L'école française de l'eau à l'épreuve des affrontements informationnels

Pendant longtemps, la France a été le seul pays, ou presque, à connaître une gestion de l’eau par des entreprises privées. De fait, de grandes multinationales françaises de l’eau, Suez (Générale des eaux), Veolia (Lyonnaise des eaux, ex-Vivendi) et la Saur, se sont appuyées, pour leur développement, sur des positions et une force de frappe acquise grâce des marchés français et internationaux « captifs » et « propices ». Nous parlons de l’« école française de l’eau » comme modèle, précurseur, exporté à l’international.

Victime de son succès, la privatisation de la gestion de l’eau recouvre des réalités diverses. Pour le cas de la France, Grenoble fut l’une des premières villes dans le monde à obtenir le retrait d’une multinationale de l’eau à travers une action juridique, en l’occurrence contre des cas de corruption et des irrégularités dans la passation du marché de délégation de service public.

A l’origine même du mot « rivalité », la définition du CNRTL, nous renvoie à l’eau puisque le premier sens de « rival » signifie ceux qui tirent leur eau du même cours d’eau « rivus » et qui s’opposent en de fréquents différends.

Les principes fondamentaux du capitalisme, comme indiqué dans un article du Monde Diplomatique, ont été étendus à l’eau en tant que « bien marchand » :

  • Rareté : un bien économique à valeur marchande n’existe que s’il est rare, associé à des rendements décroissants, et relève, dès lors, d’un système de rente. Une notion apparemment paradoxale car d’origine naturelle mais, surtout, humaine.
  • Indifférence : les problématiques sanitaires liées à la pollution ou à la propreté affectent davantage les consommateurs qui sont victimes d’entreprises privées ou groupes capitalistes. Un piège sans issue ni conscience humaine et morale : « Si l’eau est sale, je la dépollue ; si elle est propre, je la vends propre ; si elle est abondante, je la raréfie par un système de péage. »
  • Discrimination : de grandes inégalités, dans la répartition et l’accès à l’eau, alimentées par un fort désir de captation de valeur par les firmes privées. Certains discours politiques sont en faveur de ces disparités qui distinguent deux catégories d’eau : comme « outil de travail », créatrice d’emplois et de richesse, et l’eau utilisée pour un usage domestique. Le phénomène de surconsommation de l’eau minérale serait justifié bien que l’eau fournit, à titre d’exemple aux français, soit potable à 100%.

Les spécificités du modèle français

L'exploitation de l'eau a généré des rivalités tous azimuts, entre forces politiques rivales opposées, entre pouvoirs locaux ou département et région –, mais aussi rivalités entre forces économiques et sociales qui s’affrontent sur des usages différents des ressources territoriales. Le modèle français représente, sans équivoque, un cas d’école dans la mise en œuvre d’une stratégie de privatisation de l’eau ainsi qu’un modèle d’exportation à l’international.

Au cours des années1980-1990, les sociétés françaises de l’eau ont vécu une aventure entrepreneuriale historique : d’immenses marchés se sont ouverts à elles ; le modèle français de gestion de l’eau s’est posé en modèle mondial ; l’entreprise de l’eau à la française est passée pour un acteur clé de la nouvelle géopolitique de l’eau.[i]

Les sociétés françaises de l’eau doivent leur réussite aux bénéfices, octroyés par l’Etat français, leur permettant de se constituer un capital financier, technique et réglementaire puissant. Grâce à une liberté d’action à l’échelle territoriale et un cadre juridique permissif, les acteurs de l’eau se sont organisés en « groupes » autour des métiers liés à la gestion de l’eau et se sont, graduellement, substitués au service public.

La fragmentation des pouvoirs territoriaux, le jeu des influences politiciennes locales et la faiblesse des services techniques municipaux avaient contribué au succès du régime concessionnaire, ancêtre d’un « partenariat public/privé », bien que le choix entre régie et affermage soit resté ouvert.[ii]

La France a permis l’éclosion de deux grosses entreprises privées de l’eau : Veolia et Suez, qui sont partis à la conquête de nombreux contrats de concession et de régie intéressés. Ce duopole avait, pour levier de développement, un capital de savoir-faire diversifié : la structuration des techniques juridiques, financières et contractuelles de la gestion déléguée.  Il était nécessaire, pour ce duopole, d’entretenir un capital relationnel et une capacité d’influence qui faciliteraient les opérations avant et pendant toute relation contractuelle (nouvelle concession de gestion et renouvellement).

