Les limites de l’initiative « French Tech » dans un contexte de guerre économique

Le défi de l’accroissement de puissance par le développement souverain de l’innovation et des nouvelles technologies n’est pas encore relevé à la hauteur des enjeux futurs qu’il représente. Créée en 2013, la mission French Tech, rattachée à la Direction Générale des Entreprises, a pour objectif de soutenir le développement des startup technologiques innovantes susceptibles de devenir des champions numériques français. La mission a ainsi vocation à répondre à un enjeu stratégique, celui du renforcement de notre souveraineté face aux géants technologiques américains et chinois, dans un contexte de guerre économique où les rapports de force entre Etats se jouent sur une diversité d’échiquiers, dont celui de l’innovation et des nouvelles technologies. Notre dépendance à l’égard des GAMAM (Google, Amazon, Meta, Apple, Microsoft) et notre difficulté à répondre aux enjeux auxquels sont confrontées les entreprises qui développent des technologies innovantes constituent un frein majeur à l’émergence de géants français du numérique.

Les Etats-Unis et la Chine disposent de ressources largement supérieures à celles de la France, leur permettant d’investir massivement dans le développement de l’innovation et des nouvelles technologies. Ainsi se présente un premier rapport de force dans lequel la France est en position de faiblesse. Pour pallier ce déséquilibre, la France a misé sur son attractivité, à travers la mission French Tech et l’initiative « Choose France », pour attirer les investisseurs étrangers afin de développer son écosystème entrepreneurial et l’innovation. Elle est ainsi devenue le premier pays européen à bénéficier d’investissements étrangers, y compris d’investissements directs étrangers (IDE). Cette dépendance vis-à-vis de l’étranger pour le développement de l’innovation et des nouvelles technologies, y compris dans des secteurs stratégiques, constitue une source de vulnérabilité pour la France, aussi bien sur le plan industriel et économique qu’en matière de souveraineté technologique. 

La limitation des dépendances économiques et technologiques à l’égard des acteurs étrangers est un enjeu central pour le renforcement de notre souveraineté et l’accroissement de notre puissance. 

 

Une dépendance aux GAMAM qui ne cesse de croître  

Grâce à une stratégie offensive qui repose sur la combinaison de l’intérêt national et des intérêts privés, dissimulée derrière un discours qui se veut soucieux de servir les intérêts de tous en soutenant le développement de l’innovation et la libre concurrence, les Etats-Unis renforcent leur position dominante dans la conquête du monde immatériel. Cet espace numérique constitue l’un des centres de gravité dans la guerre économique que se livrent les Etats pour accroitre leur puissance, comme en témoigne la compétition entre les Etats-Unis et la Chine dans le domaine du numérique et des nouvelles technologies, notamment de l’Intelligence Artificielle. Les Etats-Unis poursuivent ainsi leur modélisation de l’espace numérique, initié avec le développement d’Internet, au sein duquel l’emprise américaine sur nos données contribue à l’affaiblissement de notre souveraineté.

Dans un contexte où Microsoft, Amazon Web Services (AWS) et Google détiennent déjà à eux seuls près de 70% du marché du cloud, contre moins de 2% pour les premiers industriels européens (OVHcloud et Deutsche Telekom), les Etats-Unis sont toujours le premier pays investisseur en France dans des secteurs stratégiques tels que l’Intelligence Artificielle et le cloud, les technologies médicales et de santé (biotechnologies), et la cybersécurité. Le gouvernement français a choisi Microsoft, et non des solutions françaises qui existent pourtant, pour l’hébergement des données de santé de 300 000 à 600 000 patients français dans le cadre du projet Health Data Hub. Microsoft a par ailleurs conclu un partenariat avec la startup française Mistral AI dans laquelle l’entreprise américaine a investi 15 millions d’euros. Ce partenariat limite l’accès de la technologie française au seul service cloud de Microsoft qui a également prévu d’investir 4 milliards d’euros dans l’Intelligence Artificielle et le développement d’une infrastructure cloud en France, son investissement le plus important à ce jour. 

