La stratégie démographique de la Turquie pour asseoir son emprise hégémonique sur la partie nord de Chypre
L'histoire récente de l'île de Chypre est principalement ponctuée d'occupations étrangères, ottomane durant 300 ans, britannique pendant 46 ans et turque pendant 49 ans. Il est de ce fait difficile d'estimer quand-est-ce-que la République de Chypre a eu le plein contrôle de son île en tant que telle, malgré une brève indépendance de 1960 à 1974.
Séparée par la « ligne verte » des Nations Unies depuis 1974, l’île de Chypre est sous le contrôle de la République de Chypre au sud (reconnue par les Nations Unies depuis le 20 septembre 1960[i] et membre de l’Union Européenne depuis le 1er mai 2004[ii]) et par la République Turque de Chypre Nord (autoproclamée en 1983 et reconnue uniquement par la Turquie[iii]). En outre, le Royaume-Uni a hérité de ses deux dernières Sovereign Base Areas dans les villes de Akrotiri et Dhekelia, et ce en accord avec la constitution de 1960[iv]. La République de Chypre est ainsi aujourd’hui, le seul pays de l’Union Européenne sous occupation étrangère.
L’île représente des enjeux importants ; sa géographie centrale est idéale à l’industrie du transbordement commercial et ses nombreuses réserves de gaz sous-marin restent à ce jour inexploitées alors que les puissances occidentales cherchent à devenir indépendantes des grandes puissances pétrolières telles que l’Arabie Saoudite, la Russie ou la Chine[v]. Conscient du potentiel de Chypre, le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan a pour objectif d’utiliser l’île comme pivot des ambitions économiques et géopolitiques turques à travers un rapport de force informationnelle.
La Turquie accusée de transformer la démographie au nord de Chypre
Malgré un conflit gelé depuis l’invasion turque de 1974, la Turquie est accusée par la République de Chypre de procéder à un changement forcé de la population de Chypre Nord en ayant recours à une politique de colonisation de l’île. La Turquie aurait expulsé plus de 170 000 Chypriotes Grecs avant la fin de l'année 2006. Aujourd’hui, il y aurait à Chypre entre 150 000 et 160 000 colons Turcs, ainsi que 35 000 soldats de l’armée turque. Depuis 1974, environ 55 000 Chypriotes Turcs natifs auraient quitté l’île, rendant les Chypriotes Turcs minoritaires face aux natifs d’Anatolie.
Selon la République de Chypre, la politique de colonisation de la Turquie aurait pour objectif de : modifier les données démographiques réelles et fausser l’équilibre de la population afin de légitimiser les demandes territoriales et constitutionnelles de la Turquie à Chypre ; « turquifier » le nord de l’île, par l’expulsion des natifs Chypriotes Grecs et l’effacement de tout héritage culturel hellène et chrétien; influencer l’opinion politique turque de Chypre, afin que celle-ci s’aligne avec la politique du gouvernement turc actuel; contrôler la politique du nord de l’île en octroyant la nationalité chypriote ainsi que le droit de vote aux colons Turcs et en expropriant et en occupant les propriétés chypriotes grecques ; renforcer la présence militaire turque sur l’île ; créer une situation de faits accomplis. [vi]
Le plan Annan est représentatif de cette scission des deux Chypre. Proposé par les Nations Unies et visant, au travers d’un référendum proche de la vision turque, à mettre en place un Etat fédéré, a été rejeté en 2004. L’écrasante majorité d’opposition chypriote grecque à ce referendum (75,83 %) démontre le désaccord profond ente les gouvernements de la République de Chypre et de la République turque de Chypre Nord concernant le partage des terres, des ressources et de la population[vii].
L’objectif turc sur le long terme
Comme l’écrivait l’historien William Hepworth Dixon en 1887 « Tout peuple qui veut conquérir l’Orient doit passer par Chypre »[viii]. Pour la Turquie, Chypre représente un point stratégique pour l’hégémonie dans la région dans un contexte de guerre économique opposant l’Orient à l’Occident. Malgré un important contrôle de la mer Noire et une présence en mer Caspienne, la Turquie se voit enclavée dans l’Est du bassin méditerranéen, possédant une zone économique exclusive (ZEE) étroite imposée par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. La Turquie, qui n’a ni signé ni ratifié ladite convention, mène une guerre psychologique selon la République de Chypre, menaçant tout forage pétrolier dans la ZEE chypriote, et en déployant fréquemment la flotte maritime Turque pour perturber les recherches.
