La résolution de la commission européenne en faveur de la libéralisation du marché électrique, s’est opérée sous l’effet de trois facteurs : développement des thèses néolibérales, différenciation des demandes, maturité des secteurs de l’électricité. L’objectif étant de casser les frontières et les modes nationaux ; Certains pays n’éprouvaient aucun intérêt à cette politique libérale, c’était le cas de la France qui bénéficiait d’une surproduction bon marché et permanente grâce au nucléaire. La France a donc tenté de conserver le maintien du caractère monopoliste de sa production d’énergie définit comme principe du service public. Alors que d’autres pays tels que l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie ont utilisé le levier communautaire qui imposait la libéralisation, pour rebâtir ou augmenter un système vétuste.
D’autres pays ont milité pour la libéralisation afin d’exporter et de se constituer un marché (Finlande, Suède, Grande Bretagne). Ainsi, la libéralisation s’est faite contre les intérêts d’EDF en France et contre la politique énergétique du pays.
Dès lors, les tensions n’ont jamais cessé entre l’Etat Français et la commission. En 2001 Bruxelles critique vivement la lenteur de la France à ouvrir ses monopoles publics à la concurrence. En dépit des pressions, Lionel Jospin refuse de s’engager sur des dates précises pour la libéralisation du secteur de l’énergie. Il doit néanmoins ménager Bruxelles et ne pas provoquer le PCF et la CGT, ouvertement hostiles à l’ouverture des monopoles. Bruxelles rétorque sans ménagement que Paris est « second worst » en matière de transposition des règles de la concurrence des énergies sur son marché intérieur. La France est isolée au sein de l’Europe, de nombreux pays réclament une ouverture rapide, tandis que Paris plaide pour son modèle en rappelant les mésaventures récentes aux Etats Unis, en Grande Bretagne et en Suède.
Plus tard, un rapport du Sénat de 2004 précise que la « mise en conformité avec le droit européen s’effectue dans le respect des spécificités de notre système électrique et gazier, et les intérêts du personnel et salariés concernés. » « Qu’il n’y a pas de démantèlement des deux entreprises, EDF et GDF restent les pièces maitresses du service public de l’Energie ».
Dans le même temps, des années 2000 à 2004, EDF sous l’impulsion de son PDG François Roussely, lance l’Entreprise publique à l’assaut des marchés étrangers, jouant le jeu de la libéralisation, se plaçant pour racheter les opérateurs (London Electricity, EnBW, …) En Allemagne, en Angleterre et aux Pays bas, l’appétit d’EDF provoque une fronde de contestation auprès de Bruxelles.
L'ingérence de Greenpeace
En 2017, Greenpeace met la pression sur l’Etat français et porte plainte auprès de la commission contre EDF. Raison invoquée ? Face à la recapitalisation d’EDF, l’action de l’ONG « Vise à dénoncer l’incompatibilité des augmentations du capital EDF avec les règles relatives à la concurrence européenne ». Dans les faits, c’est contre le projet d’Hinkley Point C que se bat l’association. En 2020, au bord de la falaise, EDF est en proie aux injonctions de la commission européenne, et doit faire face aux attaques des opérateurs alternatifs.
Conformément à la loi sur la transition énergétique, la France a inscrit dans son PPE une augmentation des énergies renouvelables corrélée à une diminution du nucléaire pour un mixte énergétique décarboné. La loi prévoit 50% de nucléaire à horizon 2050 contre 72% aujourd’hui. La pérennité de ces objectifs, avant et après 2050, nécessite de renouveler une partie du parc nucléaire (mise en chantier de 6 EPR dans un premier temps, pour anticiper l’arrêt et la déconstruction de 14 réacteurs de type 900 MW CP0). Or, une nouvelle régulation des tarifs du nucléaire est indispensable pour le financement de ces actifs, et pour la prolongation du fonctionnement d’une partie des réacteurs. Le tarif actuel de l’ARENH, mis en place en 2010 dans le cadre de l’ouverture à la concurrence, plombe les finances d’EDF, et ne permet pas au groupe de faire face à ses investissements. (L’ARENH est un dispositif qui oblige EDF à vendre 25% de sa production nucléaire à des fournisseurs alternatifs. Le prix a été défini en 2010, fixé jusqu’en 2025. Quantité Plafonnée à 100TWh/an, pour une production électronucléaire de 450 TWh/an).
