L’assaut informationnel des ONG d’Amazonie contre la déforestation liée au soja

L’Amazonie est devenue en quelques décennies un point de tensions internationales à l’heure où les ressources naturelles de la planète s’apparentent à des biens communs, à savoir que leur consommation par les uns se fait au détriment de leur consommation par les autres. L’explosion de la culture du soja au Brésil en est un cas d’école. Le militantisme écologique en Amazonie fait se lever deux catégories d’acteurs à savoir les associations de défense des droits fonciers des indigènes et les ONG environnementalistes qui luttent contre la déforestation. Ces deux causes sont intrinsèquement liées et se rejoignent en une seule cause écologique qui s’exporte très facilement en dehors des frontières du Brésil. Jouant sur le sentiment de culpabilité de la part des occidentaux qui voient une chance de préserver ce qu’ils n’ont pas pu préserver, les cibles privilégiées de ces ONG sont les industriels et décideurs publics européens, ainsi que les consommateurs mis face à un choix éthique de consommation durable.

Une lutte informationnelle féroce contre l'agro business du soja qui cible les intérêts occidentaux 

Le tissu des organisations non gouvernementales en Amazonie est disparate et toutes ne suivent pas la même stratégie. Un nombre majoritaire d’entre elles s’est positionné sur le lobbying institutionnel et servent d’intermédiaire entre les autorités et les locaux en faveur d’avancées législatives. Une autre catégorie d’ONGs dite militante va opérer des actions de sensibilisation et d’influence à grande échelle par des manifestations, des occupations de terrains et des appels au boycott. Ces dernières, dont le retentissement médiatique est la clé d’une opération réussie mènent des campagnes informationnelles féroces contre l’agrobusiness du soja en attaquant à la fois les compagnies exportatrices, les industriels importateurs ainsi que les décideurs politiques étatiques et supra-étatiques comme l’Union Européenne.

Alors que le premier partenaire commercial du Brésil est la Chine avec 60% des importations de soja et une demande croissante, les campagnes d’influence ne visent presque essentiellement les industriels et décideurs européens et américains. Les ONG les plus actives dans cette guerre informationnelle sont WWF Brésil, Mighty Earth et Greenpeace. Ces deux dernières livrent une lutte sans merci à coup de slogans, d’actions sensationnelles et d’attaques réputationnelles qui inondent le marché de l’information sur la déforestation.

Le 11 mai 2022 Greenpeace bloque un navire transportant du soja brésilien à destination des Pays Bas en coopération avec des dirigeants indigènes. Le communiqué de presse est univoque et accuse les Européens de « complicité » dans la « destruction de la nature », de « responsabilité » dans la déforestation et dans les « incendies ». Greenpeace est connu pour son militantisme engagé et la temporalité de cette action est claire, à savoir influer sur le projet de loi européen en cours pour une législation drastique contre la déforestation.

L'offensive contre Carrefour

Nouvelle attaque le 5 septembre 2022 par l’ONG Mighty Earth dans le Financial Times britannique et sur les réseaux sociaux avec un slogan ravageur #Carrefournousenfume et une photo saisissante d’une terre en feu rouge vif. Cette campagne accuse le groupe français d’être en partie responsable de 4,5% de la déforestation en Amazonie brésilienne et cela pour l’importation de soja destiné à l’alimentation de poulets vendus par Carrefour. Dans le viseur de l’ONG, deux autres gros géants de l’agrobusiness du soja à savoir les deux américains Cargill et Bunge. Le 13 juillet 2022, l’ONG publie un communiqué où elle expose ses demandes au groupe Carrefour au nombre desquelles on retrouve pour le soja un arrêt immédiat des relations commerciales avec les entreprises exportant du soja auprès des deux négociants américains ou encore la publication d’une politique de soja Zéro Déforestation et Zéro Conversion. Carrefour a décidé de ne pas céder à cette campagne médiatique mais l’ONG compte poursuivre sur le terrain juridique.

Les campagnes médiatiques pour alerter sur la déforestation sont tous azimuts et créent un véritable encerclement cognitif culpabilisateur. L’Europe est très régulièrement la cible de ces campagnes. Avec des hashtags comme #Together4Forests, campagne lancée en consortium par Conservation International, Environmental Investigation Agency, Greenpeace, et WWF en 2020 visant l’action de la Commission Européenne autour d’un projet de loi. Cet encerclement, pour fonctionner, joue sur la « dette écologique » et le pouvoir de la consommation éthique qui est un levier au changement, et cela notamment chez les occidentaux, voire les européens.

