La guerre en Ukraine donne un éclairage particulier sur les enjeux énergétiques sous-jacents à ce conflit. La remise en question du projet de gazoduc Nord Stream 2 éclaire d’une part sur la manière dont la France a été indirectement visée et le risque encourus pour des entreprises françaises tout au long d’un imbroglio de sanctions.
Plusieurs dynamiques de guerre économique
Ce cas met en exergue les dynamiques sur lesquelles s’appuient les pays qui mènent des guerres économiques, (Que ce soit des dynamiques structurantes, de soft power au travers l’influence, de hard power au travers des systèmes juridiques et coercitifs, de smart power, avec une graduation des sanctions) On mesure également le faible poids de l’influence française sur le reste de l’Europe, particulièrement vis-à-vis de l’Allemagne, et l’isolement de la France lorsqu’il s’agit de prendre part aux questions énergétiques.
L’objectif de l’Allemagne est d’être la porte d’entrée du gaz russe en Europe, d’être un Hub, d’une part pour sécuriser son industrie nationale, sa transition énergétique, et alimenter le marché européen avec les excédents non consommés. L’objectif de la Russie est d’avoir une alternative aux gazoducs qui transitent par la Pologne et l’Ukraine, de diminuer ses coût de transport et de conserver ses capacités de parts de marché l’Europe.
Le projet Nord Stream 2 (NS2), 55 milliards de m3 d’importation de gaz russe par an, s’inscrit dans une stratégie de puissance économique de l’Allemagne et de la Russie, en confrontation avec des groupes de pays ayant des intérêts divergents au sein même de l’Europe et aux Etats-Unis.
Les parties prenantes françaises
Engie est partenaire pour 950 M€ aux côtés de 5 autres investisseurs européens. Ce qui représente pour le groupe français, 9,5% d’investissement dans le coût total du projet. Engie entretient des relations avec Gazprom depuis 45 ans. L’entreprise cherche ainsi à diversifier pour sécuriser ses sources d’approvisionnement. Même si le dénouement de la guerre contre North Stream 2 semble favorable au projet, et donc pour l’instant au maintien d’Engie dans son partenariat avec Gazprom.
La position américaine constitue le point de départ dans cette guerre autour de NS2
Dans sa vision qu’elle a de l’Europe, Washington fut toujours opposé au projet NS2, pour des raisons politiques, de leadership et commerciales. Les Etats-Unis d'Amérique ciblent la Russie qui accroit ses gains par le gaz naturel. Moscou en retire des revenus qui lui permettent de financer sa puissance. Les EU accusent le Kremlin « d'utiliser ses ressources énergétiques à des fins coercitives en tirant parti de ces dépendances pour étendre son influence politique, économique et militaire, affaiblir la sécurité européenne et saper la sécurité nationale et les intérêts de la politique étrangère des États-Unis. Ces pipelines réduisent également la diversification énergétique européenne. » Donald Trump exprimait aussi son incompréhension face à une politique commerciale de l’Europe et particulièrement de l’Allemagne, qui visait à « renforcer les capacités financières russes.
Sur le plan économique les Etats-Unis d'Amérique souhaitaient devenir exportateur de GNL en Europe, grâce notamment à la révolution des gaz de schistes. NS2 est donc un projet concurrentiel aux exportations américaines. Pour faire échouer le projet, Washington va mettre en œuvre une série de mesures graduelles, utiliser ses moyens d’influence auprès de pays tiers intégrés dans l’OTAN, principalement la Pologne, le Danemark. Puis utiliser des lois extraterritoriales comme moyen coercitif contre la Russie, mais aussi contre les parties prenantes.
La positions des pays d'Europe centrale et orientale dans le projet NS2
L’Ukraine et la Pologne soutiennent et plébiscitent ouvertement l’ingérence américaine dans ce combat contre NS2. Mais pour des raisons divergentes et contradictoires. L’Ukraine et sa compagnie nationale Nafltogaz, affichent leur soutien aux Etats Unis pour que le contrat Soyouz et Brotherhood soit prorogé. Le pays sécurise une rente de 7 milliards de dollars au titre du droit de passage. Elle s’oppose également à NS2 pour des raisons de sécurité. Le Gazoduc qui transit via l’Ukraine est un bouclier contre d’éventuels agissements de la Russie.
