Le domaine des neurosciences et plus généralement des sciences cognitives ont été utilisés dès le début par la publicité et le marketing pour influencer le comportement des individus [1]. On parle même parfois de neuromarketing. En effet, l’efficacité d’une communication dans le domaine publicitaire est appréciée à partir de sa capacité à produire un changement social. Le mécanisme est simple : utiliser les failles du cerveau humain en tant qu’organe corporel (matériel) et en tant qu’esprit (immatériel). J’entends par là qu’il y a deux voix d’accès pour influencer nos comportements. La première est d’utiliser les failles physiologiques (utilisation de nos émotions : peur, joie, colère, etc.) mais également de notre perception du monde par nos sens (illusions, pareidolies, etc.).
La seconde est de l’ordre de la psyché, c’est-à-dire exploiter les failles dans nos réflexions (sophismes, erreurs de raisonnement, etc.) ou encore dans notre pensée (culture, idéologie, etc.). On appelle aujourd’hui « biais cognitifs » l’ensemble de ces phénomènes. Nous pouvons citer ici Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, qui est l’un des pères fondateurs de l'économie comportementale. Il étudia les comportements cognitifs des individus et son ouvrage Système 1 / Système 2 est aujourd’hui la référence en la matière.
La lutte informationnelle, je dirais même le combat informationnel (puisqu’il est ici question de guerre économique) se gagne sur un champ de bataille bien particulier : le cerveau. Ce combat informationnel sert plusieurs objectifs : soit gagner des parts de marché, soit déstabiliser des entreprises, soit au contraire contrer une déstabilisation. C’est ce dernier cas qui va nous intéresser ici.
Nous analyserons dans cet article la méthode des entreprises pour contrer une déstabilisation avec la création de doutes auprès de l’opinion publique afin d’éviter par exemple toute réglementation de santé publique (industrie du tabac, de l’alcool, etc.) ou environnementale (entreprises agroalimentaires, la négation du réchauffement climatique pour des entreprises polluantes, etc.) qui pourrait nuire aux intérêts de ces entreprises.
Il ne s’agit donc pas ici de traiter de l’aspect marketing ou commercial qui, bien qu’ils utilisent des techniques similaires dans le domaine cognitif, n’a pas le même objectif. Pour l’aspect purement marketing sur ces différents sujets, je recommande vivement cette vidéo sur la chaine du youtubeur Marketing Mania qui analyse comment une firme du tabac peut vendre grâce à la publicité plus de cigarettes en 1960 alors qu’un article dans le Reader’s Digest vient de démontrer que la consommation de tabac était liée au cancer.
Intéressons-nous dans un premier temps à la méthode de discréditation de la science et dans un second temps nous aborderons les techniques de manipulation de l’opinion publique grâce à l’utilisation des biais cognitifs.
Science et contre-science
Le reportage La fabrique de l’ignorance présenté sur ARTE nous montre comment les industriels tentent et réussissent à « semer le doute » dans l’opinion publique à propos de nombreux consensus scientifiquement établis.
« Comment expliquer qu’une part importante de la population croie toujours que les activités humaines sont sans conséquence sur le changement climatique ? Les pesticides néonicotinoïdes sont-ils vraiment responsables de la surmortalité des abeilles ? Pourquoi la reconnaissance du bisphénol A comme perturbateur endocrinien n’a-t-elle motivé que de timides interdictions ? ».
L’apparition de nouvelles normes est souvent liée à l’arrivée d’un consensus scientifique pour la protection du consommateur ou plus largement de la population. Par exemple, cela peut être la découverte qu’une certaine molécule apparait être cancérigène pour l’Homme. Le problème advient quand cette molécule est utilisée de manière massive par certaine industrie. L’enjeu financier pour ces entreprises est énorme. La science devient alors une cible à corrompre, à influencer ou à miner.
Une stratégie qui fonctionne très bien est de remettre publiquement en question les conclusions des scientifiques en engageant des experts autoproclamés. Le public est souvent incapable de distinguer les vrais des faux experts. De plus, l’utilisation des réseaux sociaux permet de répandre très facilement une rumeur qui sera affichée de la même manière sur ces réseaux qu’un article de la prestigieuse revue Science [2]. Une fois ce doute installé dans la pensée collective, il convient aux entreprises concernées de ne jamais dire que la science a tort mais plutôt qu’elles prennent au sérieux ces résultats et que bien entendu, comme il n’y a pas de consensus scientifique (supposé), elles vont lancer de leur côté des recherches « indépendantes » complémentaires[3]. Cela peut aboutir par exemple à diriger les regards vers des suspects alternatifs (ce n’est pas cette molécule qui provoque le cancer mais plutôt le mode de vie des individus, etc.). Cette pratique se fait par la rémunération de scientifiques[4], par le financement d’études ou de think tank, par l’organisation de conférences publiques, etc.