Ce dispositif asymétrique créé une concurrence artificielle et une subvention aux alternatifs, qui deviennent de facto des revendeurs et non plus des producteurs. Ce qui constitue une perte régulière de revenus pour EDF, une bataille juridique oppose depuis plusieurs mois les fournisseurs d’énergie alternatifs qui partent en guerre contre EDF. Ces opérateurs refusent d’honorer les contrats qu’ils ont souscrits pour 2020 évoquant un cas de force majeur (les prix du marché de gros ont chuté à 20 €/MWh suite à la conjoncture COVID). EDF fait appel de la décision du tribunal de commerce.
Dans le même temps, la présidente de la commission européenne, Ursula Von Der Leyen, et la commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager, exigent qu’en contrepartie d’une modification des tarifs régulés, (l’ARENH serait remplacé par le dispositif Corrodor) il soit opéré une scission complète du groupe EDF. Argumentant que la construction des 6 EPR serait financée à 54% par l’Etat, ce qui s’apparenterait à des subventions croisées entre les différents actifs de production d’EDF. La DG concurrence de la commission Européenne exige également depuis 2011 que soient mises en concurrence les concessions échues des barrages. Une société holding EDF sans rôle opérationnel, n'exerçant ni contrôle ni influence sur ses filiales et ne percevant pas de dividendes, ceux-ci étant directement versés aux actionnaires de la holding : une scission des actifs, et donc une impossibilité de maintenir un groupe intégré.
Pour mener la réforme du groupe et accéder à une partie des exigences de la commission, l’Etat Français et le PDG d’EDF, Jean Bernard Lévy, souhaitent isoler les actifs du nucléaire (Bleu) dans une société qui comprendrait les barrages (Azur) qui serait contrôlée par Bleu. Le Nucléaire et l’Hydraulique (Bleu et Azur) seraient renationalisés, pour échapper ainsi à la mise en concurrence des concessions échues des barrages. L’Etat débourserait 8 md€ pour racheter en bourse les actions aux investisseurs privés du nucléaire. Certaines concessions de barrages sont échues depuis 2011, et l’ouverture à la concurrence de ces actifs constitue un point d’exigence de Bruxelles.
La seconde entité (ENR et les réseaux ENEDIS) serait délestée des risques financiers de Bleu, mais resterait propriété de la première. L’Etat conserverait 65% du capital, introduisant le restant en bourse. Ce que refuse la commission Européenne. Fidèle à sa doctrine de libre concurrence, au nom du multilatéralisme, la commission européenne s’oppose ainsi au maintien d’un géant industriel, ce qui fragilise l’opérateur historique, entrave la stratégie industrielle de la France, et favorise le déclin du groupe au profit d’une multitude d’opérateurs pas toujours européens (GE,…).
Déni ou stratégie ? Il est à se demander si ce n’est pas la puissance d'EDF qui dérange Bruxelles. Car cette fausse mise en concurrence (orchestrée via le mécanisme de l’ARENH) obligée par Bruxelles depuis 2011, a fortement contribué à dégrader les comptes et bilans d’EDF, et à créer une illusion de concurrence. Pour forcer la main à l’Etat, la commission joue les prolongations. Aussi, L'action EDF chute de 14% en une seule séance en bourse ce début d’année 2020, après l’annonce de Bruxelles d’une possible période complémentaire de 6 mois de négociation…
Des contradictions à la libéralisation de l'énergie
Alors que la commission a libéralisé le marché pour que l’électricité devienne moins chère, le prix payé par le consommateur n’a cessé d’augmenter. Une des causes, et qui ne peut être résolue, est que les EnR nécessitent des compléments de production dits pilotables (Centrales gaz, thermiques à flamme) qui sont dimensionnées pour fonctionner en pointe. Cette pointe de consommation annuelle ne représente que quelques semaines de fonctionnement par an, ce qui ne permet pas d’amortir ces équipements.Une autre raison est celle liée au poids des taxes de soutien aux EnR. Leur mode de fonctionnement intermittent ne permet pas de rentabiliser les sites de production.
Une centrale a des coûts qui sont pour l’essentiel des charges fixes, c’est encore plus vrai pour les unités EnR alors qu’elles ne fonctionnent que 25% du temps. (Panneaux photovoltaïque et éolienne). Le marché de l’électricité ne peut donc pas se soumettre à la loi du marché. C’est ainsi que le marché de l’éolien et du photovoltaïque reste largement subventionné par le consommateur au travers la taxe CSPE. 2 mds€/an pour les contrats photovoltaïques souscrits avant 2010, et 2 mds€/an pour l’éolien, à quoi s’ajoutera 1,7 mds€/an pour le off-shore avec une production de 100 MW de puissance et de 390 GWh de production annuelle.
