou de la désinformation. Deuxièmement, sans restriction et favorisé par les algorithmes, la désinformation allait maintenant devenir bon marché et plus efficace que l’information de qualité. Et troisièmement, l’amplification de contenu jugé comme attractif et engagent et son corollaire l’uniformisation des contenus produits par les créateurs autour d’une tendance globale jugée comme « optimale ».
L’IA comme utilisé pour déstabiliser des Etats
Le précédent scandale n’est pas qu’un cas isolé qui ne concernerait que Google, bien au contraire, la course effrénée vers le profit compte parmi ses participants toutes les grandes sociétés de la tech.
Méta, la maison mère de Facebook, a également manifesté son intention de privilégier les gains financiers au détriment de l'éthique. La révélation des Facebook Files en septembre 2021 par le Wall Street Journal et la lanceuse d’alerte Frances Haugen l’a confirmé. Des communications internes compromettantes sont alors révélées concernant des décisions illégales et immorales faites par les dirigeants. Les documents montraient que les dirigeants avaient conscience des conséquences néfastes de leur algorithme sur les utilisateurs à travers les réseaux sociaux.
Les réseaux sociaux, représentent le terrain rêvé pour mener des guerres d’information et parfois même à l’échelle d’un Etat. Des études de l’université d’Oxford révèlent que 81 pays mènent des opérations de propagande sur les différentes plateformes numériques, exploitant les réseaux sociaux pour influencer l’opinion à des fins géopolitiques. Des puissances telles que la Russie et la Chine se sont servies de ces plateformes pour interférer dans des élections étrangères et propager de la désinformation. Les algorithmes des réseaux sociaux, conçus pour maximiser l’engagement, favorisent les contenus sensationnalistes, amplifiant la haine et les discours extrêmes favorables au bon déroulement d’une campagne d’influence massive.
Cela a conduit à des conséquences tragiques, comme les violences contre les Rohingyas au Myanmar à partir d’aout 2017, alimentées par la diffusion massive de rumeurs et de messages de haine. Ce drame a bien été documenté et la responsabilité de Méta et de son algorithme dans ce bain de sang ont été confirmés. Les conditions initiales étaient propices au dérapage qui a suivi : 85 % du trafic internet passait par la plateforme pour quelques « douzaines » de modérateurs.
En vérité, Méta s’appuyait principalement sur des acteurs de la société civile pour faire la modération et les messages de haine mettaient quatre jours avant d’être supprimé, ce qui laissait bien le temps aux messages d’être diffusés. Des observateurs ont remarqué une augmentation de 200 % des appels à la violence après le début de la répression des Rohingyas. Ce qui montre comment une optimisation d’un algorithme débridé couplé à un manque de modération a pu être utilisé pour appeler à la haine de cette communauté. Le malheur des Rohingyas est malheureusement un cas d’école des nouvelles guerres de l’information qui se déroulent depuis l’avènement des IA.
Et pourtant le cas de la Birmanie n’est pas isolé, Sophie Zhang, ancienne employée de Facebook, a révélé comment l’entreprise a volontairement ignoré des ingérences politiques majeures. Que ce soit au Honduras, en Azerbaïdjan, en Inde et en Ukraine et malgré les preuves qu’elle fournissait, les révélations ont été ignorées. Montrant une fois de plus l’inaction des décideurs et la puissance des réseaux sociaux dans ces guerres d’informations.
L'intelligence artificielle redéfinit aujourd'hui les stratégies de pouvoir, et plus particulièrement, la guerre de l'information. À travers des réseaux de bots hyperréalistes, des algorithmes calibrés pour l’influence, et une capacité sans précédent à diffuser massivement des contenus ciblés, l'IA s'impose comme une arme redoutable pour orienter l'opinion publique et manipuler la perception collective. Les grandes entreprises de la Silicon Valley et les puissances étatiques exploitent déjà ces technologies pour affirmer leur contrôle et façonner l’agenda global. Transformant le champ numérique en un véritable théâtre d’opérations où la vérité elle-même devient une ressource disputée.
La maîtrise de l’IA dans ce contexte devient un levier stratégique pour ceux qui peuvent en comprendre et en exploiter toutes les potentialités, laissant les autres spectateurs ou victimes de ces manipulations de masse. La question n’est donc plus de savoir si l’IA va changer les règles de la guerre de l’information, mais de voir jusqu’où ira cette transformation, et qui en sortira vainqueur.
Nino Bertrand (SIE28 de l’EGE)
Sources
B.J. Campbell, History of artificial intelligence (AI), Britannica, 12/09/2024
Yann Lecun, Léon Bottou, Yoshua Bengio, Reading Checks with multilayer graph transformer networks, 1995,
Ahmed H. Al Marzouqi, Alya A. Arabi, A comparative analysis of the performance of leading countries in conducting artificial intelligence research, Wiley, 28/06/2024
Lippoldt Douglas, AI innovation concentration and the governance challenge, CIGI, 04/2024
Stephanie M. Noble, Martin Mende, Dhruv Grewal, A. Parasuraman, The Fifth Industrial Revolution: How Harmonious Human–Machine Collaboration is Triggering a Retail and Service Revolution, Journal of Retailing, 06/2022
Saif M. Khan, Dahlia Peterson, Alexander Mann, The Semiconductor Supply Chain: Assessing National Competitiveness, CSET, 01/2021
Khuong Vu, Kris Hartley, and Atreyi Kankanhalli, Predictors of Cloud Computing Adoption: A Cross-Country Study, ResearchGate, 04/2020
Praveen Borra, An Overview Of Cloud Computing And Leading Cloud Service Providers, IJCET, 05/2024
Tim Cochrane, Hiding in the eye of the storm cloud: how cloud act agreements expand u.s. extraterritorial investigatory powers, Duke Journal Of Comparative & International Law, 09/2021
Roman Jurowetzki, Daniel S. Hain, Juan Mateos-Garcia, and Konstantinos Stathoulopoulos, The Privatization of AI Research(-ers): Causes and Potential Consequences – From university-industry interaction to public research brain-drain?, Aalborg University Business School, UK, 15/02/2021
Adela Socol, Iulia Cristina Iuga, Addressing brain drain and strengthening governance for advancing government readiness in artificial intelligence (AI), University of Alba Iulia, 06/2024
Nestor Maslej, Loredana Fattorini, Raymond Perrault, Vanessa Parli, Anka Reuel, Erik Brynjolfsson, John Etchemendy, Katrina Ligett, Terah Lyons, James Manyika, Juan Carlos Niebles, Yoav Shoham, Russell Wald, and Jack Clark, “The AI Index 2024 Annual Report,” AI Index Steering Committee, Institute for Human-Centered AI, Stanford University, Stanford, CA, April 2024
Margaux Vulliet, Comment les Français sont devenus les rois de l'IA... dans la Silicon Valley, Tech&Co, BFMTV, 16/04/2023
Margaux Vulliet, "La Ligue 1 de la tech": pourquoi San Francisco continue de fasciner les entrepreneurs français, Tech&Co, BFMTV, 07/01/2023
Intelligence artificielle : le cadre juridique européen de l'IA en six questions, Vie-publique.fr, 21/08/2024
Règlement (UE) 2024/1689 du Parlement européen et du Conseil établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle, EUR-Lex, 13/06/2024