Sans aucune volonté exprimée de se constituer en groupe de pression, les objectifs étaient simples : faire de la vieille informationnelle, autour des futurs cahiers des charges liés aux appels d’offres, et concurrentielle, pour anticiper les propositions rivales, se construire une image de marque favorable, s’assurer une connivence et une respectabilité, etc. En 1970-1980 déjà, ces sociétés étaient engagées avec l’intention de redorer leur blason. Parmi les actions entreprises : le soutien aux journaux locaux rattachés aux collectivités locales, des services rendus (prise en charge de frais, soutien de manifestations publiques, etc.).

Dans bon nombre de pays développés, un mouvement d’externalisation et de privatisation s’accélère. Cette dynamique favorise l’établissement de solides têtes de pont dans des pays comme le Royaume-Uni, l’Espagne, Les Etats-Unis, les PECO (Pays d’Europe Centrale et Orientale) via l’acquisition de plusieurs grandes sociétés régionales.[iii] Cette stratégie d’essaimage s’étend en dehors de l’Europe pour atteindre les pays émergents. Des cibles prioritaires, à fort potentiel et valeur, grâce à leurs agglomérations géantes et denses populations.

Ce modèle de privatisation se voit porté par des institutions économiques et financières mondiales telles que la Banque Mondiale et le FMI comme facteur d’assainissement de la gestion des finances publiques et moyen prohibitif limitant la « kleptocracie » dans des pays en manque de transparence budgétaire. Les industriels de l'eau ont souhaité  pérenniser et légitimer la viabilité de leur positionnement dans la gestion de l’eau. Les principales cibles sont les agglomérations en reconquête urbaine et, particulièrement, les villes et quartiers marqués par un habitat précaire. Les pratiques de RSE semblent ouvrir des portes aux entreprises privées qui souhaitent consolider leurs modèles économiques en dehors du territoire français.

Greenwashing : une civilisation de l’eau « verte » et « sociétale »

Parmi les actions relevées localement, la mise en place de systèmes de mobilisation sociale autour de l’instauration des réseaux d’eau. Avec le soutien d’associations de quartier pour recruter la main-d’œuvre des chantiers et des équipes de maintenance, les firmes françaises ont pour objectif de convaincre les « locaux », et de les faire adhérer à ce nouveau modèle de réseaux d’adduction ramifiés.[iv] Renforcées dans leur légitimité, les deux groupes s’appuient sur une stratégie de communication institutionnelle qui plébiscite un processus d’insertion et remet le « développement durable » au centre de leurs actions locales.

A titre d’exemple, le Groupe Suez s'est doté d’une revue interne avec pour principale thématique « Éthique et développement durable » ainsi que d’un Comité pour l’éthique, l’environnement & le développement durable. Leur engagement passe, également, par le financement d’une chaire de géopolitique à l’Université Louis Lumière-Lyon 2 dans une logique de contribution au « rattrapage » des niveaux de développement et de vie à l’échelle mondiale. Une politique affirmée qui mène le Groupe Suez dans des manifestations telles que le Sommet de la Terre contre la pauvreté (Johannesburg, 2002) marqué par un engagement envers le programme « Global Compact for Sustainable Development ». (ONU, 1999)[v] Veolia n’est pas en manque ! Ils se sont depuis longtemps positionnés sur ce créneau, par exemple en mettant en avant leur contribution aux « objectifs de développement durable » (ou ODD) lancés par les Nations unies.

Sur fond de discours « vert » et actions engagées en faveur du bien-être des territoires locaux, ces multinationales françaises consolident leurs assises à l’international et permettent une reconnaissance et légitimité au modèle de privatisation de la gestion de l’eau, lequel devait être vanté sous son meilleur jour auprès des médias français. En effet, l’exemple de Nagpur, en Inde, est assez pertinent. Véolia fait valoir un savoir-faire certain et son rôle de « sauveur » en apportant de l’eau aux pauvres Indiens, sans mentionner que le financement de l’opération était d’origine publique.