La Turquie mène une politique d’attentisme démonstratif, illustrée par la récente acquisition de l’impressionnant navire de forage en eaux profondes Fatih (Conquérant en turc), prêt à saisir l’opportunité d’exploiter toutes réserves de pétrole dans les eaux chypriotes. Chypre étant le 5ème pays avec le plus de réserves de pétrole prouvées au monde (11 trillions de mètres cubes prouvés en 2010) après la Russie, l’Iran, le Turkménistan et le Qatar, Recep Tayyip Erdoğan voit le contrôle du nord de l’île comme un jalon important dans la réalisation du rêve turc d'une nation puissante. La souveraineté turque à Chypre permettrait d’une part de renforcer son économie et serait d’autre part une preuve de supériorité de la Turquie face à l’Occident et ses lois. En effet, le contrôle de la République Turque de Chypre Nord et de sa ZEE permettrait à la Turquie de devenir un acteur géopolitique incontestable en tant que pays de transit pour le pétrole et le gaz provenant de l'Asie centrale, de la mer Noire, de la mer Caspienne et de la mer Levantine.
Face à cette politique agressive de la Turquie, la République de Chypre cherche à affirmer son rôle et son importance géopolitique et économique, en se rapprochant d’alliés stratégiques.
L’organisation depuis 2014 de sommets tripartites avec la Grèce et l’Égypte, ou encore avec l’Israël et la Grèce, portant sur la politique et la sécurité régionales, en sont la représentation la plus récente. En renouvelant tous les deux ans ses contrats en matière de défense avec la République de Chypre, et ce depuis la présidence de François Hollande, la France encourage ces rapprochements, tout comme les États-Unis[ix].
Tant la France que les États-Unis sont favorables à l’exercice, par Chypre, de ses droits d’exploration de réserves de gaz en accord avec les lois européennes et internationales, en présence de Total Énergies et ExxonMobil dans les eaux chypriotes.
Ce rapprochement géopolitique et économique a été parfaitement cerné par le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan qui, au travers de l’affirmation constante de la souveraineté chypriote turque, permettrait à la Turquie d’assurer ses intérêts vitaux dans la région, voire ses visées expansionnistes[x].
Quarante-neuf ans après l’incursion turque à Chypre, les tensions diplomatiques n'ont jamais été aussi fortes et les ambitions de la Turquie n'ont jamais été aussi claires ; la Turquie ne renoncera pas à la souveraineté dans la région et à un partage égal des ressources de l'île qu’elle croit lui revenir de droit.
Tomé de Sousa Passos,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)
Notes
[i] Nations Unies (2023) « Country Profil Cyprus ».
[ii] Union Européenne (2023) « Profil Chypre ».
[iii] France Diplomatie (8/3/2023) “Présentation de Chypre ».
[iv] Legislation United Kingdom (3/8/2023) « The Sovereign Base Areas of Akrotiri and Dhekelia Order in Council,1960 ».
[v] Coface for Trade (2023) « Economic Studies – Cyprus ».
[vi] Ambassade de la République de Chypre à Stockholm (14/09/2023) ; « Illegal Demographic Changes ».
[vii] Le Monde Diplomatique (05/2004) « Occasion perdue pour les Chypriotes ».
[viii] Kourounis, Angélique (2021) ; « Chypre, le chagrin d’une île », édition Collection l’âme des peuples, p.12.
[ix] Sénat (7/04/2023) « Accords France-Albanie et France-Chypre en matière de défense ».
[x] Osservatorio Balcani e Caucaso Transeuropa (14/01/2019) « Gas in Cyprus: blessing or curse? »
Sources
Articles
. Coface for Trade (2023) « Economic Studies – Cyprus ».
. Le Monde Diplomatique (05/2004) « Occasion perdue pour les Chypriotes ».
. Osservatorio Balcani e Caucaso Transeuropa (14/01/2019) « Gas in Cyprus: blessing or curse? ».
Communiqués officiels de gouvernements et organisations internationales
. Ambassade de la République de Chypre à Stockholm (14/09/2023) ; « Illegal Demographic Changes ».
. France Diplomatie (8/3/2023) “Présentation de Chypre ».
. Legislation United Kingdom (3/8/2023) « The Sovereign Base Areas of Akrotiri and Dhekelia Order in Council,1960 ».
. Nations Unies (2023) « Country Profil Cyprus ».
. Sénat (7/04/2023) « Accords France-Albanie et France-Chypre en matière de défense ».
. Union Européenne (2023) « Profil Chypre ».
Ouvrage
. Kourounis, Angélique (2021) ; « Chypre, le chagrin d’une île », édition Collection l’âme des peuples.