En 2016, la Pologne érigeait des obstacles juridiques nationaux à l’encontre du projet de joint-venture de Gazprom NST2, au motif que le consortium constituait un monopole sur le territoire polonais. Gazprom écopera d’une amende de 6,5 milliards de dollars. La Pologne est très offensive dans une guerre d’influence qui vise à la fois l’Allemagne, la vieille Europe et la Russie. Son Premier Ministre Mateusz Morawiecki, fût appuyé par le Président ukrainien Pétro Porochenko, le Président américain Donald Trump, le Président du conseil Européen Donald Tusk (3) Ainsi que le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères du Royaume-Uni Borris Jonhson.
D’autres membres de l’Union européenne sont concernés, comme le Groupe de Visegard qui regroupe la Pologne, la Hongrie, La république Tchèque et la Slovaquie. Ces pays restent particulièrement atlantistes. Néanmoins des divergences de point de vue existent entre ces 4 acteurs au sujet du projet NS2. La Slovaquie y est opposée car elle bénéficie d’un droit de passage grâce à Transgaz, continuité du gazoduc qui transite par l’Ukraine.
La Hongrie de Victor Orban, ne s’y oppose pas, elle est dépendante du gaz russe. Elle est également liée à la Russie par la commande de deux réacteurs nucléaires auprès de la société Rosatom. La Slovénie ne s’y oppose pas non plus, elle est dépendante à 100% du gaz russe.
En dépit de ces divergences, les trois pays (Hongrie, Slovaquie, Slovénie) sont signataires des accords du projet BABS (Baltique, Adriatique, et Black Sea), projet de coopération entre 12 pays d’Europe centrale et orientale, dont le fond a été renforcé par les Etats Unis à hauteur de 1 milliard de dollars. Ce qui permettrait, du point de vue américain, de créer un corridor pour le GNL en provenance des Etats-Unis, de contrer la dépendance au gaz russe, de renforcer le poids de Washington sur les pays frontaliers avec la Russie.
Pour les signataires d’Europe centrale et Orientale, il s’agit de recentrer les peuples autour des cultures nationales, de se protéger des influences néo-libérales de Bruxelles, de la toute-puissance allemande, et de la fédération de Russie.
L'engagement du Danemark au côté des Etats-Unis
Le Danemark fut activement opposé au projet, jusqu’en juillet 2020. De tous les pays européens, il sera le plus important soutien de Washington avec la Pologne, le pays a élaboré des freins d’ordre juridiques et environnementaux ; En juillet 2020, Copenhague finit par donner son accord, date qui coïncide avec l’élargissement du champ d’application 232 de la loi CAATSA, qui sera voté par le congrès le 15 juillet 2020, et qui modifie les sanctions de manière rétroactive pour les parties prenantes au projet.
L'Autriche
L’Autriche quant à elle, est également très dépendante du gaz russe, elle soutient l’Allemagne. Le président autrichien Alexander Van der Bellen, élu écologiste, apporte un soutien indéfectible au projet. NS2, La compagnie pétrolière autrichienne OMV est partie prenante et l’un des cinq partenaires financier de Gazprom dans le projet. .
La contre-offensive américaine sous administration Trump puis Biden
Deux lois sont utilisées :
1°) La première loi fédérale CAATSA (Countering America's Adversaries Through Sanctions Act), promulguée le 2 Aout 2017. En janvier 2019, les Etats Unis menacent d’appliquer la loi CAATSA à l’encontre des parties prenantes de NS2. Le 15 juillet 2020 est voté l’amendement 232, qui élargit le champ d’application de la loi aux gazoducs NS2 et à la seconde ligne de Turkstream. L’amendement retire la limitation des sanctions à la mise en œuvre des accords conclus à partir du 2 août 2017, incluant ainsi les Gazoduc NS2 et le prolongement de Turkstream.