L’Europe a voulu libéraliser pour supprimer les rentes, favoriser l’innovation, inciter à une convergence des prix. La seule innovation concerne les renouvelables, mais au travers des prix garantis. (Le marché français était particulier puisqu’on avait déjà beaucoup de capacité décarbonée). Il n’y a donc pas eu d’effet bénéfique en France, seulement des effets d’aubaine.
Les risques stratégiques d'une vente aux enchères des barrages
Très rentables et déjà financées par le contribuable, Il y a un danger à céder les concessions échues des barrages hydrauliques. Berceau de l’exploitation de la « houille blanche », la France tire de nombreux avantages économiques, touristiques et environnementaux de l’administration publique de ses ressources hydroélectriques. Aussi l’ordre donné par la Commission européenne de privatiser la gestion des barrages suscite-t-il la réprobation de la plupart des acteurs… à l’exception du gouvernement.
Il y a un risque d’accaparement des actifs de l’opérateur historique par des capitaux privés et étrangers (sont sur les rangs pour le rachat des concessions barrages : Vattenfall, Statkraft, Fortum, Alpiq, Enel , E.ON, …). Il y a un risque de perte de souveraineté nationale avec l’affaiblissement d’un OIV, une perte de revenus. Mais c’est aussi une certaine forme de prise de contrôle sur l’aménagement du territoire, à quoi l’on s’expose. Une prise de contrôle sur la gestion de l’eau, une divergence d’intérêts entre l’exigence de rendement d’investisseurs exclusivement privés, et les services qu’apportent les barrages aux collectivités territoriales par la régulation des cours d’eau.
Risques liés aux effets de cannibalisation d'une filière libéralisée et exclusivement ENR
L’abandon du soutien aux producteurs (directive européenne) combiné à une trop forte intermittence des moyens de production, pourrait conduire à un effet de cannibalisation (Une grande volatilité des prix dans un secteur très concurrentiel et dont les producteurs sont soumis aux mêmes aléas). Pour une région donnée, le manque de production conduirait à une hausse des prix alors qu’une surproduction entrainerait une chute des prix. Il n’est pas envisageable de maintenir un coût fixe sans prix règlementés, sans aides publiques. Plus les capacités du renouvelable augmenteront et plus les revenus potentiels baisseront. Aucune filière ne devient filière d’excellence dans ces conditions. Dans un marché fortement libéralisé et non subventionné, la baisse de la rentabilité conduirait à un désintérêt des acteurs privés, à un désinvestissement du secteur, et à une forte dégradation des capacités avec les conséquences qui s’en suivraient (exposition à des prédateurs). Une multitude de petits opérateurs les rend vulnérables à des OPA.
Un groupe consolidé, rôle stratégique d'amortisseur de crises
EDF (1), dans son format actuel, constitue un amortisseur de crise économique. La sécurité de ses ressources d’approvisionnement et la quantité de ses réserves (Ressources hydrauliques qui constituent 70% de la part de de la production des ENR- et ressources en uranium) contribuent à anticiper les coûts de production de l’opérateur. La production constante répartie sur le territoire national écarte les risques de volatilité des prix. La crise de la COVID, lors du premier confinement, a démontré la capacité de résilience de l’opérateur en garantissant une production d’énergie dans une économie à l’arrêt.
Dans le cas d’une production exclusivement solaire ou éolienne, sauf à maintenir une production thermique d’appoint qui ne répond pas aux objectifs de neutralité carbone, la question de l’équilibre des réseaux se pose. Ainsi que le système de transfert qui dépend des conditions météorologiques. Le parc ne peut être efficient qu’au niveau de plusieurs régions ou pays regroupés au sein d’un même réseau. Se pose la question de solidarité ou de priorité des Etats en cas de production limitée. Il existe des risques en cas de désaccord politique ou de guerre commerciale (l’Europe n’est pas un modèle de solidarité. De nombreux faits l’attestent comme le démontre la crise du projet de North Stream2).
L’énergie nécessite une vision et une stratégie de production globale, qui doit permettre de conserver toutes nos capacités d’alimentation et d’indépendance, ce qu’un marché exclusivement libéral ne garantit pas. La libéralisation des marchés et le développement anarchique des moyens de production a conduit à un risque. Dès lors Ce risque de pénurie d’électricité est une réalité appelée à durer.
