Les progrès de la Chine sur le déploiement à court terme d’une monnaie digitale n’est pas un fait anodin et devrait nous interpeller. Mis à part quelques rares articles intéressants, comme ceux du Wall Street Journal et de Forbes, la couverture médiatique des avancées chinoises est pour le moment très pauvre en Occident, à tort. Le digital Yuan est certes, toujours en phase de test, mais il est nécessaire de commencer dès maintenant à réfléchir à ses possibles implications. On peut déjà distinguer au moins 3 axes majeurs de transformation :
- - L'avènement d’une politique monétaire 2.0.
- - Un contrôle renforcé de la population et des entreprises.
- - Une émancipation par rapport au dollar et donc de l'affranchissement des sanctions américaines.
L'e-CNY ou le Digital Yuan : un outil subversif d'un genre nouveau
Au premier abord, la monnaie numérique n’a pas vraiment l’air nouvelle. Cela fait des décennies que l’argent est virtuel : de simples jeux d’écritures qui se matérialisent sur nos comptes bancaires via les centaines de millions de transactions quotidiennes qui gravitent sur les réseaux autour du globe.
Concrètement, le digital Yuan, c’est comme si l’on pensait puis créait aujourd’hui la monnaie avec la technologie actuelle. En réflexion depuis 2014, fortement inspiré de la blockchain, mais pas basé sur cette dernière, le digital Yuan est directement émis et contrôlé par la People’s Bank of China (PBOC) : la banque centrale chinoise. L’Etat chinois donc.
Le système entier est centralisé, sécurisé et mis en musique par la PBOC, qui a un accès total à tous les comptes et les transactions, en temps réel. Effectuer une transaction ne nécessite apparemment pas d'accès internet pour le client. La BPOC devrait s’appuyer sur les banques pour la distribution des comptes ; en revanche, l'accès des banques aux données sera plus ou moins limité.
Une coentreprise avec le plus gros réseau interbancaire, SWIFT, vient d'être lancée pour créer une interopérabilité avec le système financier mondial. La Chine a également créé un réseau parallèle, le CIPS, principalement utilisé dans ses nouvelles routes de la soie.
Le digital Yuan est actuellement en test dans plusieurs villes de Chine. Pour l’anecdote, on rapporte que des commerçants ont été forcés gentiment de participer aux tests et que des géants américains, comme Starbucks ou McDonald’s, étaient également conviés.
L’objectif officiel du digital Yuan, selon le South China Morning Post, est de remplacer les billets et les pièces, de réduire l'intérêt pour les crypto-monnaies (bannies de Chine officiellement depuis 2013) et de compléter les systèmes de paiements offerts par les acteurs du secteur privé comme Alipay ou WeChat. Mais aussi, selon Mu Changchun, le directeur de la recherche sur la monnaie digitale à la PBOC, de fournir un système de paiement redondant pour les commerces.
Officiellement, l’ambition est noble, innocente, voire simpliste. Mais sachant que la majorité des paiements en Chine se fait déjà, et cela depuis des années, via mobile, qu’en est-il vraiment ? La Chine a le temps pour elle. Est-elle en train de mettre en place une stratégie ayant pour but d'asseoir une dominance monétaire à long terme ?
Véritable rupture dans la politique monétaire
Une des clés pour les banques centrales pour assurer une politique monétaire optimale, est la fiabilité et la vélocité des données, qu’elle peut utiliser pour prendre ses décisions.
Le digital Yuan, c’est un changement complet de paradigme pour la banque centrale chinoise, une véritable rupture dans les possibilités de politique monétaire. C’est une vue en temps réel et entière de toutes les transactions et de tous les flux financiers. L’impact d’une décision peut être monitoré à la seconde près. Le rêve de tout banquier central.
La centralisation numérique entière de la monnaie peut aussi permettre une instantanéité de toutes les transactions à un coût virtuellement nul pour les utilisateurs. Supprimer toutes les frictions et les coûts des paiements peut avoir un impact majeur sur la vélocité de la monnaie et sur la dynamique économique tout entière.
Finalement, l’un des points les plus importants de cette monnaie virtuelle, c’est qu'elle est programmable. C’est un concept assez nouveau pour une monnaie, mais cela pourrait permettre des comportements automatiques paramétrés en fonction de critères arbitraires, par exemple :
. Distribution instantanée sur tous les comptes d’une somme avec une date d’expiration.
. Algorithme d'intérêt négatif sur les comptes où la monnaie ne circule pas.
. Prélèvement automatique ou forcé via des conditions arbitraires.
. Tests monétaires grandeur nature de façon automatisée et ciblée à une catégorie d’individus ou un territoire.
. Contrôle renforcé et automatique de toutes les transactions.
