Les attaques informationnelles contre le massacre des dauphins sur la côte atlantique française
En décembre 2018, l’ONG Sea Shepherd lance la campagne de surveillance “Dolphin By Catch” contre le massacre des dauphins dans le golf de Gascogne. L’objectif de cette opération, qui va se renouveler chaque hiver, est d’alerter l’opinion publique sur l’augmentation constante des échouages des dauphins victimes des activités de pêche. La stratégie des attaques informationnelles vise en premier lieu l’industrie de la pêche industrielle française et étrangère mais elle cible aussi et surtout l’Etat.
Les acteurs impliqués
Sea Shepherd est une Organisation Non Gouvernementale créée en 1977 par un ancien dirigeant de Greenpeace, Paul Watson. Son siège se situe dans l'État de Washington aux Etats-Unis, les associations de bienfaisance y étant exonérées d’impôts. Comme indiqué sur son site et page wikipedia, la vocation de Sea Shepherd est de protéger les écosystèmes marins et la biodiversité.
Depuis de nombreuses années, Sea Shepherd a régulièrement défrayé la chronique en utilisant des méthodes radicales pour combattre les braconniers de la mer directement en mer. Les exemples avec les pêcheurs japonais de baleines ou de requins dans le pacifique sont les plus illustres exemples. Ces actions lui ont valu de nombreux procès et attaques qui ont contribué à brouiller l’image de Sea Shepherd auprès de l’opinion publique. D’autres ONG ont aussi régulièrement reproché les méthodes agressives de Sea Shepherd et de jouer la carte de la provocation plutôt que la prévention et la communication.
Les dirigeants de Sea Shepherd ont toujours assumé leurs actes en dénonçant les inactions de certaines ONG et surtout des États, censés faire respecter les lois de protection des zones protégées et de respect des quotas de pêche.
Comprendre les enjeux soulevés par Sea Shepherd : les impacts de la pêche industrielle et la surexploitation des ressources halieutique dans les océans.
Depuis plus de 10 ans, de nombreuses études d’organismes d’état et internationaux ont tiré la sonnette d’alarme sur les risques encourus par la surexploitation des ressources marines. Selon un rapport de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la consommation annuelle de poisson par habitant à travers le monde est passée de 9 kg en 1961 à 20,2 kg en 2015. Pour répondre à l’augmentation de la demande, l’industrie de la pêche a mis en place des techniques de pêches industrielles dans le seul but de capter toujours plus de poissons dans des eaux toujours plus profondes. Pour exemples, les chaluts pélagiques, et les chaluts de fonds ont comme avantage leur grande ouverture pour les chaluts et la hauteur des filets.
Ces techniques de pêches non sélectives sont celles qui sont décriées par Sea Shepherd. L’Atlas pour les océans de 2018 de la fondation Heinrich Böll et l’université de Kiel (Allemagne) explique que les espèces telles que le cabillaud, l’espadon, le marlin ou le requin auraient diminué de 90% en moins de 30 ans. Toujours selon la FAO, 58% des stocks mondiaux de poissons marins sont pleinement exploités et 31% en surexploitation. L’indice Planète Vivante 2020 publié par l’ONG WWF, montre un déclin moyen de 68% des populations suivies entre 1970 et 2016. Nous le verrons plus tard mais cet état scientifique sur la situation des ressources halieutiques sera régulièrement minimisé par les acteurs de la pêche voir démenti.
Le dauphin : un symbole dans l'imaginaire collectif mais surtout un acteur clé dans la chaine alimentaire des océans
Bien avant le lancement de “Dolphin By Catch” en 2018, le Réseau national d’échouage (RNE) du CNRS créé en 1972 et basé à La Rochelle publiait son rapport chaque année sur le nombre d’échouages de dauphins sur la côte Atlantique. Ce phénomène n’est pas nouveau et date du début des années 1980 (début de l’ère de la pêche industrielle). Durant l’hiver 2016, près de 650 mammifères marins s’étaient échoués sur les côtés françaises, à l’époque de très rares médias en parlaient. Toujours en 2016, le RNE attribuait déjà la cause des échouages en grande partie à la capture accidentelle des pêcheurs. Les analyses des rapports des autopsies effectuées sur les mammifères montraient déjà à l’époque des traces de contact de filets. Le RNE proposait déjà comme solution alternative d’abandonner les chaluts pélagiques et de développer davantage la pêche artisanale et sélective.
Choquer d'abord, expliquer ensuite : analyse de la stratégie des attaques informationnelles de Sea Shepherd
Entre décembre 2018, date de lancement officielle de l’opération “Dolphin By Catch” et l'hiver 2021, Sea Shepherd a orchestré des actions sur le terrain en mer en filmant de nuit des pêcheurs remontant dans leurs filets des dauphins capturés accidentellement. Des vidéos relayées sur les réseaux sociaux ou les communautés importantes des ONG permettent d’augmenter la portée des messages.