A contrario, un groupe intégré à forte capitalisation et dans un marché juridiquement protégé, a des capacités de résilience, est capable de faire face à la concurrence des capitaux Américains (GAFA) et bientôt chinois. L’orthodoxie néo-libérale de la commission européenne, notamment par la libéralisation du marché des énergies, réduit les capacités des Etats.
Les batailles des réacteurs nucléaires, enjeux stratégiques pour la France
Au-delà des enjeux de souveraineté et d’autonomie, (Les enjeux commerciaux et industriels sont colossaux. Aujourd’hui la France décroche de sa place d’acteur référent. La Chine a démarré le 30 janvier son premier réacteur nucléaire de troisième génération made in China. Voilà qui pourrait faire de l’ombre à EDF sur le marché international.
La France pourrait même rapidement devenir une puissance nucléaire civile de second rang, déjà dépassée par la Chine et la Russie. Les Etats Unis ont compris l’importance stratégique du nucléaire du futur. Des investisseurs à la tête des GAFAM se sont également lancés dans la course au développement des RNR (Réacteurs à neutrons rapides) : TerraPower (Fondateur Bill Gates), General Fusion (Co-financeur : BEZOS EXPEDITIONS), ainsi que 4 autres programmes américains, celui du russe ROSATOM, celui du chinois CGN, indien, … alors même que la France abandonne son programme ASTRID …
Une étude du BCG pour la Sfen fin 2018, montrait que de nombreuses entreprises souffraient du manque de visibilité sur la filière nucléaire en France. Il serait à déplorer que la France, qui a perdu le leadership de la fabrication des plus puissantes éoliennes en mer, celui des turbines Arabelle (Alstom est passé sous pavillon Américain GE, Areva Wind a été contraint de vendre sa participation en 2016 au consortium Siemens-Gamesa), perde également ses capacités de production nucléaire par désinvestissement, cède ses actifs hydrauliques, revende le peu de concessions EnR qu’elle détient et finisse par vendre un jour ses réseaux de transport électrique.
GE a déjà fait main basse sur la totalité des salles des machines des centrales (Turbines Arabelle, groupes turbo alternateurs ainsi que les turbine propulsion de la FOST et du PA Charles-de-gaulle…) sur la branche éolienne d’Alstom, et bénéficie maintenant de concessions de production/vente off-shore en France. Le groupe EDF pourrait finir dans le tourbillon de la désindustrialisation française. Alors que se joue aujourd’hui la bataille de l’électrification de masse, de la neutralité carbone, et de l’indépendance.
Grégoire de Warren
Auditeur de la 36ème promotion MSIE
Note
EDF a été créée en 1946, par la loi de nationalisation de l’électricité. Cette loi avait pour objet de réguler le prix de l’électricité, et d’éviter une atomisation des structures de production qui rend inégale les coûts de production et les prix de ventes, en fonction des secteurs géographiques et des moyens de production. L’émergence de l’opérateur historique fût ainsi bâtie sur un projet d’Etat, dans une France qui allait multiplier les grands chantiers d’infrastructures. Les barrages, les centrales thermiques étaient construits pour accompagner l’émergence puis l’essor des activités industrielles au sein des territoires. Dans les années 1950, débutaient les premiers programmes nucléaires civils, volonté politique et stratégie au service d’une vision d’indépendance. Les chocs pétroliers de 1973 marquaient le commencement d’un des plus importants programme mondial d’électrification nucléaire. Ce fut Le plan Messmer. Arguments autant économiques que de justifications politiques : le nucléaire devait être un élément essentiel de "l’indépendance énergétique du pays".
Le développement des infrastructures nationales, dont EDF, donna naissance à des groupes d’industriels et du BTP qui constitueront par la suite des champions nationaux en France et à l’étranger. La France dispose alors d’un complexe nucléo industriel solide.
Dans les années 2000, EDF employait 100 000 personnes et 220 000 salariés en sous-traitance. Aujourd’hui encore, la filière nucléaire est largement portée par l’opérateur historique, elle constitue la 3° filière industrielle de France. 2 600 entreprises réparties sur le territoire, de hautes qualifications pour maitriser l’ensemble de la chaine de valeur (Depuis l’extraction d’uranium jusqu’au démantèlement et l’enfouissement). De cette volonté politique et de l’excellence d’une filière nucléaire dynamique et duale, sont nés des programmes à croisement multiple (Civil/militaire) et à très fortes externalités positives.