Le digital Yuan donnera à la Chine des super-pouvoirs de politique monétaire. Cela se transformera-t-il en avantage comparatif majeur pour sa compétitivité par rapport à ses concurrents mondiaux ?
Une manière de cerner le maximum de flux financiers
L’une des implications les plus fondamentales du digital Yuan sera pour la population chinoise et pour les entreprises chinoises. Pour elles, ce sera l’équivalent de donner les clés du coffre au gouvernement chinois !
La reprise en main de géants locaux comme Alibaba et Tencent est en cours. En effet, ces 2 géants possèdent les deux applications de paiement les plus utilisées AliPay et WeChat Pay. La Chine demande plus de visibilité et de contrôle sur ces applications. Alibaba vient par exemple de recevoir une amende de 2.8 milliards de dollars par l'État chinois. Le digital Yuan remet en cause de facto ces applications de paiement ainsi que leur business modèle.
Le côté programmable du e-CNY nous plonge même dans un futur assez dystopique pour ses utilisateurs. L’on pourra automatiquement labelliser toutes les transactions et associer tous les comptes d’un même individu, d’une famille, ou d’une entreprise. Ainsi, à un instant T, l'État chinois pourra connaître votre patrimoine financier, qui vous payez et surtout qui vous paie. La bonne nouvelle, c’est que la corvée d'impôts annuels sera du passé : en effet, avec cette automatisation et cette connaissance, il sera aisé pour la BPOC de prélever l'impôt directement.
Le contrôle des changes sera renforcé et si une entreprise ou quelqu’un dérange, lui confisquer ses fonds et/ou lui interdire l'accès au système financier se fera en un clic...Néanmoins, pour les naïfs, la BPOC parle d’une possibilité d'anonymat contrôlable.
Un défi pour le dollar
Néanmoins, cette mainmise sur la monnaie et ses usagers devrait potentiellement nous rassurer. En effet, une des conditions requises pour qu’une monnaie soit adoptée en tant que monnaie de réserve, c’est la confiance qu’on lui donne, le fait de savoir que l’on pourra utiliser ses avoirs comme on le souhaite, et ceci à tout moment.
“Le dollar n’est pas la monnaie de réserve dominante, car les Américains le proclament” a dit Michael Pettis, un professeur de finance à Peking University et à Carnegie-Tsinghua Center à Beijing. “Le dollar est la monnaie de réserve dominante car les Chinois, les Européens, les Japonais, les Coréens, disent qu’elle doit l'être. C’est le reste du monde qui impose cela car ils pensent que c’est la manière la plus sûre pour déposer ses avoirs.”
C’est le privilège exorbitant du dollar actuel, qui permet aux américains d’avoir une balance courante en déficit et de se payer des plans de relance sur le dos de la planète tout en pouvant imposer, au besoin, des sanctions grâce à leur monnaie à la plupart des pays ou entreprises du globe.
Josh Lipsky de l’Atlantic Council a dit au Wall Street Journal que “Tout ce qui menace le dollar est d’ordre de sécurité national. Le digital Yuan menace le dollar sur le long terme”. Décrivant cette initiative chinoise comme “une ré-imagination de la monnaie qui pourrait faire trembler un des piliers de l'hégémonie américaine.”
Le chemin est encore long : seulement 15% des échanges avec la Chine sont actuellement libellés en Yuan, principalement à cause du contrôle des changes et des mouvements de capitaux stricts imposés par Pékin. Ceci est donc en partie une décision chinoise, qui pourrait changer à tout moment en fonction des besoins. Est-ce que tous les partenaires de la Chine auront le choix si cette dernière leur demande de passer du dollar au Yuan pour leurs échanges ?
Il est inévitable que dans les décennies à venir, une Chine en recherche d’hégémonie devra se dissocier du dollar et imposer, elle aussi, une monnaie à vocation mondiale. Est-ce que le digital Yuan fait partie de cette stratégie à long terme ? Une partie de la réponse se trouve sûrement dans cette vidéo de 4 minutes mise en ligne en décembre 2020 par la page Facebook ChinaGlobalTVNetwork.
La monnaie du futur sera virtuelle
La monnaie telle qu’on la connaît est en phase de transition. Les crypto-monnaies nous entourent déjà depuis plus d’une décennie et ont atteint une valeur globale record en 2021, avec actuellement plus de 2000 milliards de dollars de valorisation. Facebook a toujours pour ambition de lancer le Diem cette année (ex Libra).
A moyen terme, le digital Yuan devrait renforcer l’emprise de Pékin sur sa population et son économie. Mais aussi potentiellement, lui donner un avantage comparatif économique et monétaire. Ses concurrents mondiaux n'auront-ils pas d’autres choix que de déployer, eux aussi, leur monnaie virtuelle? La Fed et la BCE se penchent déjà sur ces problématiques.
Guillaume Luccisan
Auditeur de la 36ème promotion MSIE