Les incertitudes autour de la commercialisation de la « viande » cellulaire en France

Dans son histoire, la France a été un pays d’agriculture et sa gastronomie reconnue dans le monde entier. Toutefois, un nouvel aliment entend redistribuer les cartes de l’alimentation mondiale : la viande cellulaire. Bien qu’il ne soit aujourd’hui possible de consommer de la viande cellulaire qu’à Singapour, les investissements dans cette filière s’accroissent : ils culminent à plus d’un milliard de dollars en 2021 (soit ~71% des investissements totaux dans le secteur de l’agriculture cellulaire). En somme, il convient d’établir un état des lieux des acteurs de l’agriculture cellulaire en France. Qui sont-ils ? Quels sont leurs moyens ? Comment communiquent-ils, et à quel sujet exactement ? Enfin, quels enjeux majeurs ce nouveau produit soulève-t-il ?  Pour comprendre, attachons-nous d’abord à étudier comment la France aborde la question de la sécurité alimentaire.

La France et la nourriture, entre réglementations et débat public

Nous avons évoqué les racines agricoles de la France, et aujourd’hui, le pays atteint la 16ème place au classement des pays possédant la plus grande autosuffisance alimentaire. Il est d’ailleurs à noter que la crise COVID a renforcé la volonté de l’état de sécuriser sa souveraineté alimentaire.En France, l’arsenal juridique en matière de sécurité alimentaire, s’étoffe de règlements plus stricts à chaque scandale sanitaire. Les scandales de la vache folle ou de l’affaire Findus ont fait de la législation française une des plus sévères d’Europe. A cela, notons l’ajout ponctuel de règles, notamment en 2017, avec l’interdiction des distributeurs en libre accès de boissons sucrées pour des raisons de santé publique.

De manière générale, le sujet de l’alimentation génère des débats en France, tant chez les politiques que dans l’opinion publique. En 2021, la distribution de repas uniquement végétariens dans les cantines scolaires lyonnaises a été vivement commentée. Plus récemment, c’est le scandale des pizzas Buitoni ou le débat sur la virilité du barbecue qui ont fait grand bruit.

Depuis 2013 est développé un nouvel aliment, qui, par sa nature, génère fascination ou rejet. Ce produit nommé « viande cellulaire » constitue l’un des enjeux majeurs de l’alimentation dans les prochaines années. En vertu de cet intérêt de la population française et ses dirigeants à l’égard de l’alimentation, la viande cellulaire fera couler de l’encre.

La "viande" cellulaire

En bref, la « viande » cellulaire est façonnée à partir de cellules souches prélevées sur un animal, puis cultivée en laboratoire selon diverses étapes.

L’engouement pour ce produit repose sur au moins trois facteurs. Tout d’abord, l’enjeu écologique. En effet, la « viande » cellulaire entend réduire l’impact de la protéine animale sur la planète (consommation d’eau réduite, diminution du rejet de CO², etc.). Ensuite, vient l’argument de la cause animale : avec la viande cellulaire, la maltraitance envers les animaux disparaît. En troisième position, suit l’argument de la qualité : nutritive, saine, sans hormones ou antibiotiques, la viande cellulaire serait le parangon de la protéine animale. Ce sont d’ailleurs sur ces trois points que communiquent les défenseurs de l’agriculture cellulaire…

Mais il convient de noter que ce sont, avant tout, des arguments marketing… Et affirmer n’est pas prouver ! En effet, il n’existe aucun consensus quant à l’impact sanitaire de la viande cellulaire sur l’homme. Peu d’études du milieu parlent même de santé : beaucoup se concentrent sur la faisabilité, ou sur les processus de fabrication. Personne ne mangerait de cigüe, quand bien même elle serait enveloppée dans un joli paquet. Pourtant, et parce que les arguments marketing surfent sur les vagues de tendances fortes (nourriture saine, écologie, respect des animaux), tout en entretenant la confusion sémantique autour du mot viande (on rappellera d’ailleurs à ce sujet que même les chercheurs en agriculture cellulaire ne parlent pas de « viande » cellulaire, mais bien de « fibres musculaires en culture »), c’est bien une cigüe potentielle dont on fait la promotion… Et peut-être que l’aspect pécunier explique pourquoi. Le marché de la viande cellulaire représenterait un marché compris entre 250 et 750 milliards de dollars d’ici 2050.

Il convient de ne pas céder au biais de nouveauté qui imposerait la viande cellulaire comme une alternative supérieure aux autres, et de considérer l’aspect principal de la question : quel est le risque réel pour la santé publique ? Malgré ces failles, ces critiques, l’intérêt que portent les consommateurs à cette innovation est grandissant en Europe.

En somme, il convient d’anticiper un bouleversement fort du marché de la protéine animale. Deux (voire quatre) filières s’opposent ici. Les deux premières sont la filière de la viande traditionnelle et la filière de la viande cellulaire, qui évoluent dans le même espace. Les deux autres sont les filières de la viande végétale et de l’élevage d’insectes. Également, le PTCI, la volonté affichée du Brésil d’accroître ses exportations, ou les conflits actuels sont autant de considérations à prendre dans l’évolution potentielle du marché. C’est à l’aube de ce bouleversement, que la France a commencé à légiférer au sujet de la viande cellulaire.

