Le numérique est aujourd’hui une guerre technologique et économique entre les deux puissances mondiales qui s’affrontent sur le terrain de la 5G : les Etats-Unis et la Chine. (1) Dès janvier 2018, par crainte de l’espionnage et des potentielles cyberattaques chinoises, Trump interdit toute vente de technologie américaine au groupe chinois d’électronique Huawei, alors en pleine expansion, bientôt leader mondial devant Apple et Samsung, avec un chiffre d’affaires annuel d’environ 120 milliard de USD. Dès le mois de mai 2019, Trump bannit Huawei des fournisseurs 5G sur le marché américain. La confrontation ne reste pas uniquement au niveau commercial, mais également au niveau diplomatique et informationnel.
La question de la dépendance technologique prend d’autant d’importance dans un monde en croissance conflictuelle quasi permanente. Le numérique n’est plus seulement une innovation qui dope le consumérisme et ouvre de nouvelles perspectives de marché, il est devenu un besoin vital pour garantir à la population d’un pays une perspective de développement non inféodé à un processus de soumission.
Guerre technologique sino-américaine
En décembre 2018, Washington exige du Canada l’arrestation de la directrice financière de Huawei et fille du fondateur, en vertu d'un mandat américain sur des allégations de non-respect de la loi extraterritoriale américaine d’embargo commercial contre l’Iran. Les médias et l’opinion publique mondiale saisissent les objectifs américains de représailles contre la volonté de conquête du groupe Huawei. Pour contrer cette attaque ciblée et contraindre ses opposants à la libération de Meng Wanzhou, la Chine enferme à son tour 2 Canadiens. Technique de combat très efficace que la France n’a pas osée, ou n’a volontairement pas déclenchée face à son allié américain pour exiger la libération de Frédéric Pierucci, ancien cadre supérieur d’Alstom Power, retenu prisonnier au titre du FCPA (Foreign Corrupt Practices Act, loi anti-corruption) jusqu’à la vente d’Alstom à General Electric. F. Pierucci et M. Wanzhou sortiront tous les deux après environ 3 années d’enfermement. Dans le premier cas, la France a bradé un de ses fleurons industriels, fin 2014. Dans le second cas, le ministère américain de la Justice a retiré toutes les accusations portées contre Meng Wanzhou en décembre 2022, et Huawei est resté sous le drapeau de l’Empire du Milieu.
La Chine niera tout lien entre l’emprisonnement des deux Canadiens et de la Chinoise. Patrick Kron niera tout lien entre les menaces de se voir arrêté et poursuivi personnellement par le Doj ( Departement of Justice) américain lors de son prochain vol transatlantique, et la vente de son entreprise à General Electric.
Les Européens à l'écart du conflit sino-américain mais actifs sur la scène numérique
L’union européenne hésite à se positionner dans cette guerre Sino-Américaine. Elle ne souhaite pas froisser les Américains, mais ne veut pas non plus être à la traîne. De ce fait, les Européens ne boycottent pas Huawei, tout en restant prudents.
Ericsson et Nokia se placent en 2 et 3eme place sur le marché de la 5G. Toutefois, le leader inconditionnel est aujourd’hui Huawei en nombre de brevets et en investissements.
La Commission européenne affiche son ambition numérique (2). L’Europe cherche à renforcer sa souveraineté numérique à travers l’autodétermination des normes.
NextGeneration EU alloue un investissement de 250 milliards d’Euros avec pour stimuler la numérisation. Les principaux défis sont :
. Législation sur les services numériques : garantir un environnement en ligne sûr et responsable.
. Renforcer la compétitivité et la résilience de l’Europe dans le domaine des technologies des semi-conducteurs.
. Identité numérique européenne : contrôle des informations partagées avec des tiers.
. Intelligence artificielle : parvenir à de meilleurs soins de santé, à des transports plus sûrs et plus propres, à des procédés de fabrication plus efficaces et à une énergie moins chère et plus durable grâce à l’IA ;
. Gouvernance européenne des données pour faciliter le partage des données entre les secteurs d’activité et entre les États membres (données sur la santé, la mobilité, les données environnementales, agricoles, données de l’administration publique) ;
. Stratégie industrielle européenne pour une souveraineté numérique et la neutralité carbone 2050 ;
. Renforcement de la coopération européenne en matière de défense.
La volonté européenne de développer le numérique, relayée par le gouvernement français, semble adaptée pour faire face aux défis concurrentiels, objectif de souveraineté et enjeux climatiques. Pourtant, le débat houleux autours du numérique en général et de la 5G en particulier anime des partis opposés, et révèle également des contradictions internes inconciliables au sein d’un même corps…
Le numérique au cœur de nos contradictions...
D’une part, les citoyens souhaitent voir s’étendre la couverture de la téléphonie mobile, jusque dans nos campagnes, à tel point qu’une proposition de loi a été déposée en avril 2022 pour instituer un droit à la connexion opposable et garantissant l’égalité d’accès au numérique dans les territoires (5) …
D’autre part, les citoyens, et c’est tout aussi légitime, expriment des inquiétudes quant aux effets des champs électromagnétiques, et défendent le droit fondamental à la santé. Le principe de prudence et les doutes quant à la nocivité de la quantité croissance de notre exposition aux ondes étaient déjà à l’ordre du jour il y a une douzaine d’années, comme le relate le compte-rendu de l’audition publique organisée par le député Alain Gest le 6 avril 2009 au sujet des « antennes relais à l’épreuve des inquiétudes du public et des données scientifiques » (6). Connaissons-nous l’impact sur notre santé et sur celui de la biodiversité de l’augmentation exponentielle du numérique ?
Tiraillement également entre le « droit vital » d’être connecté, et celui tout aussi « vital » de pouvoir choisir d’être déconnecté pour se reposer ou s’occuper autrement. La société actuelle donne-t-elle ce droit de déconnexion à nos enfants parfois biberonnés au numérique (même passif) ? Combien de temps les gouvernements, les politiques ont-ils prétendu que la fumée du voisin n’était pas toxique, avant de reconnaître la nocivité du tabagisme passif ?
Nos adolescents peuvent-ils suivre une scolarité sans téléphone si l’ensemble de la communauté de leur classe d’âge échange plus en ligne que dans la cour du collège et si les professeurs ne communiquent plus oralement les devoirs mais uniquement sur le site « école directe » ?
- Le numérique est devenu l’outil indispensable à notre transition énergétique. Il peut servir très efficacement à améliorer le rendement de nos usines, et à réduire notre consommation notamment par l’effacement des pics énergétiques. Dans le secteur industriel, très gros consommateur d’électricité, la suspension de l’alimentation auprès des entreprises volontaires et bénéficiant d’un meilleur tarif, permet d’éviter le recours aux centrales électriques les plus polluantes (gaz et charbon), tout en optimisant les énergies renouvelables. De fait, cette application du numérique permet de réduire notre empreinte carbone.
- Malheureusement, le numérique contribue toujours plus aux émissions de gaz à effet de serre, avec une croissance plus rapide que les gains générés par cette même technologie. Les émissions de CO2 du numérique ont augmenté depuis 2013 d’environ 450 millions de tonnes dans l’OCDE, dont les émissions globales ont diminué de 250MtCO2eq, comme indiqué dans le rapport du Shift project. (7) Le Shift project souligne la nécessité de débattre des usages à privilégier pour éviter l’effet rebond de surconsommation permise par la 5G. La technologie en soit n’est pas perverse, mais certains de ses usages peuvent le devenir. Nous devons donc filtrer les applications nécessaires, tout en visant une sobriété numérique indispensable à nos défis environnements…
- Entre aspiration à la « high technologie » pour une industrie plus compétitive, et besoin de revenir sur des « low-tech » pour un société plus résiliente, et plus respectueuse de l’environnement.
- Conflit d’usage pour les métaux critiques dont l'Europe est dépendante à près de 50 % de la Chine et de la Russie. Les terres rares et métaux, limités par des facteurs physiques, géopolitiques, économiques, écologiques, sont tout aussi indispensables à la réindustrialisation et numérisation de notre économie, qu’à la décarbonation nécessaire. Quelles sont nos priorités ? Choisir, c’est renoncer à certains usages, voire imposer des quotas sur certains, pour privilégier ceux que nous considérons comme essentiels et vertueux. Dans tous les scénarios imaginables, la sobriété sera notre choix, ou nous sera très vite imposée.
Le danger serait de se laisser imposer des choix par passivité et manque d’esprit critique par rapport aux politiques qui nous gouvernent.
Guerres informationnelles et manipulations politiques
Certaines ordonnances adoptées en toute hâte et sans soumission au préalable au débat public éveillent le soupçon, à tort ou à raison… En juin 2018, l’article 62 de la loi Élan met fin à des dispositifs de la loi Abeille qui tire son nom de Laurence Abeille, députée écologiste à l’origine de la proposition de loi « relative à la sobriété, à la transparence, à l’information et à la concertation en matière d’exposition aux ondes électromagnétiques » adoptée en janvier 2015. La loi abeille permettait un contrôle de l’implantation des antennes-relais, et prévoyait des dispositifs d’information et de concertation en lien avec les élus locaux pour l’implantation ou la modification des antennes relais. Cet article 62 de juin 2018 soit trois ans et demi seulement après la loi abeille est un « cavalier législatif », c’est-à-dire qu’il n’a rien à voir avec le reste de la loi, consacrée aux questions de logement. Nous pouvons légitimement émettre des doutes sur la victoire du lobby des opérateurs de téléphonie mobile qui a maintenu la pression jusqu’à obtenir l’ajout « discret » de cet article.
En pleine pandémie covid et pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire, l’ordonnance n° 2020-320 du 25 mars 2020 relative à l'adaptation des délais et des procédures applicables à l'implantation ou la modification d'une installation de communications électroniques fût adoptée. « Par dérogation … la décision d'implantation sur le territoire national des stations radioélectriques peut être prise sans accord de l'Agence nationale des fréquences pendant la durée de l'état d'urgence sanitaire » … (3) De quelle urgence sanitaire parle-t-on ?
En 2022, le gouvernement Macron supprime la taxe imposée aux opérateurs de téléphonie mobile sur chaque nouvelle antenne relais. C’était la seule source de financement destinée à la recherche scientifique publique sur les ondes. Cette taxe de 1 674 euros faisait l’objet d’un fort lobbying de la part des opérateurs depuis de nombreuses années. Le gouvernement lui reprochait de freiner l’implantation de la 5G en France. (4) Sans recherche publique indépendante sur les effets des ondes sur notre santé, peut-on vraiment faire confiance aux résultats des études effectués par et pour des opérateurs téléphoniques privés ?
Quand l'outil numérique nourrit nos addictions et dirige notre projet de société
Les usages numériques les plus fréquents des particuliers sont Youtube, les réseaux sociaux, la pornographie et Netflix. Or, selon le baromètre numérique 2022, 58% des personnes interrogées ne pourraient pas se passer d’internet plus d’une journée sans ressentir un manque, contre 18% en 2011 (8). Cela ressemble à une addiction perverse, plus qu’à un besoin vital… Les usages cités plus haut ne sont pas liés à la survie d’un être humain, alors même que le besoin vital de contact est hypothéqué à cause du numérique ! Un bébé humain se laisse mourir si aucun autre être humain ne le touche, ne le regarde dans les yeux, ou ne lui adresse la parole. Les périodes de confinement pendant la pandémie de covid ont montré in vivo les impacts psychologiques sur les êtres humains d’un manque de contact physique, que le contact numérique n’a pas su combler.
Et pourtant, nous assistons peut-être à la mutation de l’être humain puisque plusieurs études constatent une réduction des rapports physiques, de manière souhaitée et non subie. 44 % des jeunes français âgés de 18 à 25 ans n'ont eu aucun rapport sexuel durant l'année écoulée. C'est un peu moins que pendant le confinement (57 %), mais nettement plus qu'il y a 8 ans (25 %). La tendance en France est alignée avec ce que l'on constate aux États-Unis. (9) . Les générations nées au XXème siècle peinent à comprendre le fait que les plus jeunes jugent ce manque lié à une potentielle déconnexion plus effrayant que l’absence de contact physique.
Les GAFAM avec leurs algorithmes ultra efficaces de suggestion de contenus, imposent et influencent notre rythme de marche, pulsions d’achat, convictions politiques, et rencontres amoureuses. (10). L’encerclement cognitif fonctionne parfaitement puisqu’une majorité d’humains publie volontiers et sans contrainte des données personnelles d’une part, et accepte au nom de la sécurité les caméras de surveillance de plus en plus nombreuses d’autre part.
Aucune excentricité ou comportement hors norme ne sort des radars. Nous vivons déjà dans une société où l’intime est réduit, et notre vulnérabilité mise à nue... Le PDG a intérêt à être lisse et dans le moule pour ne pas accroitre la vulnérabilité de son entreprise, faire chuter son cours de bourse ou la précipiter dans les bras d’un potentiel acheteur…
« Il avait remporté la victoire sur lui-même. Il aimait Big Brother ». Ultime phrase de 1984 de George Orwell. La guerre cognitive des GAFAM, et de ses alliés ultra-libéraux (publicitaires, multinationales avides de profit, capitalistes désintéressés des conséquences sociales, écologiques et sanitaires de leurs stratégies, sociétés de surveillance…) est sur le point d’être gagnée. Or, une société surveillée est une société sclérosée, en manque de liberté et de créativité.
Dans cette guerre cognitive de grande intensité, la riposte tente de se préparer. La commission européenne interdit Tik Tok aux fonctionnaires de l’institution au nom de la protection des données et face aux risques de cyberattaques. (11) Plus largement, l’union européenne verra le digital service act (DSA) entrer en vigueur en septembre 2023. Cette nouvelle législation exige la modération des contenus illicites ou délétères et la transparence du service à toutes les applications, sous peine d’interdiction et de sanction.
Charlotte Pillard Pouget
Sources
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- https://www.arte.tv/fr/videos/091146-027-A/le-dessous-des-cartes/
- https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/europe-fit-digital-age_fr
- https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000041755887
- https://www.lagazettedescommunes.com/758789/fiscalite-locale-le-gouvernement-envisage-une-reforme-de-lifer-mobile/
- Proposition de loi n°5192 instituant un droit à la connexion opposable et garantissant l’égalité d’accès au numérique dans les territoires (assemblee-nationale.fr)
- https://www.assemblee-nationale.fr/opecst/CR%20Antennes%20relais.pdf
- « Pour une sobriété numérique » : le nouveau rapport du Shift publié (theshiftproject.org)
- barometre numérique.pdf
- https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/sexe-jeunes-nont-eu-aucune-relation-en-2021/#:~:text=L'%C3%A9tude%20indique%20que%2044,on%20constate%20aux%20%C3%89tats%2DUnis.
- (34) 5G : LE GÂCHIS ÉNERGÉTIQUE - YouTube Nicolas Bérard, journaliste « 5G, mon amour »
- https://www.liberation.fr/international/europe/protection-des-donnees-la-commission-europeenne-interdit-tiktok-a-son-personnel-20230223_D2AA5VEM3RD5ZJROOZBIGX4ETU/