Les manœuvres informationnelles autour de la fusion de deux géants du forage et de l’exploitation en eaux profondes
Début novembre 2021, dans un grand nombre de magazines spécialisés en affaires maritimes et dans la presse généraliste, la fusion de Noble Corp. et de Maersk Drilling, deux leaders mondiaux de l’exploitation de matières premières en mer profonde est présentée comme la naissance d’une nouvelle force mondiale en capacité technique d’exploitation en mer. Mais derrière cette opération, subsistent des zones d’ombre, notamment sur le rôle d’acteurs périphériques tels que le blog Iceberg Research.
Historique d'une fusion réussie de deux mastodontes
« L’entité formée deviendra la troisième plus grande flotte de plateformes de forage au monde, derrière China Oilfield Services et Valaris. Les avantages de cette fusion font que la flotte combinée de ces deux géants, une flotte majoritaire capable d’opérer dans les environnements les plus profonds et difficiles et l’une des plus jeunes du monde avec un âge moyen des plateformes de 8,1 ans »[1]. (Agence Ecofin) La société issue de la fusion s'appellera Noble Corporation et ses actions seront cotées à la Bourse de New York et au Nasdaq de Copenhague. Par ailleurs, l’actions de Maersk Drilling bondit de 17,92% le jour même de l’annonce de la fusion[2].
La transaction devrait être finalisée mi-2022 et le siège de la société combinée sera à Houston au Texas et non plus à Copenhague comme cela était le cas pour Marsk Drillings. De ce fait, toutes les restructurations à venir de la société – anticipées ci-dessus – seront gérée par le droit américain. De fait, tous les litiges et les poursuites encadrés par la loi danoise et européenne seront évités. Bien que les deux sociétés étaient des concurrentes directes, Noble est considéré comme « le partenaire idéal pour Maersk Drilling » et cette dernière accrédite les impacts à court terme sur son organisation à cette fusion.
Les communiqués officiels des deux sociétés vantent aussi les bénéfices de cette fusion. Sur le site officiel de Maersk Drilling, il est en effet écrit que « l'accord de regroupement d'entreprises a été approuvé à l'unanimité par les conseils d'administration de Noble et de Maersk Drilling, et il est également soutenu par les principaux actionnaires des deux sociétés, y compris les trois principaux actionnaires de Noble. La combinaison est une transaction principalement entièrement en actions où les actions de la société combinée seront réparties également entre les actionnaires actuels de Noble et de Maersk Drilling. La transaction sera mise en œuvre par l'intermédiaire d'une société holding de droit anglais, qui fera une offre publique d'échange volontaire aux actionnaires de Maersk Drilling »[3].
D’autre part, les marines nationales africaines, sud-américaine ainsi que celles du Moyen-Orient, importants clients et utilisateurs des plateformes de ces deux géants applaudissent la fusion, ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on sait qu’en Angola et au large des côtes uruguayennes Maersk Drilling exploite les gisements les plus profonds du monde (environ 3,5km de profondeur). Dans toutes les présentations de cette fusion il est intéressant de relever que l’historique de la société Noble est passé complètement sous silence[4].
La production de connaissances comme moyen de déstabilisation
En février 2015, le blog Iceberg Research[5] divulgue des rapports cinglants sur les pratiques comptables de la société. La société est accusée d'avoir gonflé ses actifs, ce que Noble rejette. Quelques mois plus tard, le même blog publie son deuxième rapport, dans lequel il certifie que Noble a surfacturé des contrats de matières premières d'au moins 3,8 milliards de dollars, ce que Noble rejette à nouveau. En l’espace de seulement 3 ans, entre 2015 et 2018, la saga de l'effondrement de Noble a été dramatique : la compagnie passera d’une valeur marchande de plus de 6 milliards de dollars à moins de 80 millions. Noble a été obligé de vendre des milliards de dollars d'actifs, de supprimer des centaines d'emplois, le tout cumulé avec de lourdes dépréciations. Durant cette descente aux enfers, la société a continué à défendre sa gestion comptable[6],[7],[8]. En septembre 2018, Noble Group, plus grand négociant en matières premières d'Asie finalise la restructuration de sa dette de 3,5 milliards de dollars pour devenir une entreprise de négoce de charbon plus petite et non cotée, axée sur l'Asie.
La réorganisation de 3,5 milliards de dollars et le rachat de la dette de Noble Group a été d’une incroyable prouesse juridique[9] : il faudra une pléiade de cabinets conseils et d’avocats exerçants sur plusieurs continents pour arriver à conclure cette transaction. Sa réussite - unique dans sa complexité - vaudra d’ailleurs au consortium qui l’a défendu de recevoir un très grand nombre de prix d’Excellence internationalement reconnus (IFLR Asia Pacific Awards 2019[10], The Asia Legal Awards[11] et The Times Best Law Firms 2020[12].
Une attaque informationnelle sur plusieurs fort
Ces équipes internationales ont dût gérer des défis transfrontaliers sur plusieurs fronts : l’enregistrement de la société dans trois juridictions distinctes, la perte de la cotation de la société à Singapour, une campagne d'actionnaires militants, diverses procédures contentieuses et l'ouverture d'enquêtes réglementaires. De plus, la société avait des navires se déplaçant dans le monde entier, avait des actifs dérivés et financiers complexes, ainsi que des investissements dans des juridictions aussi éloignées que la Jamaïque et l'Indonésie. Enfin, les juristes ont dû reconstruire la confiance et le soutien des partenaires commerciaux de Noble.