Le cas d’école pour cette pratique d’instiller le doute dans l’esprit des consommateurs pour influer sur la science et de facto sur la législation est celui de l’industrie du tabac. Des scientifiques et des experts revendiqués ont participé à une opération organisée par l’industrie du tabac dans le but de discréditer tout élément scientifique reliant le tabac au cancer. L’idée était de maintenir la controverse active. Tant qu’il y avait un doute sur le lien causal, l’industrie du tabac pourrait éviter d’être poursuivie en justice et échapper à toute régulation[5]. Force est de constater que cette pratique n’est pas l’apanage des entreprises seules mais est également utilisée par certains Etats à des fins de déstabilisation d’autres Etats en ciblant leur population (exemple de la négation du réchauffement climatique, des vaccins ou encore de la 5G). Vous l’aurez compris, on peut semer le doute grâce à de la désinformation ou de la fausse science soit de façon passive (susciter un simple doute : le problème serait dû à une autre cause), soit de façon active (susciter une émotion telle que la peur : la 5G est dangereuse). Dans tous les cas, c’est notre pensée qui est manipulée grâce à des mécanismes simples et maintenant bien connus : les bais cognitifs.
Les techniques de manipulation de l'opinion publique
Vous croyez décider et penser en toute liberté ? Vous faites erreur. Votre rationalité est limitée et votre jugement faussé. Ces erreurs de notre esprit peuvent être endogènes (nous nous trompons nous-mêmes) ou exogènes (on nous trompe). Les erreurs de raisonnement dues aux biais cognitifs dont est sujet notre cerveau sont connues par les entreprises depuis longtemps. Ces dernières les utilisent contre nous. Par exemple, vous sortez d’un magasin avec une nouvelle paire de chaussures alors que vous n’en aviez pas besoin. Mais là encore, vous serez satisfaits car un autre biais cognitif, celui de l’autojustification, viendra atténuer votre dissonance cognitive[6]. Une des règles principales dans nos prises de décision et dans nos réflexions est que plus nous nous sentons libres, moins nous le sommes[7]. Cette règle fonctionne pour le marketing mais aussi pour manipuler une élection ou un referendum (voir l’exemple de l’affaire Cambridge Analytica[8]). Plus récemment, on observe également une militarisation des sciences du cerveau. L’objectif ici est de changer les idéologies des adversaires (voir l’exemple de la guerre en Ukraine). La création de doutes fait aujourd’hui partie de l’arsenal de la guerre hybride dans le domaine militaire.
Les biais cognitifs, ces pièges mentaux, qui sont utilisés comme des failles dans notre pensée, sont et ont été indispensables à la survie de l’espèce humaine. Notre tendance à privilégier le sentiment de sécurité, par exemple, nous permet la plupart du temps d’éviter les ennuis (une fois que l’on connait cette faille cognitive, la peur de l’insécurité peut être utilisée à dessein[9]). En effet, nos ressources cognitives étant limitées, nous devons prendre régulièrement des décisions rapides sans faire d’analyse pourtant nécessaire à un jugement rationnel. On fait alors ce qu’on appelle des raccourcis cognitifs (heuristiques) qui permettent de prendre une décision rapide.
Les mécanismes sont toujours les mêmes
Ils reposent sur le principe de savoir utiliser les failles de notre cerveau que sont les biais cognitifs et plus particulièrement celui qui nous intéresse ici : semer le doute.
L’objectif de la guerre cognitive est non seulement de modifier ce que les gens pensent, mais aussi de modifier leur façon d’agir. Par exemple, lorsqu’un consensus scientifique apparait pour pointer le tabac comme substance augmentant les risques de cancers chez l’Homme, l’objectif premier est, nous l’avons vu précédemment, de semer le doute avec des récits contradictoires. De nouvelles études scientifiques allant dans le sens de l’industrie du tabac servent à cela et utilisent par la même occasion le biais d’autorité (biais de la blouse blanche).
Un autre procédé est celui d’introduire des filtres à cigarettes et des produits « légers » ou « doux ». Cette technique permet de rassurer le consommateur, de réduire considérablement sa perception des risques et des effets indésirables et participe par la même occasion à limiter l’efficacité des politiques de lutte antitabac. Comment quelque chose de « doux » ou de léger » peut-il être dangereux ?