Sea Shepherd maîtrise parfaitement les codes de communication des réseaux sociaux avec des montages de vidéos courtes (moins de 3 minutes), des messages impactants et des images chocs (cadavres de dauphins). Les formats utilisés facilitent leur viralité et leur partage. Le choix des images (montrer des captures dans les filets) compliquera la tâche pour l’industrie de la pêche dans leurs réponses et argumentations.
Dès le début, Sea Shepherd fait référence à des données du RNE en évoquant entre 6 500 et 10 000 dauphins tués entre janvier et mars en 2017. Ces chiffres ne sont pas précisés dans les rapports du RNE qui constatent essentiellement les échouages. Le RNE estimait que les échouages des dauphins (près de 800) retrouvés sur la côte atlantique représentent 20% des morts accidentelles des dauphins, soit près de 4 500 à 5 000 en 2017. C’est en 2021 que le RNE évoquera la probabilité de près 10 000 dauphins tués sur l’année 2020.
La deuxième étape du processus informationnel : viser directement l'état et le gouvernement français
Les moments choisis pour lancer les opérations de communication durant les hivers entre novembre et Mars est un choix délibéré d’attaquer en frontal pendant les saisons de pêche intense de l’industrie. Au-delà d’alerter l’opinion publique et de viser directement les acteurs de la pêche industrielle, l’objectif principal de Sea Shepherd est de viser l'État. Dans son communiqué, Sea Shepherd demande au gouvernement français d’agir et :
. D’interdire la pêche au chalut sur les zones de frayères de bar. Cette première exigence est tactique, l’ONG reprend précisément des propositions recommandées depuis plusieurs années par le RNE. Elle démontre l’inaction du ministère de la Pêche devant des recommandations pourtant plusieurs fois énoncées.
. La deuxième demande de l’ONG pointe aussi une autre inaction de l'État concernant une meilleure surveillance des pêcheries. Elle rappelle que l’Union Européenne a déjà condamné l’Etat à des amendes pour le manque de surveillance concernant la vente de poissons.
. Le dernier point consiste à désigner un organisme pour suivre de plus près toutes les datas liées aux captures par les engins de pêche. L’objectif est de mettre la pression sur les instances publiques afin de surveiller de plus près ce qui se passe en mer, l’ONG milite pour que Pelagis tienne ce rôle. Elle aura gain de cause par la suite.
Elle interpelle aussi le public en lui demandant de manger moins de poissons et appelle au boycott des poissons de petite taille et vise de nouveau la pêche au chalut. Nous le verrons plus tard mais le Comité National de la Pêche et d’autres acteurs locaux reprocheront à Sea Shepherd de militer pour le boycott total de la pêche, or cette dernière incite à vérifier et s’en tenir aux poissons pêchés à la ligne. L’ONG lance une pétition et un soutien en ligne et l’envoi directement au Ministère de la Transition Écologique. Cet outil contribuera à augmenter la portée virale de leur opération sur Internet.
“Disparition, scène macabre, mise en péril de la population, le calvaire des dauphins, opacité volontaire sur les captures, hécatombe…”, il est intéressant d’analyser la sémantique utilisée pour interpeller l’audience et tenter une prise de conscience. Sea Shepherd utilise aussi son travail passé dans d’autres zones de la planète pour faire réagir : “C’est bien plus que les massacres des îles Féroé et de la baie de Taiji (Japon) combinés.”
La troisième étape de l'attaque informationnelle : les actions en justice
En janvier 2018, Sea Shepherd dépose plainte auprès du Tribunal maritime de Bordeaux contre des marins pêcheurs professionnels pour faits de violation de la réglementation en matière de pêche et de mise en danger de la vie d’autrui. Sea Shepherd ne va pas communiquer sur cette action en justice et attendra le verdict qui aura lieu en Juin 2020 et condamnera les pêcheurs à 5 000€ d’amende dont 3 000€ avec sursis.
La France protège ses dauphins : la contre-attaque du Comité National des Pêches
Bien que la portée médiatique en 2018 reste toutefois mesurée comparée au nombre de publications dans les médias les années suivantes en 2019 ,2020 et 2021, les cibles visées par l’ONG ne vont pas tarder à contre-attaquer. Le 27 février 2018, soit 13 jours après le lancement officiel de l’opération Dolphin By Catch, le Comité National des Pêches va répondre dans un communiqué officiel.
