Depuis le début des années 2000, les États Unis ont mené une politique agressive et continue de lutte contre le blanchiment d’argent et les paradis fiscaux au niveau international. Cette action est adossée à un discours portant sur la résorption des distorsions du marché international et l’opposition à la fraude et à l’évasion fiscale. Cette politique américaine a été menée à travers l’imposition d’un rapport de force vis-à-vis de leurs partenaires économiques et politiques.
S’appuyant largement sur l’extraterritorialité du droit américain ainsi que sur la pression monétaire, les actions des États Unis ont mené leurs partenaires occidentaux, de même que leurs adversaires économiques et géopolitiques, à adapter leurs législations afin de préserver leurs intérêts économiques. Les États européens ont été les principales cibles de cette politique et une longue chronique de sanctions et de condamnations des entreprises européennes jalonne la progression du droit américain en la matière. De ce fait, la plupart des États européens ont adapté leurs législations aux standards américains en matière de lutte contre le blanchiment et la fraude financière et fiscale. Cela afin de préserver leur économie d’une part et d’autre part dans l’optique d’opposer un droit national aux juridictions américaines. Ce suivisme a également été motivé au cours des années 2010 par la volonté accrue de lutter contre le financement du terrorisme au lendemain des attentats perpétrés en Europe.
À cet égard, la Suisse fait figure de chien fou et représente donc un intérêt particulier en ce qui concerne le rapport de force et l’affrontement asymétrique mené dans le cadre du développement de la lutte contre le blanchiment et la fraude fiscale menée en occident par les États Unis. Dans le cadre précis de la Suisse, le secret bancaire a été un point de focale particulièrement important des offensives américaines et européennes. Bien que cette caractéristique du système bancaire suisse ait été profondément affecté dans le processus, la Suisse est parvenue à préserver le fondement de son influence économique mondiale ainsi que le dynamisme de son système bancaire à travers le maintien d’un rapport de force informationnel face à la position américaine sur la scène économique et financière.
D'Enron au 11 septembre : capitaliser sur les crises pour promouvoir un nouvel ordre financier
Les États Unis, dans une dynamique d’influence tout à fait remarquable ont parfaitement profité de scandales et de catastrophes internes pour développer leur législation anti-blanchiment et de lutte contre la fraude financière. Par là même, l’extraterritorialité du droit américain s’est développée, permettant de transformer des défaillances internes, des revers pour l’administration américaine, en des opportunités d’influence et de contrôle à l’international. Le processus mis en place dans ce domaine par les États Unis leur a également permis de préserver leurs prés-carrés en matière de paradis fiscaux et de zones grises de la finance internationale. Ainsi l’administration fiscale américaine apparait comme la plus apte et la plus leste pour sanctionner les manquements aux normes éthiques des affaires alors que les États Unis sont aujourd’hui encore le principal paradis fiscal de la planète en volume.
Les deux principaux événements à l’origine des législations américaines visées présentement sont d’une part la faillite d’Enron Corporation en 2001 à la suite d’une manipulation comptable gigantesque et étalée sur plus d’une décennie. Cette étape a constitué le déclencheur d’un train législatif contre la fraude financière. Le second évènement, plus traumatique, est constitué par les attentats du 11 septembre qui ont motivé une importante réforme du droit américain sur la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. L’ampleur de cette attaque terroriste a également été une motivation majeure au développement de l’extraterritorialité du droit américain, soutenue par d’importants moyens humains et financiers.
La faillite du groupe Enron, spécialisé dans l’exploitation pétrolière et gazière est liée à une fraude comptable perpétrée sur l’ensemble de la décennie 1990 à des fins de dissimulation de son endettement et de manipulation de son cours sur les marchés financiers. En 2001, la fraude est révélée et une enquête est diligentée. Celle-ci révèle la complicité du cabinet d’audit Arthur Andersen dans la dissimulation de dettes s’élevant à 13 milliards de dollars. Ses révélations entrainent l’effondrement de la valorisation d’Enron et une perte de 70 milliards de dollars pour les investisseurs, dont de nombreux fonds de retraite américain. Cela crée une crise politico-financière et sociale aux États Unis, entraine la condamnation et la faillite du cabinet d’audit Andersen et remet donc en cause la fiabilité du système financier américain.
Un arsenal juridique offensif : du Patriot Act au FATCA, la construction d'un cadre contraignant
L’accumulation du scandale Enron et des attentats du 11 septembre au cours de l’année 2001 placent les États Unis dans une situation difficile sur la scène internationale et sur le plan intérieur, en cela que leur modèle social et économique est à la fois attaqué et failli. Dans le domaine financier et bancaire, le système politico-judiciaire américain met alors en place une stratégie d’influence et de guerre économique en deux phases. La première est fondée sur l’utilisation du droit et la capitalisation de la position victimaire au lendemain du 11 septembre afin de réaffirmer leur position internationale et poursuivre leurs objectifs sécuritaires. La seconde est l’imprégnation des instances économiques internationales des principes légaux américains afin d’imposer un contrôle financier et économique à leur avantage, appuyé par l’extraterritorialité du droit américain.
Dans cette logique le droit américain est enrichi de réformes orientées par l’anti-corruption, l’anti-blanchiment et l’anti-évasion. Ainsi le premier texte adopté est le Patriot Act, dont l’objectif premier de lutte contre le terrorisme induit la lutte contre son financement et introduit les principes de due diligence et de connaissance client. La loi Sarbanes-Oxley est quant à elle adoptée en 2002 et vise à renforcer les contrôles sur les finances d’entreprise, à encadrer les procédures d’audit et à protéger les lanceurs d’alerte dénonçant les malversations financières. Adossées aux dispositions préexistantes du Foreign Corrupt Practices Act de 1977, révisé en 1988 et en 1998, ces textes sont le fondement de la stratégie juridique offensive des États Unis dans le domaine financier. Le levier activé est extrêmement puissant, puisque la démarche s’appuie sur la lutte d’une part contre la barbarie, l’ « Axe du Mal » dépeint par l’administration Bush, et d’autre part contre les dérives du secteur financier au profit de la société civile. De plus, ce positionnement est renforcé par la vision libérale répandue dans les institutions économiques, monétaires et financières internationales, dont les principes directeurs sont, entre autres, la libre concurrence, la transparence et la lutte contre les distorsions du marché.
D’un point de vue chronologique, il convient également de noter que la crise financière de 2008 a également été un élément favorable à l’influence américaine dans le domaine de l’imposition de sa norme juridique dans les domaines économiques, financiers et bancaires. Fait d’autant plus marquant qu’encore une fois, l’épicentre se situe aux États-Unis, où la crise des subprimes entraine l’économie mondiale vers la récession. Le principal avantage tiré par les États Unis au sortir de cette crise est l’implication et l’alignement des opinions publics occidentaux sur les principes américains portés par les textes précédemment évoqués. Cela est d’autant plus à l’avantagea des États Unis que bien qu’alignés sur le principe, les partenaires, notamment européens, ne sont pas dotés d’un droit de régulation et de contrôle aussi étoffé que ne le sont les dispositions légales américaines. Cela est d’autant plus vrai qu’au lendemain de la crise financière, les États Unis renforcent une nouvelle fois l’extraterritorialité de leur droit dans le domaine financier, notamment à travers le Dodd-Franck Act de 2010 et le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) adopté la même année.
L'extraterritorialité comme arme : Assujettir les acteurs étrangers à la législation américaine.
Ainsi, les États Unis parviennent-ils à s’imposer dans un rapport de force idéologique, en faisant largement accepter leurs normes auprès de leurs partenaires et concurrents européens, mais également juridique et financier. En effet, les États européens ne disposent pas de l’arsenal légal adapté à la sanction des faits de corruption, de fraude ou de malversation commis par leurs entreprises sur le sol étranger, à l’inverse des États Unis. Ceux-ci se retrouvent donc en position de force pour sanctionner les entreprises étrangères, dans un souci égal de régulation de l’activité financière et de guerre économique. Ainsi, les résultats sont parlant. Au cours des années 2007-2017, 96,3% des sanctions financières imposées aux banques le sont du fait d’autorités américaines, pour un montant de 225,4 milliards de dollars en vertu des lois américaines sur les obligations de contrôle et de transparence des établissements bancaires. De même, une donnée de référence relative à la politique de guerre économique par le droit des États Unis est le ratio de sanctions entre les entreprises européennes et américaines. Ainsi, sur les dix plus importantes sanctions pour corruption infligées par les juridictions américaines sur le fondement du FCPA, huit ont visé des entreprises européennes, dont trois françaises.
Cette utilisation du droit comme arme de guerre économique a également eu un poids dans le rapport de force, légal, financier et informationnel instauré par les États Unis vis-à-vis de ses partenaires économiques. Les effets en ont été multiples. Tout d’abord dans une logique de protection des intérêts nationaux, les États européens, notamment, ont développé un droit similaire au droit américain en matière de lutte contre le blanchiment, la fraude et le financement du terrorisme, tant au niveau national que communautaire. À cet égard un alignement très net sur les normes et objectifs américains est à noter. D’autre part, la volonté de préserver les entreprises européennes des sanctions américaines à pousser les États du vieux continent à développer des mesures de contrôle et de développement des responsabilités sociales des entreprises (RSE) tout en omettant, principalement par manque de moyens, de développer un volet offensif similaire aux processus américains quant à l’utilisation de leur droit. Cela joue à l’avantage des États Unis, notamment dans le cas de la France dont les réseaux d’influence politiques et économiques, notamment en Afrique et en Amérique du Sud, savaient user avec efficacité des valises de billets. À cet égard il est également intéressant de souligner le fait que les États Unis représentent le principal paradis fiscal en termes de montant des avoirs estimés accueillis sur le territoire national. De même, si l’administration américaine est extrêmement diligente dans la lutte contre la corruption de certains acteurs, elle se montre protectrice par rapport à d’autres. Ainsi l’État de Delaware est-il un paradis fiscal, de même que le Panama par exemple, dont les États Unis assurent la pérennité dans l’objectif de maintenir un contrôle sur les flux financiers qu’attirent les paradis fiscaux.
Dans ce contexte, la Suisse se révèle être un acteur intéressant. Cela du fait de sa résistance à l’influence américaine et au développement d’un discours et au maintien d’un positionnement opposé aux initiatives américaines. Fait d’autant plus notoire que ce positionnement est exprimé aussi bien au niveau national suisse qu’au sein des institutions financières et économiques internationales. Cette dynamique helvétique illustre par ailleurs l’importance de l’ancrage économique et de la souveraineté industrielle et financière dans l’engagement d’un rapport de force au niveau international.
Le secret bancaire, un pilier historique
La culture bancaire suisse est intrinsèquement liée à l’aspect fondamental du droit à la vie privée dans la législation helvétique et à la construction des liens entre la société civile et l’État. Ces derniers découlent du morcellement culturel et religieux des cantons de la confédération. De plus, par-delà l’aspect culturel, le système bancaire suisse a été construit dans un objectif d’autonomie nationale et celui-ci joue un rôle de levier économique et diplomatique important dans le cadre d’une politique de long terme.
En effet, le système bancaire suisse et plus particulièrement le développement et la sanctuarisation du secret bancaire, ont été utilisé de longue date par la Confédération suisse comme vecteur de puissance. Puissance financière et monétaire dans un premier lieu, puissance industrielle et commerciale par la suite. Ainsi, dès le début du XVIIIème siècle l’intérêt du secret et la participation des banques à l’économie suisse poussent le Haut Conseil de Genève a imposer des règles prohibant la publication des informations sur les clients des banques suisses. Par la suite les pratiques de confidentialité des banques suisses ont été influencer par différents biais. Le premier étant la Constitution nationale, la règlementation nationale sur la protection de la vie privée ainsi que les courants d’influence internationaux qui ont poussé à la transparence du système bancaire et à l’échange d’informations, notamment au cours des dernières décennies. Le secret bancaire suisse est également adossé au principe de neutralité de la Suisse, appliqué comme principe cardinal de la politique étrangère de la Confédération depuis la bataille de Marignan en 1515. À cet égard le contexte récent de la guerre en russo-ukrainienne constitue également un jalon important, puisque la Suisse a appliqué en partie les sanctions financières occidentales visant les avoirs et capitaux russes. La politique suisse sur le secret bancaire est donc sensible aux évolutions du contexte international et aux influences étrangères.
Neutralité et prospérité
Toutefois, si ce système est sensible au contexte historique et géopolitique, c’est également dans une logique de construction de puissance et à travers l’instauration d’un rapport de force informationnel. À travers la solidité de ses établissements de crédit et la protection du secret bancaire la Suisse a acquis une image de stabilité et de fiabilité financière ainsi que de paradis fiscal. Cette image a été capitalisée et a permis à la Confédération helvétique de s’imposer, à travers l’appuis financier de ses institutions bancaires, au niveau international comme un acteur incontournable dans des secteurs clés. Parmi ceux-ci le commerce de matière première, les activités financières et l’industrie chimique et pharmaceutique représentent les secteurs les plus dynamiques de l’industrie Suisse.
La politique de neutralité et la puissance financière suisses ont permis de développer un commerce de matières premières de premier plan alors même que la Suisse est un pays dépourvu d’accès maritime et de ressources naturelles. À titre d’exemple, la Suisse concentre 40% du commerce de pétrole, 65% du commerce de café, 80% de l’émission d’or fiduciaire et 60% des échanges de métaux de la planète. Ce poids au niveau mondial, acquis dans des secteurs stratégiques est le fruit d’une politique d’accueil et d’exportation de très long terme. En effet, des pans importants de l’économie exportatrice suisse est issue des diasporas. Celles-ci sont historiquement issues des vagues d’immigration consécutives à des évènements majeurs de l’histoire. Les plus notables sont celle des huguenots français au XVIème siècle à l’origine de l’industrie horlogère suisse et celle des cotonniers juifs égyptiens au lendemain de la crise du Suez. Ces derniers ont mis à profit leur réseaux et les infrastructures commerciales locales pour implanter des centres de négoce du coton égyptien au sein du pays dans les années 1960. Ces diasporas, attirées par la neutralité suisse et l’institutionnalisation du respect de la vie privée et cultuelle sont également à l’origine d’une ouverture importante de la suisse sur l’étranger en matière économique et commerciale.
Il apparait donc que le secret bancaire a constitué un avantage compétitif majeur en terme humain et capitalistique pour l’économie nationale suisse. Cette réalité s’inscrivant comme la finalité d’un rapport de force informationnel fondé sur la promotion de la finance Suisse autour des concepts de respect de la vie privée, de facilité commerciale et de stabilité financière. Toutefois, il importe de s’intéresser aux fondements du droit suisse en ce qui concerne le secret bancaire, d’autant plus que la logique développée par la Suisse est encore une fois en opposition diamétrale avec celle proposée par les États Unis et par la suite soutenue par les États européens voisins qui représentent les principaux clients de l’économie helvétique.
Un rempart juridique face aux critiques
Le secret bancaire suisse apparait comme fondé sur le principe de respect de la vie privée, constitutionnalisé en Suisse. Toutefois il a, de longue date, intégré des limites très claires. Ainsi, le secret bancaire n’a jamais couvert les faits rattachés à des délits pénaux et le secret bancaire peut être levé sur de simple présomptions. Toutefois la limite de cette logique est double. Premièrement elle sous-entend l’équivalence des normes de droit entre la Suisse et un éventuel État étranger souhaitant accéder à des données bancaires en suisse. Cela implique la seconde limite, qui est que les délits financiers en suisse sont peu nombreux et n’incluent pas l’exil ou l’évasion fiscale, contrairement aux normes internationales, notamment selon l’article 26 des conventions de l’OCDE. De plus, au nom du droit à la vie privée, la Suisse s’est opposée à la communication des données financières des ressortissants étrangers disposant de comptes bancaires en suisse, jusqu’à la crise des subprimes tout du moins.
Ainsi, si les résidents suisses se trouvent extrêmement protégés vis-à-vis de leur gouvernement pour ce qui est de leurs avoirs, les clients étrangers des établissements bancaires suisses ont toujours été soumis à des limites relativement strictes. De plus, contrairement à la lecture américaine du droit, la position suisse rejette le principe d’extraterritorialité. En effet, la Suisse a constamment mis en avant le fait que si sa législation ne contenait pas de description d’un délit financier caractérisé dans un droit étranger, celui-ci ne pouvait justifier une publication des informations bancaires. Cela y compris si les demandes de publication visaient un ressortissant étranger.
Sur le fondement de cette lecture du droit bancaire, fiscal et financier, la Suisse a mis en place une dynamique au sein des instances internationales, notamment au sein de l’OCDE, pour ralentir les discussions sur une harmonisation des normes de publication des informations bancaires. De même, une diplomatie de la neutralité a été promue en Europe et pendant un temps a permis à la Suisse de s’entourer d’autres États : l'Autriche, la Belgique et le Luxembourg, pour résister à la pression de l’UE en faveur de l’échange automatique des données bancaires. En cela la stratégie de la Suisse sur le plan international est résumée : résister à la pression le plus longtemps possible et céder le minimum de terrain en freinant les discussions sur la résolution des points de crispation avec les autres États. Cette stratégie a toutefois été remise en question par deux évènements. Le premier est l’affaire UBS, qui a permis aux États Unis d’acquérir un moyen de pression très puissant sur la politique suisse sur le secret bancaire. Le second est la crise de 2008 qui a poussé les États à rechercher le maximum de fonds et donc à accroitre significativement les pressions exercées sur les paradis fiscaux.
Géant bancaire sous pression et capitulation symbolique
Le secret bancaire suisse, longtemps considéré comme un rempart inviolable, a donc connu un premier accroc majeur avec l'affaire UBS en 2008. Accusée d'avoir aidé des milliers de citoyens américains à frauder le fisc, la banque s'est retrouvée sous la pression de la justice américaine, menaçant de lui retirer sa licence d'exploitation aux États-Unis.
En 2000, UBS est devenue le plus grand gestionnaire de fortunes privées au monde après l'acquisition de Paine Webber. Malgré son adhésion au système des "qualified intermediaries" en 2001, la banque aurait proposé des services financiers complexes favorisant l'évasion fiscale. Suite à une plainte et aux révélations d'un ancien employé, Bradley Birkenfeld, les autorités américaines ont accusé UBS de dissimuler l'identité de 17 000 clients américains possédant une fortune de 20 milliards de dollars. Cette affaire a déclenché une enquête contre la banque et son responsable de la gestion de fortune, Raul Weil, et a placé la banque sous la pression de la justice américaine, menaçant de lui retirer sa licence d'exploitation aux États-Unis.
Contraint de choisir entre la sauvegarde de ses intérêts commerciaux et la protection du secret bancaire, le gouvernement suisse a opté pour la coopération. En 2009, l'UBS a accepté de payer une amende de 780 millions de dollars et de transmettre les informations de 255 clients américains aux autorités américaines. Cette décision, perçue comme une capitulation par une partie de la presse suisse, a marqué un tournant symbolique : le secret bancaire suisse n'était plus "non négociable" L'affaire UBS a mis en lumière la puissance de feu de la justice américaine et sa détermination à utiliser l'extraterritorialité de son droit pour poursuivre les institutions financières étrangères impliquées dans des activités illégales liées à des ressortissants américains.
Victoire informationnelle américaine
La crise financière de 2008 a accéléré le processus de remise en question du secret bancaire suisse. Les pays du G20, confrontés à des déficits budgétaires colossaux, ont en effet intensifié la pression sur les paradis fiscaux, exigeant de la Suisse une plus grande collaboration en matière d'échange d'informations fiscales. La Suisse, menacée de sanctions et d'exclusion des discussions internationales, a alors dû revoir sa position. En effet, les États membres du G20 ont exclu la Suisse de leurs réunions en 2008 et menacé d’inscrire la Confédération helvétique sur une liste noire de pays non coopératifs pour son refus explicite d'échanger des informations fiscales avec l'étranger selon le standard de l'article 26 des conventions de l'OCDE de double imposition. En mars 2009, le Conseil fédéral a donc annoncé son intention d'adopter les standards de l'OCDE en matière d'échange d'informations fiscales dans l’objectif de conserver sa place au sein des institutions internationales. Cette décision, historique, a marqué un tournant dans la politique suisse, longtemps attachée à la défense du secret bancaire. En conséquence, la Suisse a établi douze conventions afin de se conformer aux dispositions de l’OCDE prévoyant une coopération administrative en cas d’évasion fiscale. Par la suite la Suisse a négocié vingt-trois accords bilatéraux sur le sujet avec notamment la France, les États Unis et l’Allemagne. Ce retournement de situation a permis à la Suisse de se maintenir au sein du G20 au prix d’un coup porté au secret bancaire. Le principal point de rupture est constitué par la pénalisation de fait de l’évasion fiscale. Cela illustre la vulnérabilité de la Confédération vis-à-vis de deux grandes puissances économiques, les États Unis et l’UE, malgré une stratégie d’évitement tolérée pendant plusieurs décennies.
Cette vulnérabilité, par-delà la situation géo-économique de la Suisse est fondamentalement liée à l’exposition de ses établissements bancaires. En effet, si l’économie suisse est le fondement de son indépendance et de son poids international, les activités financières offshore de ses banques sont nombreuses. Ainsi, les contre-coups de l’affaire UBS se font-ils sentir jusqu’en 2013. À ce moment, la Suisse est face à un dilemme en pleines négociations avec les États Unis au sujet de la coopération des banques suisses dans le cadre de la lutte contre l’évasion fiscale. Ainsi, un choix est imposé aux autorités suisses, soit le secret bancaire est levé soit les banques suisses seront exposées à des sanctions sévères et potentiellement exclues du marché américain. Le débat suscité en Suisse à cette occasion est par ailleurs intéressant. En effet, les dirigeants industriels et financiers suisses s’expriment pour une bonne partie en faveur d’un accroissement de la transparence financière. Cela dans un objectif d’intégrer l’économie suisse dans un cadre international apparaissant comme inéluctable. D’un autre côté, la classe politique s’attache à conserver le secret bancaire et dénonce une volonté impérialiste américaine et une ingérence étrangère. Le dilemme est tranché par l’administration américaine qui présente un ultimatum aux autorités suisses, menaçant de retirer leurs licences aux banques suisses et ce faisant de leur interdire de commercer aux États Unis ou en dollar. Après de nombreux retournements et un premier rejet par le parlement suisse, la "Lex USA" est adoptée à l’été 2013. Cette loi controversée permet aux banques suisses de coopérer avec le Département de la Justice américain dans le cadre d'enquêtes sur l'évasion fiscale. Adoptée sous la menace de sanctions économiques, ce texte a suscité de vives réactions en Suisse, certains dénonçant un "diktat" américain et une atteinte à la souveraineté nationale. Cette loi d’urgence, valable pour une année, a permis aux autorités américaines d'obtenir des informations sur des milliers de comptes bancaires suisses détenus par des citoyens américains suspectés de fraude fiscale. Elle a également contraint les banques suisses à revoir leurs pratiques et à se conformer aux exigences américaines en matière de transparence et de conformité.
Un rapport de force informationnel déséquilibré
L'affrontement entre la Suisse et les États-Unis autour du secret bancaire met en évidence un rapport de force informationnel déséquilibré. Les États-Unis, grâce à leur puissance économique et à leur influence sur les organisations internationales, ont réussi à imposer leur agenda et à contraindre la Suisse à abandonner un modèle qui avait fait sa prospérité.
La Suisse, quant à elle, a longtemps misé sur une stratégie de résistance passive, retardant les réformes et accordant des concessions minimales tout en développant un poids considérable dans des secteurs économiques stratégiques pour assurer son indépendance vis-à-vis des autres États. Cette stratégie s'est avérée inefficace face à la détermination américaine et à la pression internationale croissante dans un contexte de crise économique.
La fin du secret bancaire a contraint la Suisse à repenser son modèle économique et à s'adapter à un nouvel ordre mondial où la transparence est devenue la norme. La place financière suisse, autrefois basée en partie sur l'opacité, doit désormais mettre en avant d'autres atouts, tels que la stabilité politique, l'expertise en gestion de fortune et la qualité des services financiers. Par-delà les gains réalisés par l’administration américaine à travers la publication des données bancaires de ses ressortissants, les États européens ont également profité de cette dynamique. Cela est particulièrement le cas de la France et de la Suisse qui ont mis en place des procédures de “pardon” et de rapatriement des fonds depuis la Suisse avant la mise en place d’une coopération entre les administrations fiscales nationales.
La Suisse s'est engagée dans un processus de transformation profonde, adoptant les standards internationaux en matière d'échange d'informations fiscales et renforçant la lutte contre le blanchiment d'argent. Ce processus, encore en cours, vise à assurer l'avenir de la place financière suisse dans un monde où la confidentialité financière n'est plus un argument de vente. La santé du secteur financier suisse est maintenue et dans une certaine mesure a profité de la réforme du secret bancaire. En effet, cela a permis aux établissements bancaires suisses de se détacher de l’image d’opacité au profit d’une mise en avant de la qualité de leurs services.
Un rapport de force peut en cacher un autre
Toutefois il importe de relever que les États Unis et la Suisse demeurent aux premières places des paradis fiscaux, soit en volume soit du fait des dispositifs existants. À cet égard il convient de noter que malgré le rapport de force existant entre ces deux acteurs, un second rapport de force informationnel a été alimenté par cette lutte. Celui-ci visant les autres États impliqués dans la lutte contre le blanchiment et la fraude fiscale. Ainsi, les États Unis apparaissent-ils comme le pilier de la lutte contre les délits financiers et les principaux pourvoyeurs de normes dans ce domaine. De même, la Suisse à travers les efforts consentis vis-à-vis de son système bancaire fait figure de bon élève en matière de transparence des affaires.
La position de la Suisse est également intéressante en comparaison avec la réaction des États européens. En effet, bien que plus puissants que la Suisse en terme financiers, commerciaux et géopolitiques, les États membres de l’Union européenne ont été prompts à intégrer ou à se soumettre aux normes américaines. Cela met d’une part en avant le déséquilibre de la relation institutionnelle et financière entre les États Unis et l’Union européenne. D’autre part le maintien d’un rapport de force informationnel et financier entre la Suisse et l’Union européenne par-delà sa relation avec les États Unis souligne le poids de l’ancrage national d’activités souveraines, comme la finance, le commerce de matières premières ou l’industrie lourde peuvent l’être en Suisse.
La crise de 2008 et l'affaire UBS ont marqué la fin d'une époque pour le secret bancaire suisse. Face à des pressions internationales sans précédent, la Suisse a été contrainte d'abandonner un modèle longtemps considéré comme intouchable. Ce processus a révélé les limites de la stratégie suisse de résistance aux changements et a mis en lumière la nouvelle réalité d'un monde financier globalisé où la transparence est devenue une exigence incontournable. Cette transformation forcée a obligé la Suisse à repenser son positionnement sur la scène financière internationale. Si elle a perdu l'avantage compétitif lié au secret bancaire, elle a dû mettre en avant d'autres atouts, tels que la stabilité politique, l'expertise en gestion de fortune et la qualité des services financiers. Le défi pour la Suisse reste de maintenir l'attractivité de sa place financière dans ce nouveau contexte, tout en se conformant aux standards internationaux de transparence et de coopération fiscale.
Merlin Santoro (SIE28 de l’EGE)
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