Les interrogations sur le choix stratégique des compagnies pétrolières européennes

En décembre 2020, l’entreprise pétrolière anglo-néerlandaise Shell annonçait la démission de plusieurs dirigeants de ces activités énergies renouvelables. Certaines raisons mises en avant sont la frustration, le désaccord sur le rythme de la transformation de Shell vers plus d’énergies renouvelables. Total, Shell, BP, ENI, tous les grands groupes pétroliers indépendants européens (IOC : International Oil Companies) annoncent des stratégies de diversification vers les énergies renouvelables. Ils réduisent les investissements dans les hydrocarbures fossiles à la faveur d’investissements accrus dans les énergies renouvelables : éolien, solaire, hydrogène, bio gaz, géothermie.

Dans un article du 25 janvier dernier, Bloomberg explique que Total a été l’IOC qui a le plus investie dans le transformation et la transition énergétique. D’ailleurs dans le top 5 on ne trouve que des entreprises européennes. Total, se présente comme une compagnie d’énergie responsable. Les entreprises américaines ou chinoises n’ont pas encore pris le même tournant. Une visite sur les sites web de ExxonMobil, Chevron, ConocoPhilipps montrent que de l’autre côté de l’Atlantique rien ne change. Pourquoi deux approches différentes de part et d’autre de l’Atlantique ? En première intention, on peut penser que la crise de la COVID19 et la crise pétrolière associée, ont permis de prendre le virage stratégique attendu. Alors pourquoi uniquement les entreprises européennes ? Pourquoi les entreprises américaines, russes et chinoises ne font pas de même ?

La politique de l'image écologique prévaut-elle sur la pertinence industrielle ?

On peut penser que ces compagnies européennes ont développé une conscience écologique plus aigüe que les équivalents américains, même si on voit de plus en plus des messages sur les plans de réduction des émissions de CO2 en 2050. La stratégie d’investissement dans les énergies renouvelables en est la manifestation. La motivation est réelle, Total veut être dans le top 5 des entreprises en matière d'énergies renouvelables.  La démission des cadres de Shell montre la volonté à tous les niveaux de ces entreprises de changer de modèle économique. Les IOC européennes changent car ils croient dans la transition, et en même temps les marchés où ils étaient leaders se réduisent de plus en plus. Ces entreprises étaient leaders en Afrique, au Moyen Orient, en Asie. Elles sont déclassées. 

La pression des ONG, de la société civile et finalement des investisseurs y est peut-être pour beaucoup. Les investisseurs cherchent des entreprises vertes et respectueuses de l’environnement. Pourtant les groupes américains affichent une stratégie inchangée sur l’exploration et la production d’hydrocarbure. Hormis une opinion publique et politique probablement plus favorable au pétrole de l’autre côté de l’Atlantique, les acteurs sont similaires : ONG, investisseurs institutionnels. Mais il semblerait que les campagnes d'attaque informationnelle portant sur le respect de l'écologie affectent en priorité les groupes pétroliers européens. La société multinationale américaine spécialisée dans la gestion d'actifs, BlackRock, est actionnaire de Total, Shell, Chevron, ConocoPhillips. 

L'offensive de la puissance chinoise concernant l'énergie pétrolière

En regardant l’évolution du classement des 10 premières compagnies pétrolières, on voit l’émergence des nouvelles compagnies nationales (NOC, National Oil Company). Aujourd’hui la plus grande entreprise pétrolière au monde n’est ni américaine, ni saoudienne, elle est chinoise : Sinopec. D’ailleurs, Petrochina et sa maison mère CNPC est sur le podium des différents classement. En 2010, Sinopec était dixième. La Chine est pays producteur de pétrole mais loin derrière la Russie, l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis. 

Après la crise pétrolière de la fin des années 90 où le prix du pétrole était descendu en dessous de 9$ le baril (159L), les groupes pétroliers occidentaux se sont lancés dans une vague de fusions-acquisitions. Total achète ELF en 2000, BP fusionne avec Amoco et ENI incorpore Agip. Ces restructurations permettent de créer des géants pétroliers bien mieux armés pour affronter les crises successives de ces deux dernières décennies. Ce renforcement s’accompagne aussi d’une plus grande force de négociation avec les fournisseurs. Le secteur parapétrolier occidental se lance également dans une vague de fusions et d’acquisitions. Cependant, le secteur n’arrive pas à développer un écosystème stable. A chaque crise pétrolière, les entreprises de services parapétroliers s’affaiblissent de plus en plus. La règle de la négociation à somme nulle a bénéficié globalement aux IOC. Ce type de négociation pousse les fournisseurs occidentaux à rogner les marges face à de nouveaux concurrents chinois qui pratiquent un dumping quasi systématique pour prendre des parts de marché. Cette politique de la terre brûlée a abouti à la disparition des savoir-faire. Dans certains groupes pétroliers, on essaie d'amoindrir la portée de cette faille. La disparition de certains fournisseurs européens ne prote pas à conséquences car, si un besoin existe, des entreprises seront créées pour répondre à ses besoins. Ce "pragmatisme" a conduit le parapétrolier occidental à abandonner la prospection géophysique au profit des groupes chinois. Un retournement de situation reste très hypothétique face à la concurrence chinoise. 