En ce qui concerne Google, l’entreprise américaine a conclu un partenariat avec Thalès pour développer un service cloud à destination, non seulement des entreprises privées, mais également des institutions publiques. De son côté, Amazon Web Services (AWS) investit 1,2 milliards d’euros dans le développement du cloud et de l’Intelligence Artificielle en France. L’entreprise IBM a quant à elle prévu d’investir 45 millions d’euros dans le quantique sur le plateau de Saclay. 

 

La French Tech face à la prédation économique des entreprises étrangères 

La stratégie offensive des Etats-Unis se donne également à voir à travers les prises de contrôle capitalistiques au sein des startups françaises. Le pourcentage d’entreprises innovantes qui, à la fin, sont rachetées par de grands groupes américains est de l’ordre de 80%. Les Etats-Unis surveillent de près l’émergence des nouveaux acteurs les plus prometteurs en matière d’innovation technologique en vue de les acquérir, ce qui permet aux GAMAM de maximiser leur emprise sur leurs marchés. Cette stratégie est soutenue par des fonds d’investissement enclins à prendre des risques, contrairement aux investisseurs français, et des fonds stratégiques comme In-Q-Tel, fonds de capital-investissement géré par la CIA, qui a contribué au rachat de Gemplus par les Etats-Unis. De nombreuses startups françaises qui développent des technologies stratégiques, parfois duales, passent sous pavillon américain à l’image de Capsule Technologie, rachetée par Qualcomm (2015), Moodstocks, rachetée par Google (2016), Medtech, rachetée par Zimmer Biomet (2016), Sentryo, rachetée par Cisco (2019) ou encore Alsid, rachetée par Tenable (2021). En ce qui concerne la startup Prophesee, qui développe une technologie de capteurs neuromorphiques pouvant être employée aussi bien à des fins civiles que militaires, le fonds In-Q-Tel est entré au capital de la startup en 2016. Prophesee, qui compte désormais dans son conseil d’administration des administrateurs américains et chinois, a par ailleurs bénéficié de l’investissement d’Intel Capital, conclu un partenariat avec l’entreprise américaine Qualcomm en 2023 et ouvert une filiale aux Etats-Unis et au Japon. Depuis 2018, In-Q-Tel, qui a ouvert un bureau à Londres, a investi dans une quinzaine de deeptechs européennes, notamment dans le secteur de la sécurité et de la défense. 

Dans un contexte où les relations économiques déséquilibrées et une absence de réciprocité avec la Chine conduisent à un risque accru de transfert forcé des technologies, la Chine, bien que plus discrète, réalise également des investissements et des prises de participation dans les startups françaises en vue de capter leur savoir-faire pour le déployer localement. La Chine a pour objectif de moderniser son industrie à l'aide des technologies de pointe transférées des pays bénéficiant de ses investissements. Les ressources considérables dont elle dispose lui permettent d’acquérir des pépites technologiques innovantes à travers le monde et notamment en Europe, en jouant sur les divisions intra-européennes. Ainsi, Prophesee, bénéficiant de l’investissement du fonds du capital-risque chinois Sinovation Ventures et de Xiaomi, a ouvert une filiale à Shanghai. La startup française Mindsay, spécialisée en Intelligence Artificielle, a quant à elle été rachetée par le groupe chinois Laiye en 2022 dans la perspective de créer un « hub technologique » à Paris. 

L’Etat, et plus précisément Bercy, dispose pourtant d’outils pour contrôler les investissements étrangers en France afin de préserver nos intérêts économiques et stratégiques mais ces-derniers sont peu utilisés et, quand ils le sont, mal employés. Par ailleurs, la situation fragile des startups au cours des différentes étapes de leur développement les expose davantage aux risques de captation de savoir-faire dans le cadre d’investissements et prises de participation étrangères qui aboutissent à un transfert forcé des technologies, des compétences et de la propriété intellectuelle, ce qui nuit à la compétitivité de la France sur le long terme. 