Cette réponse aura peu de retombée médiatique hormis des journaux régionaux. Dès le lendemain, le 28 février, le Ministère de la pêche publie également un communiqué reprenant le sens du communiqué “La France reste mobilisée”. Il est intéressant de noter la coordination sur le calendrier des réponses des instances visées par Sea Shepherd. Le gouvernement affichera un soutien clair et logique à l’industrie de la pêche.
Le CNPEM décide de nier le fait que la population n’est pas en voie d’extinction. Elle contre-attaque en expliquant que la population des dauphins dans le Golfe de Gascogne est de 300 000, un chiffre important pour l’individu lambda pouvant laisser croire qu’il n’y a finalement pas de problème. Selon l’association GReC (Groupe de Recherche agissant pour la Protection des cétacés), la population serait maximum de 200 000 cétacés dans le Golfe de Gascogne. Elle continuera à minimiser l’urgence écologique en attaquant le fondement philosophique de l’ONG malgré le fait que 80% des dauphins autopsiés par l’observatoire Pelagis portent les marques de collision avec des engins de pêche.
La guerre des formules continue
“Il n’y a pas de pêche dirigée” tandis que l’ONG parle de pêche non sélective. Le CNPEM rétablit tout de même un chiffre surestimé par l’ONG sur les estimations de morts de 2017. Les sujets de fonds sur la surexploitation des ressources halieutiques n’est pas évoquée, le communiqué se contente de répondre sur le sujet des échouages des dauphins.
Le CNPEM rappelle à juste titre le fait qu’elle participe à des projets scientifiques menés avec l’Ifremer et Pelagis depuis le début des années 2000 et sous-entend qu’elle n’a pas attendu Sea Shepherd pour agir. En février 2021, devant les nombreuses vidéos montrant les flagrants délits de prises de dauphins dans les filets, la CNPEM fera évoluer sa communication et aura la bonne idée de dénoncer les actions de certains pêcheurs, tout en remettant en cause une de fois plus des chiffres que les rapports de RNE prouvent par ailleurs.
Des premiers résultats concrets
3 semaines après l’opération de Sea Shepherd, le ministère de la pêche lance le 8 mars 2018 un appel à projets pour limiter les captures des espèces protégées. Financé par le Fonds Européen des Affaires Maritimes et la pêche (FEAMP), l’objectif est clairement affiché de porter des projets dont le but est de limiter l’impact sur les mammifères marins. Le développement de pinger, des objets sonores pour faire fuir les animaux près des bateaux étant la solution préconisée. Cette solution sera grandement critiquée par l’ONG.
Un an plus tard, en Juin 2019, le CNPMEM lance le projet Licado pour la « Limitation des captures accidentelles de dauphins communs dans le Golfe de Gascogne ». Le CNPMEM associe l’Ifremer, l’observatoire Pelagis, l’Organisation de producteurs Les Pêcheurs de Bretagne, l’Association du grand littoral Atlantique (AGLIA) et la société SAS OCTech qui commercialise des pingers. Cette contre-attaque n’empêchera Sea Shepherd de continuer à filmer des actions en mer de pêcheurs mais elle aura pour conséquence de focaliser son énergie davantage sur l'État par la suite.
Une répétition des attaques chaque année en 2019, 2020 et 2021
En 2019, l’ONG attend habilement 1 semaine après la publication de l’observatoire Pelagis les chiffres record de 400 échouages en 2 mois pour réagir. D’autres organisations prennent le relai comme le Réseau Océans, Mers et Littoraux de France Nature Environnement qui interpelle directement les ministres concernés François de Rugy et Didier Guillaume sur leur silence. Sea Shepherd va continuer dès février 2019 et change de ton. Elle décide de cibler dans un ordre précis une inaction générale des pêcheurs, politiques et désormais les consommateurs.
Elle décidera aussi de mettre devant les caméras des cadavres de dauphins sur des zones piétonnes en Vendée et à La Rochelle. Elle passera un cap en janvier 2020 en allant déposer un cadavre au trocadéro à Paris pour interpeller les Parisiens qui soi-disant ne s'intéressent pas à ce qu’ils ne voient pas. Cet axe de communication démontre la volonté de faire réagir les consommateurs sur leurs méthodes alimentaires : plus vous mangez de poissons, plus les pêcheurs pêchent, plus vous tuez des dauphins.
L’ONG va multiplier en 2019 les communiqués et les actions coup de poing. Dès le mois de mars, une vidéo montrant une de fois plus des pêcheurs pris en flagrant délit sera publiée et largement reprise dans des JT et la presse mainstream.