La vision financière a courte vue des pétroliers occidentaux vis à vis du "nouvel entrant" chinois

La Chine, à la fin des années 90, a restructuré son secteur pétrolier. Alors que les 3 grandes entreprises : CNPC (China National Petroleum Corporation – PetroChina), Sinopec et CNOOC étaient cantonnées à des rôles spécifiques. Le gouvernement chinois a mis en place une intégration verticale de CNPC et Sinopec. Elles ont acquis les compétences qui vont de l’exploration, à la production et au raffinage. Elles ont aussi mis en place des instituts de recherche. En quelques années, elles ont dominé le marché chinois de la production et de la vente de pétrole en Chine. Cette assise nationale leur a permis de se projeter à l’étranger et de prendre des parts de marché d’abord en Asie du Sud puis au Moyen Orient et en Afrique. En recourant notamment au dumping, les groupes chinois ont affaibli les concurrents occidentaux sur certains secteurs comme la prospection, au point de les faire disparaitre du paysage économique ces derniers années. Ils sont leaders dans des pays comme le Pakistan, Arabie Saoudite, Irak, Emirats Arabes Unis… BGP la compagnie de prospection de CNPC (maison mère de PetroChina) possède 65 équipes dans le monde, et Sinopec en possède 54. Ils sont devenus incontournables. 

Les groupes pétroliers européens et nord-américains obnubilés par la rentabilité financière, se sont focalisés sur la gestion des coûts et ont offert de nombreux marchés aux entreprises chinoises. En effet, il est difficile de résister à des contrats 30% à 50% moins chers que les concurrents occidentaux ou locaux. On peut voir ici une simple application du capitalisme. Cependant, il est plus difficile de comprendre pourquoi on donne des contrats de prospections à des groupes adossés aux groupes pétroliers chinois. Ces derniers sont des concurrents directs sur la prise de permis d’exploration et de production. S’agit-il d’une forme d’aveuglement ? En donnant des contrats aux entreprises chinoises, a-t-on cru naïvement ouvrir la porte du marché chinois ? Cela a affaibli les entreprises du parapétrolier européen et permis aux Chinois de se positionner dans les pays producteurs de pétrole. 

Les grilles de lecture des pétroliers européens sont-elles à revoir ?

On pouvait penser que le changement de stratégie viendrait de la raréfaction des hydrocarbures et d’une augmentation des prix qui les rendraient inabordables. En réalité l’impact environnemental et les différentes marées noires (BP – l’explosion de Deepwater horizon, Total – naufrage de l’Erika) ont eu des répercussions autrement négatives. Les groupes pétroliers européens n’attirent plus les jeunes diplômés comme c'était le cas lors des dernières décennies. La rupture entre ces groupes et le public est consommé. La polémique sur la présence de Total sur le campus de Polytechnique illustre ce désamour. Lorsque Total a communiqué sur son souhait d'implanter un centre de R&D au plus près des grandes écoles du plateau de Saclay, un certain nombre d'étudiants de Polytechnique a manifesté ses inquiétudes à l'égard d'un tel projet. L’exemple de Total illustre que les groupes pétroliers combinent deux aspects repoussoirs pour le public : les énergies fossiles et les grands groupes à la recherche de plus de profit. 

Les groupes pétroliers participaient de la politique étrangère des pays européens à la fin du XXème siècle.  Le recul d’une diplomatie nationale et européenne en Afrique et au Moyen Orient face aux Etats-Unis, à la Russie et la Chine, n’a pas arrêté les activités des IOC européennes. Mais peu à peu les NOC chinoises entrent dans le paysage et prennent des parts de marché grâce à une diplomatie agressive. La présence accrue de CNPC aux Emirats Arabe Unis ces dernières années a permis à CNPC via ses filiales de prendre des parts dans plusieurs champs pétroliers et de se voir attribuer le plus grand contrat de prospection jamais vu. Dans les conditions actuelle il est difficile de voir un groupe parapétrolier occidental accéder à ce type de contrat. 

Les sanctions américaines contre la Russie et l’Iran ont fait comme victimes collatérales, à savoir les IOC européennes. Le retour des sanctions américaines en 2016 a obligé Total à quitter l’Iran en 2017 en vendant ses parts à CNOCC sur le champ gazier de South Pars. Shell a aussi fait les frais des sanctions américaines.

L’Europe n’a pas le potentiel pétrolifère de la Chine ou des Etats-Unis pour soutenir l’activité des IOC européennes. L’accès aux marchés africains et du Moyen Orient sont de plus en plus difficiles et le divorce avec les énergies fossiles est en marche en Europe. Les groupes pétroliers européens ont manifesté une certaine tendance à l'opportunisme de marché qui les oblige aujourd'hui à chercher une porte de sortie dans la voie encore très aléatoire de la transition énergétique, donc par une diversification des activités et un changement d’identité. La culture du profit financier à court terme a atteint ses limites. La  Chine est en train de devenir un acteur incontournable dans le secteur pétrolier. La politique chinoise d'accroissement de puissance par l'économie bouscule les certitudes de marché des firmes qui se prétendaient les plus performantes du modèle capitaliste.  Loin d'être en phase avec les besoins de court/moyen/long terme des pays dont elles sont issues, les compagnies pétrolières européennes continuent de naviguer à vue entre des solutions énergétiques de substitution qui sont encore loin de rivaliser avec le nucléaire et les autres sources d'énergies traditionnelles. 

 

Jérôme Sartour
Auditeur de la 35ème promotion MSIE