 

Les limites de l’initiative française 

Le cas de la startup Prophesee, créée en 2014 un an après le lancement de la mission French Tech, illustre les difficultés auxquelles les startups françaises sont toujours confrontées et ce, malgré la diversité des dispositifs mis en place par l’Etat pour soutenir la French Tech. La startup, qui a bénéficié de plus de 100 millions d’euros de levées de fonds et d’un investissement de la BPI à hauteur de 15 millions d’euros en juillet 2024, fait aujourd’hui l’objet d’une procédure de redressement judiciaire pour cessation de paiement. Malgré le succès de sa technologie et plusieurs projets en cours dans le secteur des voitures autonomes (avec Renault, Bosch), de la téléphonie mobile (avec Sony, Xiaomi, Qualcomm) ou encore avec la NASA et l’ESA, Prophesee n’est pas rentable, à l’image de nombreuses startups françaises avant elle qui ont fait faillite ou qui ont été contraintes de faire l’objet d’une acquisition, notamment par des groupes étrangers. Sur le pourcentage total des acquisitions de startups françaises par des entreprises du CAC 40, 70% sont le résultat d’acquisitions réalisées par des entreprises étrangères. 

Malgré l’initiative French Tech et les différents dispositifs mis en place par l’Etat, la France peine à répondre aux besoins des startups en matière de financement, d’industrialisation et de commercialisation, contraignant ainsi les startups à se tourner vers des acteurs étrangers pour leur développement ou à faire l’objet d’une acquisition. La France manque d’investisseurs capables d’accompagner la croissance des startups, aussi bien de Business Angels pour la phase d’amorçage que de fonds de capital risque pour soutenir leur développement en vue de leur passage à l’échelle et de leur industrialisation. Par manque de vision à long terme, de culture de l’échec, de prise de risque et par souci d’image, les banques et fonds privés français n’investissent pas assez dans les startups qui développent des technologies innovantes, parfois duales. Les grands groupes français quant à eux réalisent plus d’acquisitions à l’étranger et n’investissent pas assez en France, au détriment des startups françaises au fort potentiel qui manquent d’acquéreurs domestiques pour pallier le sous-financement dans leur passage à l’échelle, ce qui les empêche d’atteindre une taille critique. En France, la part d’IDE sortant est supérieure à celle des IDE entrants dans un contexte où la France peine à se réindustrialiser. 

Les startups sont par ailleurs toujours confrontées à une lenteur des processus administratifs, aussi bien dans leur recherche de financement que dans leurs relations commerciales avec les acteurs publics et privés, ce qui les empêche de répondre à leur besoin rapide en ressources pour soutenir leur croissance. En raison d’un manque d’opportunités sur le marché français, dû en partie à une préférence pour les solutions américaines, et d’un marché européen inadapté, les startups françaises sont contraintes de se tourner vers les acteurs étrangers pour commercialiser leurs produits alors que certaines startups sont obligées de transférer leurs technologies pour conserver un accès au marché chinois par exemple.

Les conséquences des investissements directs étrangers dans l’innovation et le développement de nouvelles technologies ainsi que le manque d’opportunités locales auquel font face les startups pour accompagner leur industrialisation et leur commercialisation, nuisent au développement du tissu économique et industriel français sur le long terme. 

Alors que la localisation de l’activité industrielle est essentielle au renforcement de notre souveraineté économique, de nombreuses startups ne s’industrialisent pas en France et sous-traitent leur production à l’étranger, à l’image de Prophesee qui sous-traite sa fabrication à des fonderies spécialisées. Au-delà du risque de transfert de technologies et de compétences, la dépendance de la France à l’égard des IDE dans des secteurs stratégiques comme l’Intelligence Artificielle, rend son économie vulnérable, notamment en cas de crise, et constitue un obstacle au renforcement de notre souveraineté économique et technologique. Les IDE exercent par ailleurs une pression concurrentielle sur les petites et moyennes entreprises locales pouvant conduire à leur fermeture. A titre d’exemple le rachat de Fournier Pharma, en 2005, par le groupe américain Abbott Laboratories a conduit à la fermeture de plusieurs usines de production en France et à des suppressions d'emplois. Les IDE peuvent être intéressants sur le court terme mais ne sont pas un moteur de croissance durable pour l’économie française. 

 

Des solutions existent. Sans une véritable volonté politique et l’établissement d’une stratégie sur le long terme qui combine intérêts privés et intérêt national, la France risque de perdre la bataille du numérique au profit des Etats-Unis et de la Chine. 

 

Amélie Cindea (SIE28 de l’EGE)

 

Sources