Communication autour de la viande cellulaire en France 

Il est à noter que l’autorisation de mise sur le marché de la viande cellulaire dans un pays européen dépend de l’Union Européenne. Pour recentrer le cadre sur la France et ses politiques, le député des Républicains, Julien Aubert, a défendu dès avril 2021, un amendement (voté à la majorité absolue) interdisant la distribution de viande cellulaire dans les cantines scolaires. En parallèle, ni Europe Écologie Les Verts, ni l’ancien ministre de l’Agriculture Julien Denormandie ne souhaitent que la viande cellulaire se développe. Les autres partis sont assez discrets sur le sujet, même si les votes de l’assemblée sont clairs, aussi, au niveau politique, la viande cellulaire n’a pas encore de partisans identifiés en France…

En dehors du cadre politique, notons la présence d’une association : Agriculture Cellulaire France, présente dans de nombreuses sphères. Nathalie Rolland, co-fondatrice de l’association et ancienne collaboratrice de Mark Post (le chercheur à l’origine de la viande cellulaire moderne), conduisait une étude sur l’acceptabilité de la viande cellulaire par la population. Dans la continuité de ces travaux, on note la présence d’une consultante du cabinet Alcimed (spécialisé dans le développement de nouveaux marchés) ; cabinet qui nuance tout de même les qualités de la viande cellulaire[1]. Est également présent le groupe Foodtech[2] qui « rend l’innovation utile à l’alimentation ». Aussi, l’université Paris-Saclay et l’université d’Évry, sous l’égide de la Clinique Juridique One Health cherchent à « promouvoir […] la recherche publique, puisqu’il n’existe pas de projets de recherche […] sur la viande cellulaire ». Certains scientifiques collaborent aussi. Pour résumer, l’association est présente au sein de la recherche, des start-ups, des universités, et possède un accès vers les grands médias comme Le Monde ou Libération.

L'enjeu de la société civile

Pour nuancer, l’association L214 reconnaît un intérêt à la viande cellulaire sans toutefois la défendre[3]. Pourtant, L214 a été récemment financée par Open Philanthropy, un fonds d’investissement[4] américain en faveur du développement de la viande cellulaire. Il convient donc de se demander si la France n’est pas en retard quant à sa réflexion sur la viande cellulaire ? En effet, les lobbys et associations peuvent manquer d’objectivité et la position politique sur ce secteur manque de clarté. Aussi, si la France ne souhaite pas continuer dans la voie de l’agriculture cellulaire, vu l’enjeu de santé publique que cette filière représente, il convient qu’un travail de communication pointant les manquements et les contradictions de cette filière soient exposés.

A côté, quelle réponse la filière traditionnelle oppose-t-elle aux inquiétudes écologiques grandissantes, sachant son statut de pollueur ? Quelle réponse à la maltraitance animale ? En réalité, loin de répondre à ces critiques, cette filière oppose des arguments plus « philosophiques » : « la liberté de choisir son repas », « la défense des valeurs françaises », « la viande comme vecteur de lien social » et donc, la viande proche de ce que le patrimoine immatériel de l’UNESCO qualifie de gastronomie française. Elle utilise l’humour comme arme pour désamorcer les critiques. L’argument de la protéine (caduc étant donné les nombreuses sources de protéines disponibles) est toujours d’actualité. Elle utilise moins le débat autour de la vitamine B12, quasiment exclusive aux viandes. De l’autre côté, la filière cellulaire entend répondre aux critiques de fond faites à l’industrie traditionnelle, bien que les arguments sur sa propreté énergétique (dont doutent le GIEC), ses qualités nutritives et son absence de produits controversés (antibiotiques et hormones) restent à démontrer, comme nous l’avons vu précédemment. Aussi, pourquoi la filière traditionnelle ne communique-t-elle pas sur les failles massives de la filière cellulaire ? Est-ce par absence d’anticipation ? Par absence de stratégie à long terme ? Il est à noter que des entreprises agro-alimentaires traditionnelles américaines, parmi les plus critiquées, investissent dans la filière cellulaire. Un « étrange paradoxe » aux traits de « munition supplémentaire » dans une guerre de l’information.

Le cas des start-ups françaises

La viande cellulaire française pourrait-elle bénéficier de l’aura dont la gastronomie française jouit pour se développer ? La start-up Gourmey[5] répond oui. Car le marché du foie gras s’effondre en France et à l’international[6], Gourmey développe un foie gras cellulaire à même de corriger les critiques qui sont adressées au foie gras traditionnel. Ce placement est une réponse pratique aux attaques informationnelles que subit le secteur du foie gras. Bien que Gourmey ait pu lever 10 millions de dollars (fonds privés), il convient de noter que la Belgique soutient financièrement Foieture, un consortium belge développant le même produit. L’entreprise française Vita Meats, elle, se place sur un segment plus conventionnel de la viande cellulaire. Il n’y a que deux entreprises françaises dans le secteur.

Il convient de noter que d’autres Etats (Etats-Unis, Israël, les Pays-Bas, etc.) investissent massivement dans le développement de leurs entreprises de « viande » cellulaire (au niveau public et privé). Israël, deuxième investisseur au monde, souhaite, avant toute considération sanitaire, « ne pas être en retard » sur le marché.

 

Marc Bonte
Etudiant en SIE - MBA en Stratégie et Intelligence Economique

Liens complémentaires: 

[1] https://www.alcimed.com/fr/les-articles-d-alcim/agriculture-cellulaire-solution-pour-climat/

[2] https://lafoodtech.fr/

[3] https://reporterre.net/Politiques-grands-patrons-paysans-La-cause-animale-est-transpartisane

[4] https://agriculturecellulaire.fr/equipe/#conseillers

[5] https://www.gourmey.com/

[6] https://www.valeursactuelles.com/economie/exportations-de-foie-gras-la-france-a-perdu-des-parts-de-marche/