Le biais de surgénéralisation appelé également biais de représentativité est également utilisé. Il s’agit là du fait de montrer une personne qui a vécu, par exemple, jusqu’à 100 ans en fumant deux paquets de cigarettes par jour. Sur la base de l’un exemple d’un proche (je connais quelqu’un qui …) on en tire une règle générale (Winston Churchill aurait fumé environ 150 000 cigares au cours de sa vie et est décédé à 90 ans).
Le biais de l’effet de mode est également important dans cette illustration car il permet d’utiliser une pensée de masse. Ce biais traduit la probabilité qu’un individu adopte plus facilement une croyance en fonction du nombre élevé de personnes qui la partagent. Dans le marketing, l’exemple le plus récurent est lorsqu’on voit un bandeau sur un livre chez le libraire « plus de 100 000 exemplaires déjà vendus ! ». Pour ce qui est de la contre-déstabilisation de l’industrie du tabac, il s’agissait de montrer par exemple le geste de fumer au cinéma et de pouvoir s’identifier aux acteurs afin de reproduire ensuite le même geste.
On peut rajouter à ces exemples un slogan très intéressant qui était d’informer les jeunes sur la dangerosité du tabac : « fumer est dangereux pour les adolescents. Adolescent ne fumez pas. Fumer est réservé aux adultes ». Force est de constater que cette manière de dire les choses avait l’effet inverse pour les adolescents qui voulaient imiter les adultes. Cela permet d’un autre coté à l’industrie du tabac de garder une bonne image et de réaliser des messages de prévention.
Dans cette guerre cognitive, l’esprit devient donc un espace de combat et un champ de bataille contesté. L’objectif est de créer une dissonance, de faire monter des récits contradictoires et de polariser l’opinion. Il faut donc voir la guerre cognitive comme un combat contre ce que nous pensons mais aussi et surtout comme un combat contre la façon dont nous pensons. En changeant la façon dont les gens pensent, il est plus facile par la suite de susciter le doute dans leur esprit une fois que le terrain est préparé.
Le secteur privé a donc tout intérêt à s’intéresser à la guerre cognitive. Aussi, cela permet d’une part de défendre ses intérêts et d’autre part d’être offensif sur les marchés. A l’heure actuelle, des investissements importants sont réalisés dans le domaine des neurosciences et ce bien plus qu’à l’époque où seuls les publicitaires ou certains Etats y avaient recours. Etant donné les résultats spectaculaires de telles techniques pour les entreprises, nul doute que le domaine cognitif sera très certainement le champ de bataille de demain.
Adrien Bellenger (MSIE 41 de l’EGE)
Notes
1. https://www.cairn.info/revue-des-sciences-de-gestion-2008-1-page-111.htm
2. « Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d'imbéciles qui avant ne parlaient qu'au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd'hui ils ont le même droit de parole qu'un prix Nobel. » Umberto Eco
4. Certains acteurs se protègent de cela en faisant systématiquement remplir une déclaration de liens d’intérêt : https://pro.inserm.fr/rubriques/recherche-responsable/deontologie/declaration-de-lien-dinteret
5 .Bolin et al., Air Pollution Across National Boundaries
6 .Sur ce sujet voir l’ouvrage Les erreurs des autres L’autojustification, ses ressorts et ses méfaits, Carol Tavris et Elliot Aronson, éditions Markus Haller, 2007
7 .Sur ce sujet voir les deux ouvrages de Jean-Léon Beauvois : Deux ou trois choses que je sais de la liberté, éditions François Bourin éditeur et Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, éditions PUG, 2002
8 .Voir à ce sujet le reportage The great hack sur Netflix : https://www.netflix.com/my/title/80117542
9 .On pense ici à l’ouvrage La fabrication de l’ennemi de Pierre Conesa
Ouvrages
Naomi Oreskes et Erik M Conway, Les marchands de doute, Paris, éditions Poche Le pommier ! 2010.
Pierre Le Coz, Le gouvernement des émotions…et l’art de déjouer les manipulations, Paris, éditions Albain Michel, 2014.
Noam Chomsky et Edward Herman, Fabriquer un consentement, éditions Investig’action.
De la fumisterie intellectuelle, Paris, éditions L’Herne, 2019.
Bertrand Russell, Olivier Sibony, Vous allez commettre une terrible erreur ! Paris, éditions Clés des champs, 2019.
Dan Ariely, C’est (vraiment ?) moi qui décide Les raisons cachés de nos choix, Paris, éditions Clés des champs, 2008.
Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2 Les deux vitesses de la pensée, Paris, éditions Clés des champs, 2016.
Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfence intellectuelle, éditions Lux, 2002.
Carl Sagan, The demon-haunted world, Ogden USA, Ballantine books, 1997.
Reportage
La fabrique de l’ignorance https://boutique.arte.tv/detail/la-fabrique-de-lignorance