La France bonne élève a intégré le risque de déforestation et relaie massivement le message

Le 14 novembre 2018, la France se dote d’une Stratégie Nationale de lutte contre la Déforestation Importée (SNDI). A l’horizon 2030, l’objectif est de mettre fin à « l’importation de produits forestiers ou agricoles non durables contribuant à la déforestation » comprenant le soja. La France est une bonne élève en ce sens que les campagnes d’influence ont mené à une prise de conscience et suivie d’une action politique. En effet, outre la SNDI qui personnalise la prise en compte de l’enjeu de la déforestation importée liée à la culture du soja, le Gouvernement a alloué un budget de 100 millions d’euros pour doubler la surface agricole allouée aux protéines végétales en France.

Cette guerre informationnelle a su démontrer son influence jusqu’à la présidence française. Le 22 août 2019, Emmanuel Macron tweet « Our house is burning. Literally. The Amazon rain forest - the lungs which produces 20% of our planet’s oxygen - is on fire. It is an international crisis. Members of the G7 Summit, let's discuss this emergency first order in two days! #ActForTheAmazon ». Ce tweet s’inscrit dans la campagne d’alerte par l’hashtag #PrayForAmazonia lors des milliers de départs de feux en 2019. Il s’avèrera que la photo accompagnant ce tweet présidentiel ne montrait pas la forêt brésilienne incendiée et qu’une autre avait été prise 30 ans auparavant.

Ne s’arrêtant pas là, en novembre 2020, la France publie le manifeste « Pour un soja sans déforestation » signé par un ensemble d’acteurs privés de la filière tels que des industriels comme Agromousquetaires, Aoste SNC, Alsace-Lait ou Herta SAS et des distributeurs comme Auchan, Lidl, E.Leclerc et notamment Carrefour dont l’ONG Mighty Earth a épinglé les pratiques sur la base de cet engagement. Pour marquer l’engagement continu de la France dans la prise en compte de la déforestation, le 12 janvier 2021, Macron tweet « Continuer à dépendre du soja brésilien, ce serait cautionner la déforestation de l'Amazonie. Nous sommes cohérents avec nos ambitions écologiques, nous nous battons pour produire du soja en Europe ! »

Le levier complémentaire de la résonnance médiatique

La presse nationale est également aux aguets et dénonce à coup de tribunes choc la déforestation liée à la culture du soja au Brésil. L’hebdomadaire Charlie Hebdo a totalement intégré le message des ONGs et titre : « Brésil : le soja flingue l’Amazonie pour engraisser des poulets chinois ». L’effet sensationnel recherché s’apparente exactement au champ lexical imposé par les ONGs, l’encerclement cognitif est total. En période d’élection présidentielle au Brésil, l’Amazonie concentre les espoirs pour le climat et polarise le débat autour des deux candidats dont les projets écologiques sont caricaturés avec d’un côté Lula perçu comme un sauveur et de l’autre Bolsonaro diabolisé. Dans ce même article du journal satirique, on peut lire « Si, par malheur, Bolsonaro était réélu, ce serait l’arrêt de mort de l’Amazonie, et un drame pour toute la planète. Heureusement, à ce jour, Lula est favori ». Ce discours participe de la surcharge informationnelle et cognitive résultant en un manque d’informations contextuelles pour comprendre la réalité de la déforestation liée au soja.

Un déferlement informationnel qui masque une réalité moins manichéenne

La stratégie des ONG d’inonder l’espace informationnel permet à l’information de circuler sans entrave et d’être reprise en masse par les journaux nationaux. Or pour faire passer leur message les ONG bombardent les cibles de données chiffrées difficilement vérifiables. La vérification est d’autant plus fastidieuse que bon nombre d’acteurs utilisent leurs propres données et méthodes de mesure. C’est le cas par exemple de l’institut IMZAON qui par la surveillance d’images satellites a mis en place un système d’alerte à la déforestation (SAD).

La déforestation en Amazonie résultant de la culture du soja fait appel à deux notions dont les contours ne sont pas univoques. La déforestation est souvent confondue avec déboisement, dont la pratique n’est pas décriée par les ONG et qui nuit tout autant à la biodiversité.

Ensuite, les contours mêmes de l’Amazonie brésilienne sont un grand sujet de contestation au Brésil. Il existe un cadre légal protecteur avec un code forestier qui limite le déboisement et la déforestation et assure un territoire fixe aux peuples natifs. Un traitement différencié est donc fait pour l’Amazonie « légale » et l’Amazonie « réelle ». Les limites géographiques des zones protégées sont donc elles-mêmes ambigües, ce qui sert fortement les défenseurs de la cause écologique et indigène pour instrumentaliser les données.