Un gouvernement sous pression judiciaire
Quelques semaines après avoir été interpellé par France Environnement et Sea Shepherd, François de Rugy (Ministre de la transition écologique et solidaire) annonce le renforcement des mesures des échouages de dauphins et un plan national pour la protection des cétacés. Des annonces de déblocages de fonds (1000 000 euros supplémentaires pour l’Observatoire Pelagis), le gouvernement parle de promouvoir son leadership mondial auprès des instances internationales. Il souhaite fédérer l’ensemble des acteurs dont des ONG, Sea Shepherd ne sera pas conviée, elle est pourtant la seule à tenir une présence en mer. Ce communiqué sera largement critiqué par l’ONG.
Les bonnes intentions et les déclarations gouvernementales n'empêcheront pas le gouvernement d’être poursuivi par l’ONG et condamné par le tribunal administratif de Paris pour avoir tardé à mettre en œuvre des actions concrètes de protection des cétacés. La condamnation est de 6 000 euros d’indemnité, l’ONG retiendra la condamnation symbolique comme une victoire.
Les scientifiques recommandent une fermeture temporaire de la pêche
En mai 2020, les scientifiques du Conseil international pour l'exploration de la mer (CIEM) recommandent une fermeture temporaire des pêches pendant les pics de décembre à mars et juillet et août. L’Union Européenne avait demandé un avis à la CIEM sur la façon de gérer les opérations de pêches. Cette annonce offre un argument de poids aux attaques et discours des différentes ONG. En août 2020, l’ONG attaque de nouveau l’état pour faire interdire les pingers. Les nuisances sonores dépasseraient le seuil acceptable que la loi autorise et considère que les pingers comme un “harcèlement aux espèces protégées, ce qui est interdit”.
L’argument juridique et la portée de l’attaque est aussi tactique et a pour but de pousser l'État à aller plus loin et de remettre en cause la solution privilégiée par le ministère et l’industrie de la pêche. Ces mesures préconisées par le gouvernement et appliquées sur les bateaux n’ont pas empêché l’augmentation des échouages par la suite. Sea Shepherd attaquera de nouveau l’Etat pour demander une suspension de la pêche. En Mars dernier, le conseil d’Etat a rejeté la requête de l’ONG.
Bilan des réactions suites aux attaques informationnelles
Malgré le récent résultat du conseil d’Etat, et bien que Sea Shepherd continue de mettre la pression sur les instances privées et publiques, les 2 dernières années ont vu l’apparition de davantage de projets que sur les 10 dernières années. Il serait injuste de porter ce succès uniquement à Sea Shepherd, d’autres ONG luttent pour la protection des espèces maritimes et des océans. Cependant, l’analyse de la chronologie des attaques et des réponses démontrent bien une accélération des actes et projets concrets depuis le lancement de l’opération Dolphin By Catch.
. Appel à projets du Ministère de la Transition Écologique.
. Augmentation des moyens pour l’observatoire des échouages Pelagis.
. Projet européen CetAMBICion réunissant la France, l’Espagne et le Portugal afin de réduire les échouages des mammifères marins sur la côte de Gascogne.
L’avenir nous dira si les projets menés auront un impact sur la baisse des décès de dauphins. Ce cétacé qui se situe en haut de la chaîne alimentaire est essentiel à la régulation de l’écosystème maritime et des stocks halieutiques.
Qui sort gagnant de l'affrontement informationnel à ce stade ?
Bien que le sujet soit toujours d’actualité et loin d’être terminé, Sea Shepherd et d’autres ONG conservent l’avantage sur le terrain informationnel, Sea Shepherd étant à l’origine des attaques les plus régulières et impactantes auprès de l’opinion publique. L’industrie de la pêche tente malgré tout de répondre et continue de mettre en œuvre des projets concrets pour améliorer la situation. Une coordination accrue entre acteurs, une meilleure anticipation des attaques adossées à des communications plus régulières aussi bien sur le terrain pour sensibiliser la population seront nécessaires.
Une meilleure visibilité auprès des médias mainstream leur permettrait aussi de regagner le terrain de l’information. Une communication transparente sur les pêches accidentelles en mer en utilisant les réseaux sociaux permettraient d’atténuer certaines attaques récurrentes.
Les ONG vont devoir prendre en compte également le fait que l’opinion publique sera de plus en plus sensible et avertie sur les sujets écologiques. La stratégie des attaques basée sur l’émotionnel devra être compléter par des attaques informationnelles davantage documentées et précises sur les impacts écologiques. La guerre des datas afin d’apporter plus de transparence sur les échouages réels, l’état des extinctions et baisse des stocks halieutiques deviendra un enjeu essentiel pour faire avancer les débats et les solutions.
Sylvain De Ly
Auditeur de la 37ème promotion MSIE
Notes
État biologique des Mammifères marins dans le Golfe de Gascogne.
ONU - Fichier mondial des navires de pêches.
Organisation Internationale du Travail - Filière Pêche