Le monde rural face aux atteintes informationnelles à sa légitimité

« Qu’est-ce qu’un bon protecteur des traditions ? Quand il voit un sanglier dans une culture, il tire ! » pourrait-on dire en l’absence d’écologiste autour de la table, leur ennemi commun. Mais, au moment de régler la note, c’est-à-dire de réparer les dégâts engendrés dans les cultures par le gibier, il n’y a plus de bonne posture qui vaille. A l’origine de ce dilemme figure la réforme du code rural de 1968, où les agriculteurs ont perdu le « droit d’affut » (= droit de tuer le gibier présent sur leurs cultures), en échange de quoi les chasseurs les indemnisent des dégâts (causés à 85% par les sangliers)[i]. A l’époque, il y avait dix fois moins de sangliers, bien plus de chasseurs, et le prix des céréales étaient bien moins chers que depuis la guerre russo-ukrainienne[ii].

La figure de l'agriculteur, un capital sympathie attaqué et convoité

Objet de débats et de critiques depuis plusieurs décennies, au moins depuis l’essor de l’écologisme dans les années 1970, les chasseurs ont développé une certaine stratégie d’influence ciblant tout particulièrement les pouvoirs publics. Après tout, leur première menace est législative, et non économique ou médiatique. Le premier de leur argument est leur poids électoral, fort de 1,1 million de pratiquants. A l’exception de l’élection présidentielle de 2002, où ils avaient en quelque sorte leur propre représentant politique au travers du candidat Christian Saint-Josse à la tête de Chasse Pêche Nature et Tradition, qui dépassa les 5% (laquelle candidature est une réaction à la politique obstinée anti chasse de la ministre écologiste Dominique Voynet), les chasseurs ont toujours préféré le lobbying. Lequel s’est montré particulièrement écouté en la personne du candidat Macron en 2017, avec entre autres une réduction du prix du permis de chasse.

De leur côté, les agriculteurs ont des préoccupations plus économiques dont l’un des corollaires est que la posture du défenseur de la nature n’est qu’occasionnelle. Ne représentant désormais plus que 400 000 emplois directs (dont très peu sont chasseurs), les agriculteurs pèsent peu électoralement, mais beaucoup symboliquement et sont non-négligeable d’un point de vue économique. Leur mode d’action favori est le coup de force, entre opération escargot et déversement de tas de fumier. Ils peuvent se le permettre, ils bénéficient toujours d’un fort capital sympathie au sein d’un imaginaire collectif toujours aussi orienté sur le terroir et la paysannerie. Le résultat est que les agriculteurs n’ont pas développé de véritable stratégie de communication. En revanche, d’autres en ont pensé pour eux, notamment afin de s’appuyer sur leur capital sympathie. Ce sont d’abord les politiques, qui en 1985 introduisent des subventions de la PAC au titre de leur contribution à l’entretien des paysages de la part des agriculteurs, et font des agriculteurs les « premiers artisans de nos paysages ». En parallèle, l’industrie agro-alimentaire a également développé une stratégie de riposte à l’agribashing dont le premier des acteurs est l’agriculteur.

Au-delà des divergences entre petits et gros agriculteurs, entre éleveurs et céréaliers, l’image du paysan maitre de l’harmonie environnementale se trouve concurrencée depuis 2019 par les chasseurs. Si les agriculteurs ont davantage hérité que construit ce statut, il n’en reste pas moins que c’est leur capital sympathie qui leur permet un certain soutien populaire à chacune de leur revendication. C’est leur totem de légitimité. Les chasseurs courent après le même statut fonctionnel, afin de dépasser la défense catégorielle de leur lobbying. La première pierre de ce virage stratégique est la création en 2019 de l'écocontribution. Chaque chasseur contribue à hauteur de 5 € pris sur son permis de chasser (200€), l'État doublant la mise en versant 10 €. Les fonds récoltés, près de 15 millions d'euros au niveau national, servent aux fédérations départementales de chasse de monter et financer des dossiers d’actions environnementales, qui doivent être validés par l'Office français de la biodiversité.

Les opérations environnementales menées par les chasseurs

Dès lors, fort de ce trésor de guerre, les chasseurs multiplient les actions environnementales, à grand renfort de relais de communication par leurs fédérations. Le terrain de chasse est vaste : entretien des forêts, reboisement de haies ou actions pédagogiques. En un mot, les chasseurs chassent sur les terres des opérations de communication dont les écologistes avaient fait leur chasse gardée. Les chasseurs détiennent ainsi désormais une reconnaissance de leurs actions environnementales, qui leur permettent de revendiquer de manière bien plus ouverte leur statut de « premier écologiste de France ».

En parallèle de ces actions dans le champ environnemental, social et médiatique, les chasseurs ont opéré un changement de posture au moment au moment de l’arrêt du conseil d’Etat d’aout 2021 sur quatre types de chasse, dont la chasse à la glue). Ce sont 42 000 « gilets orange » qui ont manifesté dans les départements ruraux à l’approche de l’ouverture de la chasse. Cet arrêt, qui vise des chasses dites traditionnels et bien souvent confidentielles (seulement 5 départements pratiquent la chasse à la glue par exemple), est la traduction d’une stratégie écologiste déjà pratiquée dans les années 1990 : s’attaquer à des chasses marginales, peu pratiquée et donc a priori peu défendue. L’originalité de la riposte des chasseurs est de s’être placé sous l’angle du défenseur des traditions, d’avoir cherché à englober toute la ruralité derrière sa cause. Au-delà de l’aspect tactique (ces chasses concernent peu de chasseurs, il faut donc chercher des relais de mobilisation au-delà du cercle des concernés), tout l’intérêt de cette guerre informationnelle autour des postures est de chercher à préempter le statut de défenseur des traditions. « Aujourd’hui, c’est moi, demain ce sera vous », l’argument est connu, l’effet fédérateur est en revanche aléatoire.

Sortir du piège catégoriel 

Dans sa guerre informationnelle vis-à-vis des écologistes, les fédérations de chasse ont posé les jalons d’une posture de combat holistique, transcendant la traditionnelle défense des intérêts catégoriels. Cette rupture, pour l’heure de l’ordre tactique, ouvre la voie à un spectre d’action plus large, englobant tous les ruraux animés d’un sentiment de dépossession de leurs traditions qui sont parfois leur métier ou leur raison d’être. Dans ce combat, les chasseurs cherchent à supplanter l’agriculteur dans l’imagerie populaire du défenseur de la nature. Même si les chasseurs ont une cote d’opinion bien plus défavorable que les agriculteurs, leur posture offensive de combat fait porter leur aptitude de défense des traditions et de l’environnement à un degré plus élevé que les revendications catégoriels et économiques des agriculteurs. Les « Gilets orange » ont fait long feu, mais ce n’était qu’un coup d’essai.

 

Antoine Prunier
Auditeur de la 41ème promotion MSIE de l’EGE

[i] Concrètement, les chasseurs paient une bague, qu’ils doivent apposés sur chaque gibier abattu, et dont le prix varie chaque année, et selon les préfectures, afin de financer les indemnités versées aux agriculteurs.

[ii] En effet, les agriculteurs sont indemnisés au prix du marché de leur culture perdue par les dégâts de gibier.