Un soja destiné à l’exportation et non à l’assiette des Brésiliens, voilà un autre point sur lequel les acteurs civils occidentaux se font moralisateurs. Si depuis les 45 dernières années les surfaces consacrées au soja ont été multipliées par cinq au Brésil atteignant aujourd’hui 39 millions d’hectares, seul un million d’hectares était situé en Amazonie en 2019. Le moratoire signé en 2006 « est efficace pour contrôler la déforestation directement associée au soja », selon Cristiane Mazzeti, responsable de l’environnement chez Greenpeace. La part du soja produite illégalement reste donc faible puisqu’on retrouve la culture majoritairement au Sud et au Centre-Ouest du pays. Aujourd’hui il apparait que la raison principale de la déforestation soit le bétail, ce qui coïncide avec les cartes du géographe Hervé Théry sur la géographie de l’agriculture. En concomitance, la culture du soja a favorisé l’essor de la culture du maïs l’hiver qui est semé après la récolte du soja. Le Maïs étant l’un des composants de l’alimentation brésilienne.

Et si les ONG ne cherchaient pas à gagner ?

La cause environnementale en Amazonie est un excellent levier d’influence et les ONG ne sont pas près de laisser leur place à la table des négociations et du rapport de force au niveau international. D’autant plus que leurs actions ont des conséquences réelles sur le marché. La consommation éthique devient un argument du secteur privé pour rester compétitif. L’agrobusiness sous pression médiatique est conscient que les pratiques agricoles vertueuses sont vendeuses et après une campagne de verdissement de son image par une viande bovine labélisée « non issue de la déforestation » est apparu le label soja « 100% légal ».

La limite entre certification verte, financement de projets verts et greenbashing, la frontière est floue. Le géant Amaggi, leader du soja au Brésil avec à sa tête Blairo Maggi, gouverneur de l’État du Mato Grosso surnommé le « roi du soja », a lancé une obligation verte pour attirer les capitaux étrangers dont il dépend, en jouant ainsi parfaitement le jeu des ONG.

La lutte contre la déforestation en Amazonie est également une formidable cause politique et est massivement utilisée pour polariser l’opinion publique au Brésil. L’ONG Agapan n’hésite pas à instrumentaliser la déforestation au travers de posts Instagram montrant des infographies où l’on retrouve Lula souriant sur un fond vert avec un courbe de déforestation descendante face à Bolsonaro au visage dur et gris sur une courbe de déforestation ascendante et rouge.

La présidentielle de 2022 exacerbe les tensions et amplifie la cacophonie informationnelle autour de la déforestation liée au soja en Amazonie. Difficile de déceler le vrai du faux sur un sujet aussi polémique et dont les ramifications liées à l’histoire même du Brésil sont inconnues du grand public. Les ONG fournissent un cadre cognitif confortable car leur discours est simple, et accusateur. La personnage politique de Bolsonaro, conservateur, pro agrobusiness, anti-indigènes, est un terreau fertile aux discours de fin du monde et de catastrophe climatique.

Sources: 

- Communication & Influence, « Défense de l'Amazonie, de la biodiversité, des Indiens… Les enjeux réels d'une guerre informationnelle », n°107, Janvier 2020.
- Nature Climate Change, Qin, Y., Xiao, X., Wigneron, JP. « Carbon loss from forest degradation exceeds that from deforestation in the Brazilian Amazon », 29 avril 2021.
- Istoébresil, « Du Covid à une nouvelle crise alimentaire (2) », Jean-Yves Carfantan, 21 janvier 2022 
- Société de Géographie, « Hervé Théry : « Paradoxalement, le ralentissement de la déforestation en Amazonie est déjà engagé », 26 septembre 2019. 
- Mighty Earth, « Les Demandes de Mighty Earth au Groupe Carrefour », 13 juillet 2022. 
- Imazon, « Desmatamento na amazonia chega a quase 8 mil km2 en 2022, pior acumulado en 15 anos », 16 septembre 202. 
- Agapan, « Nosso voto é para proteger a vida », 12 octobre 2022.
- Amazon Watch, « US/China Trade War Could Boost Brazil Soy Export, Amazon Deforestation », Zoe Sullivan, 21 juin 2018. 
- El Paìs “O superpoder da soja no Brasil”, 25 avril 2021.
- Grain, “ L'alliance trouble de l'agro-industrie et de la grande finance est tout sauf « verte », 24 septembre 2021. 
- Reporterre, «Déforestation en Amazonie : Carrefour mis en cause », 5 septembre 2022. 
- Earthworm, « Manifeste "pour une mobilisation des acteurs français pour lutter contre la déforestation importée liée au soja ». 
- « Les réseaux d’ONG et la gouvernance en Amazonie », Benjamin Buclet, 2006. 
- Géoconfluences, « Le Brésil, de la déforestation à la reforestation ? », Marion Daugeard et François-Michel Le Tourneau, 16 octobre 2018.
- Greenpeace « Déforestation : Greenpeace bloque un navire transportant du soja brésilien à IJmuiden au Pays-Bas », Communiqué de presse, Sarah Jacobs, 11 mai 2022.
- Hypothèses, « Cultures et Cheptels 1990-2019 », cartes, Hervé Théry, 13 décembre 2020.