Le nationalisme hindou en guerre contre l’Islam

L’Inde est devenue la première démographie mondiale en avril 2023 devant la Chine avec un milliard quatre cent trente millions d’habitants. Sa population a augmenté de plus d’un milliard depuis 1947, année de son indépendance. L’hindouisme est la première religion du pays et concerne 80% de la population, la minorité musulmane représente quant à elle 14%, soit environ 200 millions d’individus faisant de l’Inde le troisième pays musulman au monde après l’Indonésie et le Pakistan.

Un contexte de confrontation entre cultures

Depuis l’ascension de Narendra Modi au pouvoir en 2014, l’Inde a connu une série de changements qui ont progressivement remis en cause son pluralisme religieux et son caractère démocratique. Le parcours de son premier ministre est une clé de lecture indispensable pour appréhender ces mutations. 

Narendra Damodardas Modi est né le 17 septembre 1950à Vadnagar, dans l’Etat du Gujarat, au sein d'une famille de caste moyenne, les Ghanchis1. Dès l’âge de huit ans, il intègre l’association nationaliste Rashtriya Swayamsevak Sangh2 (RSS) dont l’un des membres, Narayan Vinayak Godse, avait assassiné dix ans plus tôt le Mahatma Ghandi. Il adopte l’Hindutva3 comme mode de vie, érigeant la religion hindouiste en ascèse, lui conférant plus d'importance que la famille.

En 1980, il adhère au parti crée par l’association nationaliste, le Bharatiya Janata Party ou BJP (le Parti du Peuple Indien). Son rôle central dans la victoire du parti aux élections de 1995 lui vaut la reconnaissance des cadres du BJP. Il devient secrétaire général trois ans plus tard puis gouverneur de l’Etat du Gujarat, en 2001. Depuis, sa popularité n'a cessé de croitre dans l’ensemble du pays.

Depuis son élection au poste de Premier Ministre en 2014, on constate en Inde une montée du nationalisme religieux, conséquence d’une stratégie politique axée sur l’ostracisation des musulmans. Comment Narendra Modi est-il parvenu à s'emparer du pouvoir ? Par quels moyens a-t-il réussi à imposer à la population une remise en cause du sécularisme indien pourtant inscrit dans la constitution, et si cher aux pères fondateurs ? Peut-on formuler l’hypothèse d’un basculement de cette démocratie vers une forme de radicalisme et de l’existence d’un conflit religieux sous-jacent ?

Un apprentissage de l'usage offensif de l'information dans un parcours politique

Une fois nommé gouverneur du Gujarat, Narendra Modi prépare les conditions du financement de son accession au pouvoir. Il met en place une politique économique ultra libérale afin d’attirer les grandes familles industrielles du pays et fait de son Etat d'origine une place économique majeure en Inde. En 2008, la famille Tata y déplace la production de sa voiture phare, la Nano. Le sommet économique « Vibrant Gujarat » illustre bien la dynamisation du secteur industriel et commercial de l’Etat. Gautam Adani va en être un acteur majeur et profiter pleinement des faveurs du gouverneur. Dès 2010, il rachète des mines en Australie et devient le plus gros importateur de charbon afin de construire des centrales électriques. Il adhère au projet de développement du pays poussé par Narendra Modi et va grâce à lui, se lancer dans la spéculation immobilière. La capitalisation boursière de songroupe augmente de 8600% entre 2002 et 2012. Son patrimoine passe de 70 millions à 7 milliards de dollars. L’homme d’affaire va continuer de s’enrichir sous l’administration Modi pour atteindre une fortune estimée à 150 milliards en 2022. Les deux hommes sont très proches depuis plus de vingt ans et servent leurs intérêts mutuels. La fortune de Gautam Adani va permettre à Narendra Modi de financer ses ambitions politiques et d’éloigner ses détracteurs.

En 2014, la campagne électorale de Narendra Modi en vue de devenir Premier ministre coûta un milliard de dollars. A partir de ce moment, Modi va s’attaquer aux institutions qui lui résistent encore. Il soumet au Parlement un projet de loi visant à modifier le mode de désignation des juges à la Cour Suprême, jusqu’à présent sélectionnés par un collège de leurs pairs. Malgré l’invalidation de l’amendement, Narendra Modi offre des retraites « dorées » par le biais de postes prestigieux et de salaires démesurés aux juges candidats dès 60 ans. A partir de 2017, le pouvoir judiciaire est composé à majorité de sympathisants. Cela lui permet de faire valider la proposition de loi visant la création des « Electoral Bonds » qui permettent de collecter des fonds de manière anonyme pour financer les campagnes électorales. Ce dispositif fut largement utilisé lors de la campagne de 2019 et permit de lever plus de trois milliards de dollars.

La Cour Suprême n’est pas la seule institution à avoir été déstabilisée : la Reserve Bank of India5 ainsi que le Central Bureau of Investigation6 ont connu trois directeurs en deux ans, ces derniers ayant été systématiquement victimes de diffamation. Le gouvernement est quant à lui composé de membres acquis à la cause du premier ministre. Cette main mise sur le pouvoir va permettre à Narendra Modi d’utiliser l'arme législative pour enrayer la propagation de l’Islam en Inde.

En mai 2019, quelques mois après sa réélection à la tête du pays, le BJP soumet un projet de loi, le Citizenship Amendement Act (CAA) qui sera adopté par le parlement indien, en décembre. Ce texte réserve l’accession à la citoyenneté indienne accélérée pour les minorités religieuses provenant du Pakistan, d'Afghanistan et du Bangladesh, et arrivées en Inde depuis 2014, à condition que ces personnes ne soient pas de confession musulmane. Or la plupart des naissances ne sont pas systématiquement déclarées à l’état civil. Bien souvent, sur les certificats de naissance ne figurent que la date, le nom des parents ainsi que le sexe de l’enfant. Le nom de ce dernier n'est pas une donnée obligatoire et peut être rajouté ultérieurement. Environ 38% des enfants de moins de 5 ans sont dépourvus de tout document prouvant leur identité selon India Spend7. Par conséquent, une grande majorité de la population issue du Bangladesh ou du Pakistan est de facto privée du droit de vote, de l’obtention d’un permis de conduire ou d’un passeport ; l'accès à la fonction publique leur est par ailleurs, impossible. Un document d’identité est également nécessaire pour se marier ou pour régler les droits d’héritage ou de propriété.  Avec le CAA, la nationalité de centaines de milliers de personnes est remise en question faute de papiers pour la prouver. En mars 2024, quelques mois avant le scrutin législatif, le gouvernement Modi a demandé l’application du texte afin de mobiliser son électorat nationaliste. Ce dernier a énormément progressé car depuis une décennie, le chef de l’Etat a mis en place une guerre de l’information à travers la saturation des médias et des réseaux sociaux.

L'occupation du terrain informationnel

À la suite de la crise financière de 2008, Narendra Modi prépare sa stratégie de communication et s’entoure de conseillers de communication dans son administration gujarati. Il favorise le rachat de la NDTV, une chaîne de télévision populaire et assez critique du BJP, qui passe sous la direction du groupe Adani. A partir de 2010, on constate un usage systématique des réseaux sociaux par Narendra Modi, en particulier Twitter et Facebook où Les messages islamophobes se multiplient. Dès 2014, la désinformation et la manipulation de l’information par le biais des réseaux sociaux s’accélèrent en particulier pendant sa campagne électorale. Les classes moyennes dans les grandes villes sont les cibles privilégiées. Le discours islamophobe mettant en avant de prétendues faveurs accordées aux musulmans est suivi par près de 3,6 millions d’abonnés sur Twitter. Jack Dorsey, fondateur et ancien directeur général du réseau social, a déclaré, en juin 2023, que la plateforme avait subie des pressions de la part des autorités indiennes. Narendra Modi et Elon Musk8 se sont depuis rencontrés à deux reprises ce qui souligne l’importance que prend ce réseau social dans sa stratégie. L’Inde se classait en 2023 au quatrième rang mondial pour le nombre de demandes présentées par un gouvernement pour supprimer du contenu sur Twitter.  

Une stratégie de communication centrée sur le dénigrement

A partir de 2018, les vidéos nationalistes à la gloire du dieu Rama et dénigrant les musulmans se multiplient sur YouTube. Le discours de haine envers la minorité musulmane se retrouve jusque dans les musiques électroniques diffusées lors des cérémonies de mariages ou dans les discothèques. Par exemple, « Hindu Blood Hit » mis en ligne en août 2018, a été visionnée plus de 12 millions de fois. Le slogan « Jai Shree Ram »9 n’est plus seulement un symbole du nationalisme hindou, il se mue en appel à la banalisation de la violence contre cette catégorie de la population.

Parallèlement à cette guerre informationnelle via les médias et les réseaux sociaux, Narendra Modi va également utiliser le cinéma de Bollywood comme puissant vecteur de communication. Les films « Kashmir files », puis « Padmaavat » et plus récemment « la Reine de Jhansi » sont quelques exemples de réalisations présentées comme issues d’évènements historiques alors qu’ils intègrent une large partie de fiction et avec comme point commun la stigmatisation de l’Islam. Sorti en salles en mai 2023, le film « Kerala Story » raconte l’histoire prétendue vraie d’innocentes filles victimes d’un trafic d’êtres humains et destinées à devenir des terroristes. Ce film a été projeté pendant des élections dans l’Etat du Karnataka, dont les résultats ont été contestés par le BJP ce qui a donné lieu à des heurts entre hindous et musulmans provoquant la mort d’une personne. La popularité du cinéma auprès des hindous permet à Narendra Modi de toucher une vaste majorité de citoyens de basses et moyennes castes dont 30% reste analphabète. A cette fin, les places de cinéma sont parfois subventionnées. 

Le recours au piège complotiste

La guerre de l’information franchit un palier supplémentaire avec les théories complotistes sur le « Jihad »10 dont la plus répandue est celle du « Jihad de l’amour ». Celle-ci apparait en 2009 et affirme que les hommes musulmans chercheraient à se marier avec des femmes hindoues afin de les convertir à l’Islam. Ce narratif a été largement relayé par le RSS et son réseau national. Il s’inscrit dans la même lignée que les théories du « grand remplacement » présentant les musulmans comme une population ayant traditionnellement une forte natalité et chercheraient ainsi, à terme, à remplacer les hindouistes. Les réseaux sociaux en sont rapidement saturés à partir de 2017, période où les violences envers les musulmans se banalisent. Les mariages interconfessionnels se raréfient en conséquence.

On peut établir un parallèle entre l’apparition de cette rhétorique et la réalité démographique du pays, en particulier la faible proportion de femmes dans les états du Nord. Les politiques de planning familial mises en place par le Gouvernement, en particulier l’accès facilité à l’interruption volontaire de grossesse ont eu pour conséquence d’aggraver ce phénomène pendant de nombreuses années jusqu’à créer de réels déséquilibres. Le « Jihad de l’amour » pourrait dès lors être considéré comme une stratégie d’intoxication car le narratif mélange désinformation et pression démographique pour servir les intérêts du RSS.

Dans le prolongement des questions familiales, le RSS va également s'intéresserau domaine de l’éducation. Les programmes d’histoire dans les manuels scolaires des collégiens et des lycéens ont été revus en 2023 et minorent la période de l’âge d’or moghol11. L’assassinat de Ghandi est minimisé et l’interdiction du RSS pendant les années qui ont suivies n’est plus enseignée. Le dénigrement des musulmans semble devenir la norme dans l’enceinte des écoles, où ils sont parfois battus avec le consentement voire, l’encouragement des enseignants. Dès le plus jeune âge, les enfants sont façonnés au nationalisme hindou et ce, à l’initiative même du pouvoir en place.

Une démarche d'encerclement cognitif

Au-delà de la guerre de l’information commencée dès 2010 et qui s’est accélérée depuis 2014, le RSS de Narendra Modi a développé une stratégie d’encerclement culturel et éducationnel dont l’objectif est de marginaliser la population musulmane et de l'isoler à l’intérieur du pays.

Au lendemain du 7 octobre 2023, les réseaux sociaux de nombreux pays sont inondés de messages soulignant l’atrocité des attaques du Hamas12. En revanche on peut noter une campagne de désinformation et de haine tendant à désigner les musulmans comme responsables du conflit israélo-palestinien. Ces messages lancés depuis l’Inde veulent prétendument révéler la désinformation pilotée par le Hamas et sont orchestrés par le gouvernement. Depuis les années 2000, Narendra Modi est proche de son homologue israélien Benjamin Netanyahu. Les deux pays entretiennent une forte coopération miliaire. Des joint-ventures ont été créées pour la production de drones dans le Sud du pays. Israël est devenu le quatrième fournisseur de matériel militaire à l’Inde

L'affirmation de la légitimité de l'indouisme

Au-delà de la rupture avec la politique étrangère menée par le parti du Congrès dès 1967 qui fut un fervent défenseur de la cause palestinienne et amena l’Inde à être un des premiers pays à reconnaitre l’existence de l’Etat autoproclamé par le Conseil national palestinien en 1988, il existe des similitudes idéologiques entre l’hindutva et Ie sionisme. Les deux courants ont pour finalité de former un socle national autour d’une terre considérée comme sacrée. Dans le prolongement de cette logique, on peut se demander dans quelle mesure le CAA est inspiré de l’Alya13 tant il reprend une partie de la logique de protectorat pour les minorités persécutées.

Véritable illustration du conflit religieux sous-jacent, le différend d’Ayodhya (Ram Janmabhoomi-Babri Masjid controversy) a connu son dénouement avec l’inauguration par Narendra Modi, début 2024, d’un immense temple hindou de cinq mille mètres carrés. L’aboutissement d’un différend vieux de plusieurs siècles est une revanche symbolique sur la domination musulmane du Moyen Age. Il souligne l’accroissement de puissance de l’hindouisme aux yeux du monde entier. Ayodhya est l’une des sept villes sacrées de l’Inde et considérée comme le lieu de naissance du Dieu Rama, figure du Ramayana, l’un des textes sacrés de l’hindouisme. Une mosquée y avait été érigée au 16ème siècle par le premier empereur Moghol Babur. Elle fut détruite par les nationalistes hindous en 1992 sur fond de rivalités religieuses. Bien que la cour suprême ait acquitté les responsables du BJP faute de preuves, on peut néanmoins s’interroger sur l’origine du soulèvement. C’est également le différend d’Ayodhya qui est à l’origine des évènements de 2002 au Gujarat sous le Gouvernorat Modi. Un wagon de pèlerins de retour d'Ayodhya avait été incendié avec ses occupants, provoquant en rétorsion des pogromes qui avaient fait 2 000 victimes chez les musulmans. 

Symbolique de cette rivalité religieuse vue de l’étranger, ce n’est pas un hasard si le premier ministre a soigné la communication autour de l’inauguration, dans une tenue blanche et orange, couleurs des nationalistes hindous. Il apparait comme un gourou guidant les siens et cultive l’image du demi-dieu14.

Etant donné l’immensité du projet architectural consacré au dieu Rama, figure du nationalisme hindou, on peut supposer une volonté sous-jacente du pouvoir de supplanter le Taj Mahal comme symbole de l’Inde aux yeux du monde extérieur.

L'objectif de la conversion des musulmans à l'indouisme

Sur la décennie écoulée, Narendra Modi a effectivement mis en place une stratégie de guerre informationnelle saturant l’espace sur les réseaux sociaux et les écrans dans le but de stigmatiser les musulmans aux yeux de la population. Il présente ces derniers comme la principale cause des problèmes intérieurs, cachant ainsi un bilan de politique intérieure plus que mitigé. 

2017 marque un tournant radical avec l’assassinat de la journaliste Gauri Bankesh à Bangalore qui avait documenté et dénoncé l’utilisation massive de la désinformation en Inde par le parti au pouvoir, le BJP. Les élections de 2019 montrent un resserrement des suffrages autour des deux grands partis nationaux (BJP et Congrès) au détriment des autres partis qui reculent autour de 28%. L’hypothèse d’un recul très net de la démocratie a déjà été largement partagée par de nombreuses analyses depuis 2019. 

La question de l’opposition de l’islam sunnite à l’hindouisme l’est en revanche beaucoup moins. Entre 2010 et 2020, la population mondiale est passée de sept à huit milliards d’individus. Le sunnisme est passé d’un milliard et demi à 2 milliards de fidèles, ce qui en fait la religion qui progresse le plus en nombre de fidèles avec l’évangélisme chrétien (en proportion). Mis à part l’Indonésie, le sous-continent indien, à savoir l’Inde et les pays résultant de sa partition en 1947 pour des raisons religieuses (le Pakistan et le Bangladesh), compte près de 600 millions de fidèles et représente 30% des sunnites dans le monde. 

Mis à part une vague de conversion de masse de jeunes intouchables en 1981, le prosélytisme musulman en Inde n’a jamais été clairement documenté mais apparait davantage comme une résultante des dominations historiques musulmanes sur l’Inde par vagues successives entre le dixième siècle et le dix-huitième siècle. La masse de population islamisée est néanmoins passée de 20 % en 1874 à 24 % en 1941 et 27 % au début des années 2000. L’Inde est touchée directement par ce prosélytisme passif et la personnalité de Narendra Modi s’est forgée depuis son plus jeune âge en réaction à ce phénomène, s’érigeant en disciple de Savarkar, s’auto-investissant d’une mission sacrée de promotion de l’identité hindoue face à l’Islam.

Une fois au pouvoir, cette stratégie de guerre informationnelle s’est progressivement muée en un encerclement cognitif avec pour objectif de convertir les musulmans ou les inciter à quitter le territoire en les privant de leurs droits fondamentaux. Le citoyen musulman est devenu peu à peu persona non grata, un citoyen de seconde zone, un indésirable.

Alors l’Inde va t’elle désormais s’appeler « Bharat » ? Oui si l’on en croit la volonté de son premier ministre de couper avec son passé sous domination étrangère. Le choix de co-désignation officielle du pays n’est pas anodin. En choisissant de renommer le pays en référence à la déesse Bharat Mata, chère aux idéologues de l’Hindutva, Narendra Modi renforce une fois de plus son image de Chowkidar15, leader du peuple hindou gagnant peu à peu la guerre cognitive16 face à l’Islam sur son territoire.

 

Mathieu Gilbert,
étudiant de la 44ème promotion Management stratégique et intelligence économique (MSIE)