« L'achèvement de la restructuration de l'entreprise permet aux activités de l'entreprise d'aller de l'avant sous sa nouvelle société holding, Noble Group Holdings Ltd. Soixante-dix pour cent des actions de Noble Group Holdings seront détenues par une structure dite ad hoc, représentant les créanciers de la société précédente, 20 % étant détenus par les actionnaires de la société précédente et 10 % par la direction » a déclaré la société dans un communiqué à la Bourse de Singapour (SGX) le 27 août 2018.
Ce qui est surtout à retenir ici, c’est qu’il est peu commun qu’une société accusée d’avoir menti sur près de 3 milliards de dollars d’actifs dans sa comptabilité puisse, après une prouesse juridique (qui restera un cas d’école), être rachetée à 70 % par des créanciers dont l’identité est maintenue secrète et ne pas avoir vu son nom et sa réputation ternis grâce à cette fusion avec un leader mondial (Maersk Drilling). Sa place et ses privilèges dans un marché déjà saturé en multinationales (Transocean, China Oilfield Services, Valaris, Seadrilling, Diamond Offshore Drilling, Shelf Drilling, Odfjell Drilling Group et KCA Deutag) ont, de plus, été sensiblement augmentés[13].
Derrière l’illusion de la façade de la fusion de Noble Corp. et Maerskl Drilling
La fusion des deux sociétés est auréolé d’un grand nombre de coïncidences de faits, de division stratégique, de nominations au conseil d’administration et de géolocalisation des engins de forages.
. Le brouillard sur les créanciers qui ont racheté Noble Corp.
Selon le site officiel de Noble Corp.[14] dans le conseil d’administration siège M. Hirshberg, « conseiller principal chez Blackstone Management Partners. Il a rejoint ConocoPhillips en 2010 et a pris sa retraite en janvier 2019. Avant de rejoindre ConocoPhillips, M. Hirshberg a travaillé chez Exxon et Exxon Mobil pendant 27 ans, occupant divers postes de direction dans la recherche en amont, les opérations de production, les grands projets et la planification stratégique. Son dernier rôle chez Exxon Mobil était celui de vice-président des projets mondiaux en eaux profondes et en Afrique ».
Auprès de M. Hirshberg, siège Mme Pickard qui « a occupé de nombreux postes à responsabilité croissante au cours de son mandat de 15 ans chez Royal Dutch Shell. Elle a occupé pour la dernière fois le poste de vice-présidente exécutive, Arctique et était responsable des efforts d'exploration de l'Arctique de Shell. Mme Pickard a rejoint Shell en 2000 après un mandat de 11 ans chez Mobil avant sa fusion avec Exxon ». Soulignons ici que la Royal Dutch Shell a vendu, au moment de la fusion, sa production de pétrole et de gaz dans le bassin permien, le plus grand champ pétrolier américain, à ConocoPhillips pour 9,5 milliards de dollars en espèces. Concernant l’équipe de Direction de Noble Corp, il est surprenant de constater que les postes des financiers, du marketing et contrat ont été conservé par les même équipes que celles qui ont participé à la chute vertigineuse de quelques milliards de Noble Singapour entre 2015 et 2018.
. Les eaux profondes de la Mer du Nord et de l’Arctique[15]
Alors que Maersk Drilling est en pleine négociation avec Noble pour la fusion, il rejoint un consortium formé par INEOS Oil & Gas Denmark et Wintershall Dea, de stockage de CO2. Celui-ci mûrit un projet particulièrement innovant, et complètement d’actualité : mettre en place des captures et du stockage de carbone basé sur la réutilisation des champs pétroliers et gaziers offshore abandonnés pour le stockage permanent du CO2.
Ce projet, porté par le Danemark, s’est fixé l’objectif de développer la capacité de stockage d'environ 3,5 millions de tonnes de CO2 par an d'ici 2030. Il est certain que la capacité combinée des deux sociétés en moyens logistiques va être une des forces de ce nouveau marché du stockage de CO2 dans les eaux profondes de la Mer du Nord et de l’Arctique.
Comment un magazine blogueur, inexistant avant 2015, réussit-il à faire chuter un empire du forage mondiale ?
Iceberg Research n’a produit aucun article avant 2015 et se vante d’être un blog qui vise à révéler des manipulations financières et fraudes comptables. Sa notoriété s’est construite autour des rapports qu’il a produits sur Noble Group. Le seul journaliste à avoir révélé son identité est Arnaud Vagner – ancien employé du groupe.
L’effondrement de la société qui aurait dût signer son arrêt de mort semble, en moins de 5 ans avoir, au contraire, signé sa renaissance. En effet, bien que sa valeur ait été divisée par 75, Noble est aujourd’hui un leader mondial incontestable dans son domaine. La holding née de la fusion entre une société saine et une société qui a été au bord de la faillite porte le nom de cette dernière et est administrée – à travers son Conseil d’Administration – par un haut conseiller de Blackstone.
Les intérêts non divulgués de Blackstone, les nouveaux contrats de stockages en mer profonde de CO2 pour atteindre les quotas d’émissions de CO2 promis par une multitude d’États et de multinationales sont-ils les prémices d’un « Nouveau Grand Jeu » qui se met en place avec des fusions de groupes mondiaux dans les forages en eaux profondes ?
Fatima Karroum