Paradoxe : gestion privée ou publique ?

Depuis quelques années, le débat fait rage sur la question suivante : les régies municipales fournissent-elles l'eau moins cher que les entreprises privées de gestion de l'eau ? Il est difficile de répondre à cette question en raison du manque de transparence du système : à la fois des appels d'offres et des contrats, le suivi et renégociation de ces concessions. Dans son rapport annuel « Les agences de l’eau et la politique de l’eau : une cohérence à retrouver », la Cour des comptes a fait état de l'illisibilité du financement du coût de l'eau et de l'opacité qui y règne en général : les collectivités ignorent le degré de satisfaction des usagers, la performance des entreprises délégataires et la marge que celles-ci font payer aux usagers…

La corruption est intense et endémique dans le secteur. La pression politique a souvent joué un rôle non négligeable dans la conclusion des marchés. Comme détaillé dans un article paru dans le site « partage des eaux » : les ambassades de France ont ainsi consacré une énergie significative à s’assurer de l’obtention de marchés par Veolia ou Suez dans de nombreux pays, des Philippines à l’Argentine. 

Ces dernières décennies, plusieurs scandales, impliquant la Lyonnaise des Eaux (aujourd’hui Suez Environnement), CGE (devenu depuis Veolia) et consorts, ont éclaté. Dans une autre sphère, le cas « Nestlé » fait partie des exemples parlants des dérives autour de cette privatisation de l’eau et alliance avec les politiques. Ainsi, toutes ces grandes firmes ont rallié plusieurs élus de leurs côtés en vue de se faire confier les contrats, moyennant des enveloppes faramineuses, le financement des journaux municipaux par des annonces publicitaires et des journées d’études à l’assemblée nationale, des clubs sportifs de la région… Sur la scène politique, quelques élus et personnes d’intérêt à l’assemblée nationale et au Sénat se sont retrouvés sous les feux des projecteurs.

Les polémiques sur la gestion de l'eau

Remunicipalisation, le mouvement est lancé et engendre bien des tourments chez les géants de l’eau français qui dominent le marché international. Comment la France, bassin historique de la privatisation de l’eau, est-elle devenue un vivier de remunicipalisation ? Des villes comme Paris et Grenoble ont mis fin à la domination des géants privés du secteur, contribuant, ainsi, à l’émergence d’une nouvelle génération de services publics de l’eau, supposés plus démocratiques. Mais le débat est loin d’être clos dans la mesure où aucun service public de l'eau n'est maître de l'ensemble de la chaîne de prestation et qu'il existe une sous-traitance privée  incontournable pour assurer la distribution de l'eau aux usagers. 

Les multinationales ne manquent pas de ressources. Elles exploitent l’innovation et les nouvelles technologies de l’eau (dessalement, traitement des eaux usées, recyclage, etc.) en faveur d’un développement plus soutenu. Aussi, de nouvelles formes de gestion et de conservation de l’eau pourraient être utilisées comme de nouveaux leviers. A l’heure de la raréfaction des ressources hydriques et à l’accroissement de la demande, l’avènement de pratiques de financiarisation de l’eau mérite une attention soutenue pour éviter de nouvelles formes de dérive.

Force est de constater que la tentative d'OPA de Véolia sur Suez soulève aussi la question fondamentale de l'avenir de cette école française de l'eau sous l'angle d'une problématique de puissance industrielle.

 

Aicha Khallouk

 

Notes

[i] LACOSTE (Y.), dir., 2001, « Géopolitique de l’eau », Hérodote, n° 102;

[ii] Société civile et marchandisation de l’eau Expériences internationales – Sciences de la société n°64, 2005.

[iii] La percée mondiale des deux groupes français – Sciences de la société n°64, 2005, n°-64, 2005.

[v] BONIN (H.), 2000, « Suez, de la finance aux services collectifs : analyse du redéploiement stratégique des années 1990 », in Marché(s) & hiérarchie(s), Presses de l’Université des Sciences Sociales Toulouse 1, 389-403.

[vi] « Lobby Planet Paris », publié par l’AITEC (Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs).