Les enjeux marchands et cognitifs de la tablette numérique dans les collèges et lycées
Depuis quelques années, les collégiens et lycéens sont équipés d’appareil numérique dont la tablette. En apparence, il s’agit d’intégrer la dimension technologique à l’évolution nécessaire du modèle éducatif. Mais derrière ce qui est présenté comme une évidence, se profilent d’autres grilles de lecture possibles si on cherche à cerner les contours de ce phénomène de société.
Une compétition technologique qui masque une véritable guerre cognitive
Les fabricants recherchent de nouveaux marchés. La société civile n’a pas les mêmes objectifs. Les parents sont soucieux d’offrir la meilleure éducation possible à leurs enfants, quitte à investir dans une tablette. Le corps enseignant n’a pas vraiment anticipé cette avancée technologique. Au début des années 80, la Ligue de l’enseignement (regroupant plus de trente mille associations à l’époque) avait déjà ressenti quelques difficultés à intégrer l’arrivée de la révolution informatique sans chercher à mesurer les différents aspects du problème. Ce lobby majeur du monde éducatif, plutôt orienté à gauche, n’a pas cherché à s’interroger sur les jeux d’influence cognitive qui pouvaient se cacher derrière des enjeux marchands. Quarante ans plus tard, le formatage des esprits par la culture anglo-saxonne et devenu un débat de société dont les enseignants se sont majoritairement exclus ou sentis exclus. Il a fallu l’émergence de l’école française d’intelligence économique pour que certains commencent enfin à s’intéresser à la prédominance que les Etats-Unis d’Amérique exercent dans le monde éducatif occidental par le biais des technologies de l’information et des GAFAM es élus locaux. Les partis politiques français ne se sont guère manifestés dans ce débat, abandonnant les élus locaux à des décisions prises plus ou moins dans l’urgence et sans recul réel par rapport aux enjeux.
Le storytelling du progrès technologique dans l'éducation
En 1984, une première tablette PC est mise sur le marché français, mais c’est début 2010 que la tablette PC devient un objet électronique grand public, associé au développement d’internet. L’Ipad 1ere génération était le symbole de la tablette suivi des constructeurs HP, Dell, Lenovo, Archos, Motorola etc.
En 2013, il se vendait plus de tablette que de PC en France (Le Figaro, 12 février 2014). Depuis, Apple reste le leader, atteignant le pic de 230 millions d’unités vendues dans le monde en 2014. Afin de capter le marché de l’éducation, on pouvait imaginer une stratégie en deux étapes pour inciter la demande. Dans un premier temps : développer et obtenir des relais envers la société civile et le corps enseignant qui valoriserait la tablette. Puis, dans un second temps, la sphère politique « attentive au terrain » allouerait et communiquerait avec fierté le montant des investissements locaux en matière de révolution numérique.
En retraçant la chronologie de la communication, c’est la sphère politique qui a pris les devants. Avant même qu’un débat ait eu lieu, les médias relayaient des choix d’investissements, seulement quelques mois après la mise sur le marché des premières tablettes. Le premier IPad est mis sur le marché fin mai 2010. Cinq mois plus tard, la Corrèze dote tous les élèves du département. « Corrèze : 3.300 iPad pour les collèges - Les tablettes d'Apple équiperont l'ensemble des élèves de 6e du département. » (Les Echos, 24 novembre 2010). Les premières études, pilotes ou bien encore « plan d’expérimentation » pour évaluer l’intérêt de cet outil auront lieu plus tard. En 2016, c’est le passage à la vitesse supérieure, avec le plan numérique. Najat Vallaud-Belkacem, annonce dans un entretien au Monde que 25 % des collèges publics seront concernés à la rentrée 2016. Elle précise les effets et enjeux de ce projet initié en septembre 2014 par François Hollande. Les lycées franciliens sont équipés de 140 000 tablettes lors de la rentrée de septembre 2019.
Une mutation choisie ou subie ?
Durant cette période, quelques membres de la société civile s’interrogent. Des associations se constituent, mais pèsent très peu face au courant dominant : le numérique c’est l’avenir ! La seule question qui reste commune et préoccupe l’intérêt général : le temps passé devant les écrans ? En réponse à cette inquiétude, les politiques commandent un rapport.
Février 2013, l’académie des sciences élabore un rapport (l’enfant et les écrans, édition le pommier, mars 2013) dont les conclusions et les membres du groupe de travail font débat. Selon le rapport, la tablette est un outil positif qui contribue au développement cognitif des enfants, sous réserve d’un usage modéré et sous la supervision d’un adulte ou éducateur. Réaliste ? Quant aux auteurs, le premier signataire est le responsable du département Immuno pathologie rénale à l’INSERM. Quel lien avec l’usage des écrans ? Le journal Le monde (8 Février 2013) relaie ce fait, mais ce début de couverture médiatique n’engendre pas de polémique.
La même année, se constitue le collectif « écran total » qui prend une position radicale, ce qui les stigmatise « anti tout » ; et les met à la marge du débat public. Il ne perce pas.
Et le corps des enseignants ? En octobre 2014 - Jean-Rémi Girard, professeur de français et vice-président du SNALC (Syndicat National des Lycées et Collèges) estime que « les tablettes sont un matériel coûteux et que se poseront rapidement des problèmes d’entretien et d’obsolescence. Il y a des façons bien plus intelligentes d'utiliser l'argent de l'Etat ». Sa hiérarchie lui rappelle ses obligations. « Prof censuré par l'Education nationale : peut-on encore être contre le numérique à l'école ? » ( Le Figaro, 28 octobre 2014).
Autre fait marquant qui n’a pas eu d’écho : L’appel de Beauchastel de décembre 2015. C’est la première tentative de rapport de force ciblé, qui essaie de fédérer des enseignants. Ce groupe dénonce la perte de la maîtrise éducative des enseignants au profit d’un pilotage technologique de leur métier d’éducateur : « C’est pour cela que nous refusons en bloc notre mise à jour programmée. Nous n’utiliserons pas le cahier de texte numérique, ni les multiples écrans dont on prétend nous équiper (tablettes, tableaux numériques ou même smartphones) »
Du côté de l’Etat, un seul rapport remet en cause le numérique à l’école sous l’angle de la rentabilité. (Le service public numérique pour l’éducation, cour des comptes, juillet 2019). Un concept sans stratégie, un déploiement inachevé. « Entre 7 et 8 enseignants sur 10 déclarent ne jamais utiliser les ressources ou les services des Espaces Numériques de Travail (ENT) pour préparer leurs cours, personnaliser l’accompagnement des élèves, produire des contenus pédagogiques avec les autres enseignants ou encore faire collaborer les élèves entre eux. ».
La stratégie d'évitement suivie par les conquérants du numérique
La meilleure stratégie pour les fabricants était le silence : ne pas participer au débat, ne rien faire, les ventes sont là. Apple équipera l’IPad pro d’un stylet (pour séduire le public étudiant) sept ans après le lancement de la première tablette.
Les politiques ont été les premiers à occuper le terrain, et ils ont conservé leur position de promoteur. L’axe de communication est : le hardware offert pour servir le plan numérique. Un message simple, audible, basé sur une sémantique gagnante : éducation / investissement / plan numérique / égalité des territoires / égalité des chances. Une combinaison inattaquable.
La sphère politique a fait preuve dans son ensemble de mimétisme, aucune formation politique n’est allée à contre-courant. Le numérique fait consensus tout partis politiques confondus. Avec les tablettes pour les collèges ou lycées, les élus des départements et régions ont une fenêtre de tir politique unique : la compétence, le budget et l’opportunité de faire un « cadeau » directement aux familles.
Le nouvel entrant que l'on présente par le qualificatif "Edtechs" accentue cette prédominance. L’association Edtechfrance représente les entreprises qui associent éducation et numérique. Il s’agit d’un acteur organisé, doté d’un plan de communication allant dans le sens de la « start up nation » où la combinaison « progrès technologique égal croissance » est l’équation gagnante. Les Edtechs françaises sont accompagnés par l’Etat, pour peser au plan européen. Media mainstream et politiques sont friands de ce storytelling.
Une défaite stratégique de la société civile ?
La société civile n’a pas pris part au débat, et les politiques ne l’ont pas sollicité. Il n’y a pas eu de débat démocratique vu sous cet angle. Le corps enseignant s’est laissé focaliser sur les expérimentations ou projets pilotes. On a parlé et débattu de technique, de poids du cartable… La question des contenus Espace Numérique de Travail (ENT) a été abordée que beaucoup plus tard. De plus, pris individuellement, les enseignants ont un devoir de réserve, et s’appuient donc sur leurs représentants (les syndicat). Coté syndicat, on recense de rares oppositions en 10 ans. Ces structures qui auraient pourtant un mot à dire sur l'évolution du métier d'enseignant sont aux abonnés absents.
Les opposants (associations représentant une partie de la société civile) ont réagi tardivement et dans plusieurs directions, sans avoir un véritable leadership, affaiblissant ainsi leur poids. Les uns ont questionné la pédagogie, les autres les contenus (la part « soft »), ou le numérique en général dans la société, d’autres se sont focalisés sur le coût (le hardware) … ça intéresse qui ? N’étant pas unis, sans discours percutant, les associations fragmentées sur le territoire n’ont pas su être audible. Les médias ont très peu relayé les contestations, alors que les politiques sont restés à l’écart. Fallait-il s’attendre au contraire ?
Sur le plan économique, les gagnants sont les fabricants de tablettes numériques et les entreprises du type Edtechs. Les fabricants, comme Microsoft renforcent leurs communications et leurs crédibilités à partir d’ « études de cas ». De leur côté, les Edtechs ont pris le dessus en matière de communication dans ce domaine, devenant une référence aux yeux de l’opinion publique et captant les budgets avec le soutien de BPIFrance (Banque Publique d’Investissement).
L'émergence d'un nouveau type de rapport de force
Laisser entrer la tablette au collège, n’est-ce pas là en contradictions avec la bataille sur l’attention et la promesse électorale concernant l’interdiction du smart phone dans les collèges ? Des slogans ont vu le jour : « Nous interdirons l’usage des téléphones portables dans l’enceinte des écoles primaires et des collèges ». « Le combat pour l’attention est à mener avec les étudiants ».
A partir de 2019, à l’initiative de Lève les yeux, plusieurs associations se sont regroupées au sein du "Collectif Attention", qui a organisé les premières assises de l’attention en février 2020. Les opposants se structurent, en atteignant une taille critique qui permet d’organiser des évènements à répercussion.« Lève les yeux » a organisé les premières assises de l’attention en février 2020. Yves Marry (délégué général de l’association lève les yeux) fait part du faible écho persistant dans les médias malgré des communications fréquentes et le succès local de l’évènement.
Les états généraux du numérique pour l’éducation de novembre 2020) ont réuni les « Ed Techs » et le corps enseignant. Les associations telles que « Lève les yeux » n’ont pas été conviées à donner leur point de vue. Le cœur des travaux a été monopolisé par les enjeux économiques du numérique dans l’éducation, alors que le débat sur les enjeux pédagogiques n’a pas eu lieu. Pourtant ce ne sont pas les problèmes qui manquent : décrochage général par rapport à la lecture des livres, baisse du niveau d’attention en cours, difficulté à gérer l’approche exponentielle de l’accès à la connaissance par Internet, pauvreté de la manière d’aborder les champs cognitifs par Google, orientation insidieuse du mode d’accès à la connaissance (sélection des sources pour « charger » Watson d’IBM), échec relatif des systèmes collaboratifs du type Wikipédia. Que dire enfin des choix opérés par un certain nombre d’écoles anglo-saxonnes pour enfants issus de classes supérieures et qui limitent très fortement l(usage des supports numériques dans la pédagogie).
Les débuts de réaction sont encore très limités . Leurs auteurs n’ont pas encore la capacité de s’emparer de toutes les dimensions du problème.Notons cependant que l’association « Lève les yeux » renforce sa communication en s’adressant au politique. Le Collectif « Attention » interpelle les candidats aux élections régionales et départementales de 2021 : « Les départements ont la charge de la petite enfance et des collèges, les régions des lycées, et à l’heure où le ministère de l’Éducation Nationale engage à marche forcée la numérisation de l’école, nous appelons les futurs élus à la vigilance et à la responsabilité. »
Quelles leçons en tirer ?
Lorsque l’on est dans le camp des opposants, le rapport de force ne se décrète pas. Comment toutes ces associations n’ont pas pu être audibles durant cette période, alors que les outils de communication de masse sont accessibles ? Pour instaurer une bataille médiatique et politique, il faut d’abord se donner les moyens de formaliser des grilles de lecture qui donnent les clés d’un autre aperçu de l’évidence telle qu’elle est présentée dans le storytelling dominant. La recherche de suprématie cognitive est une des constantes dans la construction des empires.
Au siècle dernier, la confrontation idéologique entre le modèle capitaliste et le modèle communiste a considérablement appauvri la prise de conscience collective sur l’évolution des enjeux cognitifs. La société civile de gauche et de droite n’a pas su s’en extraire. C’est ce qui explique la difficulté à bâtir une stratégie qui dépasse le simple problème de la dépendance des enfants et des jeunes à l’égard des écrans de toute nature. La société civile est encore très loin de l’objectif à atteindre par une mise à plat du dessous des cartes et le lancement d’une véritable guerre de l’information pour réveiller les consciences.
Christophe Gauthier
Auditeur de la 37ème promotion MSIE