L’amendement retire également la limitation de la sanction aux accords de prêts et de financement, conclus à partir du 2 août 2017. Les sanctions ne concernent pas les établissements ayant souscrits un contrat, dans les conditions conformes à la loi avant l’amendement 232, sous réserve qu’elles mettent fin à leurs activités immédiatement.
2°) La loi PEESA (Protecting Europe’s. Energy Sécurity Act) de 2019, est la seconde loi appliquée pour contraindre à l’abandon de la poursuite du projet. Elle vise à imposer des sanctions concernant la fourniture de certains navires pour la construction de pipelines d'exportation d'énergie russe. Elle est élargie par la Section 7503 du 9 Avril 2021
La loi PEESA, telle que modifiée, confère aux États-Unis le pouvoir de sanctionner les navires ayant des activités liées à la pose de canalisations pour la construction du projet de pipeline Nord Stream 2, le projet de pipeline TurkStream ou tout projet qui succède à l'un ou l'autre de ces projets.
Sont concernées :
- les personnes étrangères ayant loué ou fourni, ou facilité la vente, la location ou la fourniture de ces navires, fourni pour ces navires des services de souscription ou d'assurance ou de réassurance nécessaires ou essentiels (C’est dans ce cadre que AXA se retire du projet en 2021) , fourni des services ou des installations pour des mises à niveau technologiques ou l'installation de tous équipements de soudage nécessaires à la réalisation du projet ; fourni des services pour les essais, l'inspection ou la certification nécessaires ou essentiels à l'achèvement ou à l'exploitation du pipeline Nord Stream (C’est dans ce cadre que la société de certification DNV GL se retire)
En outre, les modifications apportées à la loi PEESA par la NDAA (National Defense Authorization Act) pour l'exercice 2021 ont élargi les types d'activités de navire de la seule « pose de canalisations », pour inclure également les « activités qui facilitent la pose de canalisations, y compris la préparation du site, le creusement de tranchées, l'arpentage, la pose de pierres, le remblayage, le cordage, le cintrage, le soudage, le revêtement et l'abaissement de la canalisation ».
Le 19 mai 2021 Antony Blinken réitère son opposition au projet. Des sanctions sont alors en préparation, elles désignent 120 entités morales et physiques liées au projet, dont la compagnies d’assurance AXA, les fournisseurs de navires (Pionner Sprit de la société helvético-néerlandaise, puis Akademik Tchersky qui remplace le Pionner Sprit en décembre 2019 après l’injonction des sanctions). En janvier 2021, le dernier budget de la défense voté par le Congrès est renforcé afin de permettre l’application des sanctions pour l’exercice en cour.
Pendant la période d’arrêt des travaux : à la suite de l’interruption, du chantier NS2, pour atténuer la perception négative de Washington, le vice-chancelier allemand, Olaf Scholz a proposé au début du mois d’août 2020, un projet de financement de 1 milliard d’€, pour la construction de terminaux méthaniers destinés à importer du GNL américain, en échange de l’abandon des sanctions contre NS2.
Pour permettre la reprise des travaux : en échange d’une levée partielle des sanctions américaines réclamée par l’Allemagne, le gouvernement allemand s’est engagé à créer un fonds pour soutenir la transition énergétique en Ukraine, faire en sorte qu’une part du gaz russe continue de passer par le territoire ukrainien après 2024.
Ainsi ce cas démontre l’extrême complexité des relations internes en Europe, la porosité entre géoéconomie, géopolitique, défense, la systémique des éléments (politiques, économiques, juridiques, militaires,…) la puissance et la constance, des doctrines politiques et économique de l’Allemagne, des Etats Unis, et de la Russie ; La mécanique et les échiquiers de la guerre économique globale à laquelle se livrent les Etats, et donc l’intérêt d’une cohérences autour des concepts d’Intelligence économique.
Grégoire de Warren